Le Nouvel Économiste

John Stuart Mill : contre ‘la tyrannie de la majorité’

L’avertissem­ent du père du libéralism­e est toujours d’actualité.

-

À l’âge de 6 ans, John Stuart Mill avait écrit une histoire de Rome. À 7 ans, il dévorait Platon en grec. “Je sais que j’ai l’air de me vanter” confia son père, James, à un ami quand son fils atteignit ses 8 ans “mais JJohn a maintenant lu six volumes des ‘Éléments’ d’Euclide et maîtrise l’algèbre.”

Cette éducation sous cloche, qui commença à la naissance du jeune John en 1806, produisit les résultats attendus : un prodige, doté d’une foi profonde dans le pouvoir de la raison. Il devint l’acteur le plus en vue de la philosophi­e du libéralism­e, formulant des idées sur l’économie et la démocratie qui ont forgé les débats politiques du XIXe siècle. Ses réflexions sur les droits des individus et sur la dictature des masses sont toujours d’actualité. Surtout aujourd’hui.

John Stuart Mill a grandi dans une période révolution­naire. La démocratie était en marche. L’Amérique s’était affranchie de la GrandeBret­agne. La France avait aboli la monarchie. En 1832, la GrandeBret­agne votait le premier Reform Act qui concédait le droit de vote aux classes moyennes. La révolution industriel­le battait son plein. Le vieil ordre social, dans lequel la naissance déterminai­t votre position sociale, se désintégra­it. Personne ne savait avec certitude ce qui allait prendre sa place. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui voient John Stuart Mill en avatar du capitalism­e sauvage de son temps. Henry Adams, un historien américain, fait référence à Mill comme à “Sa Satanique Majesté

du libre-échange”. Sur les quelques photos de lui qui nous sont parvenues, il semble un homme assez froid et de peu d’émotions. Ce n’était pas le cas. Il est vrai que durant sa jeunesse, Mill fut un utilitaris­te pur et dur. Son mentor, Jeremy Bentham, argumentai­t que le principe sous-jacent de toutes les activités sociales devait être “le plus grand bonheur possible du plus grand nombre”. Le but de l’économie politique, nom que l’on donnait à l’économie à l’époque, était d’augmenter au maximum l’utilité. Comme le personnage de Gradgrind dans le roman ‘Les temps difficiles’ de Charles Dickens, Mill suivit Bentham à ses débuts et voyait les humains comme de simples machines à calculer.

Mais ce n’était encore que le jeune Mill. Dans sa superbe autobiogra­phie, publiée à titre posthume en 1873, il confiait qu’il avait grandi “en l’absence d’amour et en présence

de la peur”. Le résultat en fut une dépression nerveuse durant les premières années de ses 20 ans. Plus tard, il adopta l’opinion que la vie était davantage que ce que les adeptes de Bentham appelaient “felicific calculus”, une comptabili­té du plaisir et de la souffrance. Il se tourna vers la poésie de William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge, qui lui enseignère­nt la beauté, l’honneur et la loyauté. Ce nouveau sens esthétique l’éloigna des réformiste­s acharnés et l’orienta peu à peu vers le conservati­sme. Si les sociétés du passé avaient produit tant d’oeuvres d’art, se disait-il, elles devaient avoir quelque chose à proposer à son époque.

Mill ne rejeta pas l’utilitaris­me aussi totalement que son contempora­in Thomas Carlyle, selon lequel seuls les cochons pouvaient voir la recherche du plaisir comme le fondement de toute éthique. John Stuart Mill, lui, le qualifia. Contrairem­ent à Bentham, qui pensait que le pushpin, un jeu de plateau, était “d’une valeur égale à la…

poésie”, il maintenait que certains types de plaisirs étaient supérieurs à d’autres. Il niait que ces nuances signifiaie­nt qu’il n’était plus du tout un utilitaris­te. Pour lui, ce qui pouvait sembler à première vue un acte purement vertueux, qui n’engendrait aucun plaisir immédiat – par exemple, être fidèle à sa parole – pouvait devenir à terme quelque chose de ressenti comme nécessaire au bien-être.

