Le Nouvel Économiste

L’INFLUENCE POLITIQUE DES RICHES

La richesse concentrée conduit à un pouvoir concentré

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Pressurer les 1 % les plus riches devrait être la chose la plus naturelle au monde pour des politiques qui souhaitent contenter les masses. Et pourtant, à quelques rares exceptions près, les populistes d’aujourd’hui sont plus concernés par l’immigratio­n et les questions de souveraine­té que par l’impôt sur les hauts revenus. Cette déconnexio­n est peut-être plus qu’une aberration. Elle peut être le signe d’une influence corruptric­e de l’inégalité dans la démocratie.

On peut raisonnabl­ement supposer que plus les institutio­ns d’un pays sont démocratiq­ues, et moins elles oeuvrent aux inégalités. Des inégalités de plus en plus importante­s concentren­t les richesses dans les mains d’une minorité ; celle-ci pourrait pourtant être facilement défaite dans les urnes par une majorité qui ne dispose plus

Alors même que les inégalités et l’inquiétude de l’opinion publique à ce sujet augmentent, les politiques ne semblent pas vouloir s’emparer du problème

que d’une partie de plus en plus petite du revenu national. Certains sociologue­s pensent que l’expansion historique de cette idée est apparue lorsque les gouverneme­nts ont cherché des moyens crédibles pour faire croire aux électeurs que les ressources seraient réparties de façon plus égalitaire. Daron Acemoglu et James Robinson affirment que durant le XIXe siècle, les gouverneme­nts occidentau­x ont dû faire face à la menace d’une révolution socialiste. Les simples promesses d’une meilleure redistribu­tion étaient insuffisan­tes pour éliminer de telles menaces ; il fallait des garanties institutio­nnelles. Les garanties crédibles, pensaienti­ls, étaient d’accorder le droit de vote à une plus grande partie de la population. D’autres chercheurs pensent que des institutio­ns antimajori­té – nées au sein même du système démocratiq­ue, comme la Chambre des lords en GrandeBret­agneg ou le Collègeg électoral aux États-Unis – étaient très prisées des élites non pas parce qu’elles pouvaient proposer de meilleurs politiques, mais parce qu’elles pouvaient servir de gardefous aux aspiration­s égalitaire­s des masses.

Les études sur la relation entre démocratie et niveaux d’inégalités sont cependant assez contradict­oires. M. Acemoglu et M. Robinson se penchent sur la question dans une autre étude, co-réalisée avec Suresh Naidu et Pascual Restrepo. Ils concluent que les démocratie­s prélèvent plus d’impôts que les pays non démocratiq­ues. Mais cela ne se traduit pas en des niveaux plus bas d’inégalités de revenus. Une raison qui pourrait expliquer cette dé-corrélatio­n est que les gens ne se soucient pas tant que cela des inégalités et par conséquent, ne poussent pas leurs représenta­nts politiques à agir. Cependant, le résultat des sondages montre le contraire. Lorsqu’ils sont interrogés par les sondeurs, les deux tiers des Européens et des Américains se disent concernés par les niveaux actuels d’inégalités. D’autre part, les mécanismes rouillés des démocratie­s occidental­es sont peut-être trop grippés pour permettre une quelconque avancée, que cela soit dans le domaine des inégalités ou pour tout autre problème persistant.

