Le Nouvel Économiste

TOUT EST DANS LE TIMING

Faut-il agir maintenant ou plus tard ? Rapidement ou lentement ?

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Le temps est l’un des sujets les plus controvers­és et qui entraîne le plus de confusion dans le monde des affaires. Votre chroniqueu­r rédige cette chronique après avoir assisté à une conférence qui s’est ouverte avec des experts décrivant une nouvelle ère de changement technologi­que exponentie­l. Elle s’est achevée avec un gourou qui a étudié 70 000 ans d’histoire et a décrété avec assurance quel serait le destin de l’humanité au cours du XXIe siècle (les nouvelles ne sont pas très bonnes d’ailleurs). Dans les sessions intermédia­ires, les spécialist­es ont discuté des perspectiv­es de l’Asie en 2030 – même s’ils ont déjà du mal à gérer l’Asie en 2018. Leur interventi­on a débuté avec un retard de 68 minutes. Si ce retard se répétait au quotidien, la quatrième décennie du siècle commencera­it avec sept mois en retard.

Dans le monde de l’entreprise, des cadres bien établis existent pour tout : des finances aux chaînes d’approvisio­nnement en passant par les ressources humaines. Le temps, lui, se laisse moins cadrer. Les entreprise­s devraient-elles agir maintenant ou plus tard ? Rapidement ou lentement ? Il n’y a pas de règlesg claires. Dans une économie d’État, legouverne­p ment contrôle l’avenir dans une certaine mesure, il vote des lois et alloue des ressources pour réaliser une vision, comme la Chine espère le faire avec son plan “Made in China 2025” pour ses secteurs stratégiqu­es de pointe. Mais dans une économie de marché, il n’y a pas de maître-plan, juste les décisions particuliè­res de milliers d’entreprise­s, concurrent­es dans un processus spontané que l’économiste Joseph Schumpeter avait comparé à “un ouragan”.

Une poignée d’entreprise­s de pointe sont expresséme­nt conçues pour être aussi des paris audacieux sur la façon dont les entreprise­s fonctionne­ront dans un futur lointain. Pensez à Tesla pour les véhicules électrique­s ou à Nvidia pour les semi-conducteur­s de pointe. Mais peu d’entreprise­s sont aussi spécialisé­es ou aussi novatrices que celles-ci. Face au brouillard du temps, la majorité d’entre elles recourent à l’une des deux approches les plus usitées : soit elles déifient le “long terme”, soit elles suivent de grandes “méga-tendances” pour préparer le futur. Aucune de ces solutions n’est très satisfaisa­nte. Prenez l’idée que les entreprise­s devraient viser le long terme. En juin, Jamie Dimon, le patron de la banque JPMorgan Chase, et Warren Buffett, l’investisse­ur vénéré, ont critiqué ce qu’ils considèren­t comme “une obsession” du marché boursier pour les prévisions trimestrie­lles de résultats. Il est pourtant loin d’être évident que les entreprise­s sont vraiment dirigées de façon à atteindre leurs objectifs trimestrie­ls. Seulement 28 % des entreprise­s du S&P 500 émettent des avis auprès de leurs actionnair­es. Et quand les patrons ont la liberté d’agir pour le long terme, ils trébuchent souvent dans le noir. Plutôt que faire preuve de prescience, l’impulsion première de nombreux dirigeants d’entreprise est de suivre le troupeau, avec des niveaux d’endettemen­t et une activité d’acquisitio­ns généraleme­nt en hausse lors des pics des cycles économique­s et boursiers.

Même si les entreprise­s pouvaient voir à long terme, rappelons-nous qu’elles doivent aussi jongler avec plusieurs cycles temporels. Comme les banques, qui augmentent leurs dépôts à vue et consentent des prêts à long terme, les sociétés négocient des dépenses et des engagement­s de durées extrêmemen­t différente­s. Le cycle d’informatio­n est instantané. L’entreprise moyenne du S&P 500 a 47 jours d’inventaire. Les budgets et les déclaratio­ns de revenus sont annuels. Les travailleu­rs occupent le même emploi pendant des années. La durée de vie attendue des actifs d’une société de type S&P 500 est de 14 ans et environ 50 % de sa valeur est calculée sur ses bénéfices attendus après 2027. Les cycles des produits peuvent durer des décennies : les ventes de PC ont explosé dans les années 1990, par exemple, et n’ont pas affronté de menaces sérieuses avant 2007, lorsque l’iPhone a été lancé. L’alternativ­e la plus courante au long terme est d’essayer d’identifier les “méga-tendances” et de construire une stratégie autour. Certaines sont des paris relativeme­nt sûrs. L’Inde consommera plus d’énergie à l’avenir. Les paiements numériques deviendron­t omniprésen­ts. Le problème, c’est que tout le monde a repéré les mêmes tendances. Le capital se déverse dans des créneaux d’opportunit­és, ce qui pénalise les rendements. Un exemple est la frénésie sur les matières premières et les marchés émergents à laquelle nous avons assisté de 2004 à 2010. De nombreuses multinatio­nales ont perdu leur chemise en acquisitio­ns coûteuses et nouveaux projets lancés sur des marchés saturés.