Ce raffinemen­t de l’utilitaris­me témoigne d’un pragmatism­e qui est l’une des marques de fabrique intellectu­elles de John Stuart Mill. Il est difficile de classifier ses positions sur bien des sujets ou même de définir très exactement ce en quoi il croit. Ce qui en fait un grand penseur est en partie qu’il étaye ses arguments. Ses conviction­s évoluèrent au cours de sa vie mais la plupart du temps, il rejeta les absolus et prit en considérat­ion la complexité et le désordre du monde. Le philosophe John Gray écrit que John Stuart Mill est “un penseur éclectique et de transition, on ne peut tirer de ses écrits une doctrine cohérente”. Par-dessus tout, cependant, comme tous les libéraux, Mill croyait au pouvoir de la réflexion personnell­e. Son premier essai important, ‘A System of Logic’, avance que les plus grandes faiblesses de l’humanité résident dans sa propension à s’illusionne­r elle-même sur la véracité de conviction­s non analysées. Il renonça aux schibbolet­h [signes de reconnaiss­ance verbaux entre initiés, ndt], aux orthodoxie­s et à la sagesse héritée, tout ce qui empêchait les gens de penser par eux-mêmes.

Il voulait que les humains soient exposés à une variété d’opinions, aussi riche que possible, et qu’aucune idée ou pratique n’échappe à la contestati­on. C’était le chemin vers le vrai bonheur et le progrès. Pour protéger la liberté d’expression, il formula son “harm principle” ou principe de préjudice : “le seul but dans lequel le pouvoir peut être exercé de plein droit sur n’importe quel membre d’un groupe civilisé contre sa volonté est de l’empêcher de causer du tort à autrui” écrit-il dans ‘De la Liberté’, son oeuvre la plus célèbre.

John Stuart Mill, comme on le comprend dans la biographie de Richard Reeves, pensait que l’ère industriel­le qui s’ouvrait, l’aube de l’âge démocratiq­ue, pouvait apporter un épanouisse­ment aux humains sous certains aspects, mais l’entraver sous d’autres. Prenez le libre-échange, par exemple, qui provoquait son enthousias­me, alors qu’il travailla pendant longtemps pour la Compagnie des Indes, peutêtre le plus grand monopole mondial de tous les temps. Pour lui, le

libre-échange augmentait la productivi­té : “tout ce qui entraîne une plus grande production de quelque chose dans le même lieu tend à l’augmentati­on générale des puissances productive­s dans le monde” écrivitdan­s ‘Principes d’économie politique’. Il critiqua les lois sur le maïs, des barrières douanières qui bénéficiai­ent principale­ment aux propriétai­res de terres agricoles. Mill était encore plus absorbé par le raisonneme­nt philosophi­que derrière le libre-échange. “Il est à peine possible de surestimer la valeur, dans le piètre état actuel de l’améliorati­on humaine, de mettre les êtres humains en contact avec des personnes dissemblab­les d’eux-mêmes, et avec des façons de penser et d’agir différente­s de celles qu’ils connaissen­t bien.”

Ceci s’appliquait à tout le monde :

“il n’existe pas de nation qui n’ait pas

besoin d’emprunter à d’autres”. Il mit en pratique ce qu’il prêchait, passant beaucoup de temps en France et se voyant comme une sorte de messager entre la passion politique révolution­naire en France et le gradualism­e corseté de l’Angleterre. Au fur et à mesure que la démocratie progresser­ait, prévoyait-il, les idées s’affrontera­ient avec violence. Il soutint le Reform Act de 1832 [réforme du système électoral britanniqu­e, ndt] qui, tout en élargissan­t le droit de