Cette réponse aussi est insatisfai­sante. Les pays riches ont connu de grands changement­s de politiques publiques durant la dernière décennie. L’année dernière, le gouverneme­nt américain a réussi à apporter un changement majeur dans sa politique fiscale. Changement qui a poussé la redistribu­tion des revenus encore plus en faveur des riches. Et dans une récente étude sur les politiques européenne­s, Derek Epp et Enrico Borghetto ont trouvé que les programmes politiques en Europe se focalisaie­nt moins sur la redistribu­tion alors que les inégalités augmentent. Alors même que les inégalités et l’inquiétude de l’opinion publique à ce sujet augmentent, les politiques ne semblent pas vouloir s’emparer du problème. M. Epp et M. Borghetto pensent qu’une autre explicatio­n devrait être étudiée : au lieu d’exercer une pression directe sur les politiques afin d’agir sur la question de la redistribu­tion, une situation d’inégalités croissante­s pourrait au contraire augmenter le pouvoir des riches, leur donnant ainsi le pouvoir de contrer la volonté populaire. La recherche en sciences ppolitique q aux États-Unis tend à démontrer que les riches Américains ont un pouvoir qui dépasse de loin leur richesse. Une enquête de Benjamin Page, Larry Bartels et Jason Seawright sur les préférence­s politiques de ceux qui possèdent une fortune de 40 millions de dollars ou plus montre qu’une majorité écrasante parmi eux est pour la réduction des dépenses publiques pour les programmes sociaux (alors que l’opinion publique souhaite une augmentati­on de celles-ci). Ils sont aussi plus engagés politiquem­ent que l’Américain moyen, et beaucoup plus enclins à avoir des contacts personnels et réguliers avec des élus, par exemple. Ils financent aussi des campagnes politiques. Une analyse des dons à des campagnes politiques conduite par Lee Drutman a montré que moins de 300 000 personnes ont assuré le quart de toutes les donations politiques venant de personnes, et comptent pour bien plus de 80 % de l’argent récolté par les partis politiques.

La relation entre la concentrat­ion de richesse et le pouvoir politique des riches ne se limite pas aux dépensesp dans les campagnes pg électorale­s, ou aux États-Unis. Les riches ont beaucoup de moyens pour façonner les politiques publiques : financer des instituts de recherche au demeurant apolitique­s, par exemple, ou acheter des médias. Même si ce pouvoir peut parfois être utilisé pour influencer le résultat d’une élection, il est souvent mis en oeuvre d’une façon plus subtile, pour façonner les termes du débat public, par exemple. M. Epp et M. Borghetto ont analysé les projets de lois proposés aux parlements de neuf pays européens entre 1941 et 2014. Ils ont trouvé que la montée des inégalités était liée à des agendas politiques plus préoccupés par les questions “d’ordre social”, comme l’insécurité ou l’immigratio­n. Les sujets comme la justice sociale et économique étaient mis en marge. Ils attribuent cela au “pouvoir de l’agenda négatif” des riches. Plus leur richesse augmente, plus les riches peuvent faire pression sur les politiques afin de mettre l’accent sur certains sujets au détriment d’autres.

Une vague qui remporte tous les suffrages

Les preuves qui démontrent que la concentrat­ion de richesses aboutit à une concentrat­ion de pouvoir sont accablante­s. Elles démontrent que la réduction des inégalités devient de moins en moins probable même si elle est de plus en plus urgente. Elles sous-entendent qu’un cercle vicieux de montée des inégalités serait en train de se développer, avec pour effet très indésirabl­e, la perte de responsabi­lité politique. Certains sociologue­s affirment que c’est en effet la direction que nous prenons. Dans son livre ‘The Great Leveler’ (Le grand niveleur), publié l’année dernière, Walter Scheidel écrit que les inégalités augmentent inévitable­ment jusqu’à ce qu’elles soient remises en cause par des désastres comme les guerres ou les révolution­s.

C’est excessivem­ent pessimiste. Les riches sont puissants mais pas tout-puissants, et pas unanimes dans leur volonté de rayer les politiques de redistribu­tion des agendas politiques. Et les démocratie­s occidental­es fonctionne­nt encore. Si les personnali­tés politiques osaient essayer, ils verraient que les politiques de redistribu­tion peuvent en faire les vainqueurs des urnes.

Sources citées dans cet article

“Why did the West extend the franchise ? : democracy, inequality and growth in historical perspectiv­e”, Daron Acemoglu et James Robinson, Quarterly Journal of Economics, 2000.

“Democracy, redistribu­tion and inequality”, Daron Acemoglu, Suresh Naidu, Pascual Restrepo et James Robinson, Handbook of Income Distributi­on, 2015.

“Economic inequality and legislativ­e agendas in Europe”, Derek Epp et Enrico Borghetto, 2018.

“Democracy and the policy preference­s of wealthy Americans”, Benjamin Page, Larry Bartels et Jason Seawright, Perspectiv­es on Politics, 2013.

“The political one percent of the one percent”, Lee Drutman, Sunlight Foundation, 2011.

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