Les méga-tendances d’aujourd’hui sont le big data et l’intelligen­ce artificiel­le. L’émergence de ces technologi­es est réelle, mais leurs rendements économique­s seront probableme­nt inversemen­t proportion­nels à la fureur de leur mode. Déifier le long terme et courir après les méga-tendances peut donc aussi être un piège. Une approche plus pragmatiqu­e et nuancée est plus raisonnabl­e. La première étape consiste à maintenir un équilibre entre les différents horizons temporels. Il n’est pas bon de prédire avec panache le comporteme­nt du consommate­ur en 2027 si vous vous trompez sur le risque de contrepart­ie aujourd’hui. Et à quoi sert-il de dépasser les objectifs de résultats trimestrie­ls si vos principaux brevets expirent le mois suivant ? Deuxièmeme­nt, il est essentiel d’avoir une “optionalit­é”, c’està-dire beaucoup de fers au feu. Rétrospect­ivement, il est tentant de penser que le triomphe d’une entreprise était évident. Mais ce n’est pas le cas. Amazon a connu des flops (son téléphone Fire et son expansion en Chine) mais il s’est assuré l’avenir avec ses gros paris sur le cloud computing et la liseuse Kindle. Les options sont chères à maintenir comme possibles, car elles dévorent souvent le cash. Les meilleures entreprise­s atténuent de fait cet effet en fournissan­t une performanc­e constante dans leur coeur d’activité, dans le ici et maintenant. Pour finir, parce que les événements du monde extérieur sont si difficiles à prévoir, mieux vaut regarder vers l’intérieur. La culture est un concept compliqué, mais les entreprise­s qui réussissen­t ont besoin de personnes tout à la fois adaptables et assez sûres d’elles pour ne pas se laisser influencer par la mode, ainsi que des bilans suffisamme­nt solides pour pouvoir absorber les chocs des erreurs. Goldman Sachs a fait un mauvais choix stratégiqu­e ces derniers cinq ans, en refusant d’alléger son départemen­t de négociatio­ns obligatair­es, qui prenait l’eau. Mais il attire et retient toujours des collaborat­eurs intelligen­ts et ambitieux, et l’entreprise est par ailleurs bien capitalisé­e, ce qui devrait lui donner une chance décente de relance sous la direction de son nouveau dirigeant, David Solomon.

Tic-Tac

L’histoire des affaires est souvent contée à travers de belles histoires, qui prouvent que le destin s’est accompli. Parfois, l’image est exacte. Andrew Carnegie prévoyait que l’Amérique aurait besoin d’un marché national de l’acier à la fin du XIXe siècle. Steve Jobs a eu la vision de la façon dont les appareils intelligen­ts changeraie­nt le monde et a commencé à les inventer. Mais pour la plupart des entreprise­s, en particulie­r celles des économies matures, préparer l’avenir est beaucoup plus prosaïque. L’équilibre, l’optionalit­é et la confiance en soi comptent plus qu’une conviction sur ce que sera le monde dans deux décennies. Trop d’attention accordée à l’avenir lointain est une perte de temps.

Face au brouillard du temps, la majorité des entreprise­s recourent à l’une des deux approches les plus usitées : soit elles déifient le “long terme”, soit elles suivent de grandes “méga-tendances” pour préparer le futur. Aucune de ces solutions n’est très satisfaisa­nte.

L’équilibre, l’optionalit­é et la confiance en soi comptent plus qu’une conviction sur ce que sera le monde dans deux décennies. Trop d’attention accordée à l’avenir lointain est une perte de temps.

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