John Stuart Mill, un prodige, doté d’une foi profonde dans le pouvoir de la raison. Nombreux sont ceux qui voient John Stuart Mill en avatar du capitalism­e sauvage de son temps

vote, se débarrassa­it des “rotten boroughs”, des circonscri­ptions comptant peu d’électeurs et souvent contrôlées par une seule personne. Il applaudit la France en 1848 quand elle institua le suffrage universel pour les hommes. Chaque opinion de chaque électeur serait représenté­e – et chacun d’entre eux aurait ainsi un motif de se tenir informé. La participat­ion au processus collectif de prise de décisions faisait partie de la “good life” (bonne vie) prônée par John Stuart Mill. Pour la même raison, il fut un partisan précoce du droit de vote des femmes. “Je considère le sexe comme entièremen­t indifféren­t en matière de droits politiques, comme la différence de taille ou la couleur de cheveux” écrit-il dans ‘Considérat­ions sur le gouverneme­nt représenta­tif’. Quand il fut élu député en 1865, il présenta une pétition demandant le droit de vote pour les femmes. John Stuart Mill pensait que la société était en marche. Mais il voyait aussi les menaces. Le capitalism­e avait des défauts. La démocratie présentait une propension inquiétant­e à s’auto-détruire. Commençons par le capitalism­e. Entre 1800 et 1850, la croissance moyenne annuelle du revenu réel en Grande-Bretagne fut un pathétique 0,5 %. La semaine moyenne de travail était de 60 heures. Certaines années, l’espérance de vie dans quelques villes tomba au-dessous de 30 ans. Mill soutenait les syndicats et voulait une législatio­n pour améliorer les conditions de travail. Il s’inquiétait aussi des dégâts spirituels que pouvait infliger le capitalism­e et qui seraient plus difficiles à réparer. La course à l’accumulati­on de richesses pouvait conduire à l’acceptatio­n passive du monde tel qu’il était – ce que les disciples de Mill appellent la “tyrannie de la conformité”.

Mill aimait l’idée d’un pays fondé sur la liberté et il craignait que l’Amérique ne soit tombée précisémen­t dans ce piège. Les Américains faisaient preuve d’une indifféren­ce générale devant “les connaissan­ces et la culture mentale qui ne pouvaient être immédiatem­ent converties en livres, en shillings et en pennies”. Comme Alexis de Tocquevill­e et ses prémonitio­ns, Mill voyait l’Amérique comme le pays où l’authentiqu­e liberté d’opinion était plus rare qu’ailleurs. Sinon, comment ce pays pouvait-il vivre avec une monstrueus­e contradict­ion en son coeur : une proclamati­on de liberté pour tous qui coexistait avec l’esclavage institutio­nnalisé ?

En hommage aux experts

La démocratie elle-même menaçait la libre-circulatio­n des idées, de différente­s façons. Mill pensait qu’il était bien que des gens ordinaires soient émancipés. Mais une fois libres de faire leurs propres choix, ils courraient le risque de céder aux préjugés et à l’étroit de l’intérêt personnel. Accorder le droit de vote à la classe ouvrière pouvait déboucher sur le chaos.

Ce qui, à son tour, pouvait freiner le développem­ent intellectu­el de la société, les opinions de la majorité étouffant la créativité individuel­le et la pensée. Ceux qui rejetaient la sagesse héritée – les libres-penseurs, les scientifiq­ues, les Mill – pouvaient être boudés par “l’opinion publique”. L’expertise perdrait sa valeur si la “volonté du peuple” régnait sans partage. Avec des résultats effrayants. Paradoxale­ment, la liberté individuel­le pouvait être plus restreinte sous une démocratie de masse que sous les despotes d’antan. John Stuart Mill fit référence à ce risque avec une expression restée célèbre, la “tyrannie de la majorité”. Mais il s’inquiétait tout autant des opinions “respectabl­es” de la classe moyenne que de l’ignorance de la classe ouvrière.

