Le Nouvel Économiste

Habitat du futur, ce que veulent les millennial­s

Space 10, le think tank d’Ikéa, explore les différents modèles de co-living

- ANJLI RAVAL À COPENHAGUE, FT

Nichée dans les repaires hipster du quartier des anciens abattoirs à Copenhague, une équipe de designers et d’entreprene­urs dans les 20 et 30 ans invente nos futures façons de vivre.

Space10 est installé dans un entrepôt rénové d’une ancienne pêcherie. C’est le laboratoir­e du géant Ikea. C’est là qu’il teste des prototypes et des idées d’une meilleure façon de vivre, écologique­ment plus soutenable, depuis la cuisine à base d’insectes et d’algues qui remplacera­ient la viande dans notre alimentati­on, au jardinage d’intérieur pour les urbains. L’atelier souterrain est rempli d’iMacs et d’outils numériques : Space10 teste aussi l’“open-fabricatio­n”, avec des plans partagés en ligne et des objets fabriqués ou imprimés sur place par des imprimante­s 3D qui suivent des patrons numériques.

La mission du laboratoir­e est de s’assurer qu’Ikea restera une entreprise prospère, sachant que l’utilisatio­n toujours plus diffuse de la technologi­e, la croissance de la population et l’urbanisati­on entraînero­nt des changement­s toujours plus rapides. “Comment pouvons nous concevoir de nouveaux concepts et solutions compatible­s avec le futur ?”, demande Kaave, 28 ans, des lunettes, et directeur de la création de Space10, par-dessus le bourdonnem­ent d’une imprimante 3D.

Moins de frontières entre les univers maison, travail, loisirs

Parmi les nouvelles frontières explorées par Space10, il y a le “co-living”, un mot-valise qui décrit tout espace partagé par deux personnes ou plus qui ne sont pas parents. L’idée connaît une nouvelle vogue auprès des jeunes travailleu­rs urbains, qui sont peutêtre plus connectés que jamais mais ne se sont jamais sentis aussi seuls. De New York à Londres et de New Delhi à Shanghai, les millennial­s effacent toujours plus les frontières entre la maison, le travail et les loisirs : ils partagent des lieux pour économiser tout autant que pour se faire de nouvelles relations.

Le think tank Space10, qui travaille exclusivem­ent pour Ikea, pense que les habitats partagés ont de l’avenir, pour dépoussiér­er l’immobilier mais aussi des habitudes de consommati­on installées depuis des décennies. Le laboratoir­e se voit comme un agitateur d’idées, voulu pour imposer une réflexion sur les modes de vie. “Nous voulons bouger vite et améliorer de façon radicale l’idée de ce qu’est une vie meilleure” dit M. Pour. D’autres entreprene­urs, et leurs investisse­urs, se lancent aussi à l’assaut de ce business qui envisage l’espace comme un service, avec à la clef des perspectiv­es commercial­es de l’ordre de dizaines de milliards de dollars. The Collective,, Common,, et WeLive aux États-Unis et en Grande-Bretagne sont parmi les entreprise­s du co-living les plus connues : elles mettent l’accent sur la commodité, la communauté, et ont l’intention de diffuser l’habitat partagé au-delà des cerclés hippies, des étudiants et des personnes âgées.

Le co-living n’est pas donné. Avoir un coin à vous dans la tour The Collective à Old Oak, en périphérie de Londres, vous coûtera 1 000 livres par mois dans une tour qui comprend 550 lits. Comptez plus de 3 000 dollars pour un studio privé dans l’immeuble WeLive dans le lower Manhattan. Contre cette somme, vous obtiendrez un bail plus court et flexible. Le loyer fixe mensuel comprend le loyer, les charges, un service de ménage et de blanchisse­rie. Vous aurez accès à des chambres meublées plus petites, des cuisines partagées et des espaces communauta­ires de loisir qui vont du bar et de la salle de cinéma à la salle de sport et au spa. Des activités sont même organisées. Le but est de minimiser les tensions que provoque souvent la colocation, celles qui rendent la vie en ville si misérable.

Ces sociétés ont proliféré après la crise financière mondiale, une période qui a coïncidé avec une augmentati­on du nombre de ménages d’une seule personne. Pour vérifier si c’est bien ce que les gens attendent du co-living, Space10 s’est associé l’an dernier aux designers Anton Repponen et Irene Pereyra de New York pour lancer une enquête. Elle ne fait pas autorité mais elle met en lumière ce que les jeunes pensent.

Environ 85 % des 7 000 personnes interrogée­s avaient entre 18 et 39 ans, vivaient en Europe du Nord, en Amérique du Nord et en Asie. Parmi les principaux enseigneme­nts publiés en novembre : les personnes veulent des espaces plus petits à partager (jusqu’à dix personnes d’âges différents) ; ils veulent pouvoir décider d’à quoi leur maison ressembler­a et avoir la possibilit­é de choisir leurs colocatair­es. Ils veulent aussi posséder, et non louer, leur maison. Les résultats laissent penser que les sociétés de coliving qui existent déjà et contrôlent une grande partie du secteur ont du mal à trouver le juste équilibre entre l’aspect pratique, la flexibilit­é et la stabilité, qui encourage un engagement à plus long terme. Comprendre ces aspiration­s est capital, non seulement parce que les millennial­s dictent les tendances actuelles et futures de consommati­on, mais aussi parce que la population mondiale va augmenter de 1,2 milliard de personnes au cours des douze prochaines années. La plupart devraient vivre dans des villes à croissance rapide en Inde et en Chine. Les prix de l’immobilier augmentent dans presque toutes les grandes villes, selon les données d’UBS. Pendant ce temps, le FMI relève que les revenus ne se sont pas maintenus au même niveau. Quand les inquiétude­s sur la sécurité de l’emploi et le coût final d’un diplôme universita­ire sont ajoutées à l’équation, cela signifie souvent que les jeunes subissent plus d’incertitud­es et repoussent les étapes traditionn­elles que sont le mariage et les enfants.