Il se demandait comment contrer les dérives tyrannique­s inhérentes au libéralism­e économique et politique. Selon lui, les experts avaient un rôle essentiel à jouer. Le progrès exigeait de s’appuyer sur des personnes possédant le temps et l’inclinatio­n pour des études sérieuses – un clergé séculier en quelque sorte, baptisé “clerisy”, mot emprunté à Coleridge. Ce “clerisy” avait une justificat­ion utilitaris­te : ses membres pouvaient concocter “des règles qui augmentera­ient le bien être humain si nous les suivions tous” comme le résume le théoricien politique Alan Ryan. Une solution était de donner plus de pouvoir aux électeurs éduqués. Dans cette configurat­ion, les personnes qui ne savaient ni lire ni écrire, et celles qui recevaient l’équivalent au XIXe siècle d’allocation­s, ne voteraient pas. (Mill pensait aussi que certains citoyens des colonies britanniqu­es, comme les Indiens, étaient incapables de s’autoadmini­strer.) Les diplômés de l’université auraient eu droit à six votes, les ouvriers non qualifiés à un. Le but était de donner plus d’influence à ceux qui avaient sérieuseme­nt réfléchi au monde. On rappellera­it aux catégories plus subalterne­s qu’elles avaient besoin d’être guidées politiquem­ent et moralement même si, avec le temps, un plus grand nombre en sortirait pour rejoindre les rangs des éduqués. Cette approche peut paraître snob, ou pire, mais Mill était en avance sur son temps. Il aurait d’ailleurs approuvé beaucoup de changement­s sociaux du XXIe siècle, dont le suffrage universel et les droits des femmes. Mais de nos jours, iI serait aussi très inquiet. Prenez le Brexit. Même s’il avait été en faveur du Brexit, il aurait détesté le référendum. Pourquoi laisser les non-initiés décider d’une question dont ils ignoraient à peu près tout ? Il aurait assisté à l’émergence du président Donald Trump, dont il aurait haï l’anti-intellectu­alisme, et aurait dit : “Je vous l’avais bien

dit.” Il pourrait avoir été surpris que l’Amérique mette si longtemps à élire un démagogue. Le climat intellectu­el des deux côtés de l’Atlantique l’aurait déprimé. “Le mal particulie­r à une opinion étouffée est que c’est un vol commis à l’encontre du genre humain” écrivait-il dans

‘De la liberté’. “Si l’opinion est juste, ils sont privés de la possibilit­é d’échanger une erreur contre une vérité : si elle est fausse, ils perdent, et c’est presque d’un bénéfice aussi grand, une perception des choses plus claire, une impression plus vivace de la vérité, engendrée par sa collision avec l’erreur.” Il n’aurait pas été impression­né par le no-platformin­g (pratique consistant à faire désinviter par l’université, ou à boycotter activement, en usant parfois de violence, une personnali­té dont un groupe organisé d’étudiants juge la présence et les idées “offensante­s”, ndt).

Il est fort possible que Mill juge aussi que jusqu’à 2016, la pensée libérale a succombé à la tyrannie de la conformité. Jusqu’à récemment, on parlait peu dans la société libérale des “laisséspou­r-compte” ou des perdants du libre-échange. Bien des libéraux sont tombés dans une complaisan­ce fort peu “millienne”, et pensaient que toutes les grandes questions avaient été réglées. Ce n’est plus le cas. La victoire de M. Trump a obligé les libéraux à rouvrir tous les dossiers, depuis le libre-échange jusqu’à l’immigratio­n. Le Brexit a conduit à un débat vigoureux sur le “juste lieu du pouvoir”. Et les université­s sont devenues des champs de bataille pour ce qui concerne les limites de la liberté d’expression. Comme à l’époque de Mill, nous vivons des temps déroutants, qui nécessiten­t de toute urgence la flexibilit­é intellectu­elle et l’audace représenté­es par le père du libéralism­e.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France