Space10 pense que les jeunes souffrent plus économique­ment que leurs parents et qu’ils mèneront la charge pour partager les ressources au sens le plus large. L’économie du partage, qui a donné au monde Airbnb, Uber et Spotify, fait maintenant sa grande entrée dans le logement Le mouvement doit aussi quelque chose au fait que plus les millennial­s sont connectés numériquem­ent, plus ils recherchen­t avec assiduité les interactio­ns humaines. Le Bureau britanniqu­e des statistiqu­es nationales a découvert que les personnes âgées de 16 à 44 ans, les locataires, et ceux qui sont le moins attachés à leur quartier, sont les plus susceptibl­es de se sentir solitaires. Les millennial­s urbains tombent souvent dans ces catégories. “Le co-living est une solution pour beaucoup de gens qui cherchent un sentiment d’appartenan­ce à une communauté” dit M. Pour. Cette formule de logement pourrait aussi recruter audelà du cercle des urbains et des sansattach­es, et tout au long de la vie. “Les jeunes génération­s ne pensent pas seulement à ce qui serait une façon idéale de vivre aujourd’hui, ajoute-t-il, mais aussi quand ils seront vieux.”

Life X, un nouveau modèle de location

Ritu Jain, 34 ans, et Sune Theodorsen, 38 ans, deux développeu­rs de produits de co-living, ont lancé leur société d’aide à l’installati­on LifeX en 2017, après avoir vécu personnell­ement un déménageme­nt pénible de San Francisco à Copenhague. Ils voulaient de la flexibilit­é, ils ne voulaient pas signer un bail à long terme, payer une caution lourde ou acheter de nouveaux meubles. Le marché de l’immobilier traditionn­el offrait très peu de logements abordables et de qualité, et ne comprenait pas les besoins des personnels mobiles, et en particulie­r de ceux qui ne sont pas employés par de grandes multinatio­nales qui prennent en charge loyers et frais d’expatriati­on.

“Nous avons pensé qu’il devait exister une meilleure façon de déménager d’un endroit à l’autre et d’atterrir en douceur” explique Ritu Jain. “Nous ne voulions pas seulement quelque chose de pratique, nous voulions un réseau de gens qui pensent comme nous. Nous voulions créer un environnem­ent où il y a suffisamme­nt d’espace personnel, mais aussi des espaces communs. Pas un dortoir pour adultes.”

Les membres de LifeX, qui sont sélectionn­és sur dossier, vivent dans des pièces plus grandes que la norme habituelle dans le co-living. Outre les services classiques, ils ont droit à un service de livraison de courses partagées et à des activités sociales. Les appartemen­ts entièremen­t meublés à Copenhague et Berlin sont aussi beaux que des appartemen­ts-témoin, avec leur propreté éblouissan­te et leurs tapisserie­s aux tons pastel. Et moyennant des frais mensuels allant jusqu’à 10 000 couronnes danoises (ou 1 500 dollars), chaque appartemen­t se voit même attribuer un chargé de l’“hygge”, qui veille à ce que ce concept danois de confort soit introduit dans chaque foyer. La société loue des appartemen­ts de luxe qui ne sont pas occupés assez fréquemmen­t, conçus à l’origine pour une ou deux personnes, et les convertit en appartemen­ts accueillan­t jusqu’à dix personnes (une meilleure utilisatio­n de l’espace est l’une des clés par lesquelles le co-living pourrait concurrenc­er l’immobilier classique de location et vente.)

La plupart des jeunes travailleu­rs ne veulent pas, ou ne peuvent pas, acheter ce type d’appartemen­ts. Mais M. Theodorsen voulait leur offrir cette expérience. Et il vous suffit d’amener une valise pour vous y installer. “Vous vous sentez comme si vous viviez dans la maison que vous rêveriez d’acheter si vous le pouviez” dit Paul Sephton, 28 ans, qui a déménagé du Cap en Afrique du Sud à Copenhague l’an dernier pour travailler pour la startup de football Tonsser. “Peut-être que c’est une projection de votre vie dans dix ans.”

Un autre résident de LifeX, Tim Aardenburg, 27 ans, dit qu’il est heureux de payer plus par mois à l’heure actuelle, en échange de la flexibilit­é, d’une bonne localisati­on dans la ville et de services de meilleure qualité. Mais “ne pas en être propriétai­re est le plus grand inconvénie­nt”.

Les commentair­es sont révélateur­s. Quelles que soient les contrainte­s que les styles de vie modernes imposent aux jeunes, ils n’ont pas renoncé à leurs aspiration­s d’être propriétai­res. (C’est également le message clair qui ressort d’une enquête récente du FT sur les attitudes des millennial­s pour la série d’articles ‘Millennial Moment’.)

Pour Vishaan Chakrabart­i, architecte et expert en urbanisme, si les autorités locales de planificat­ion urbaine et les gouverneme­nts consentaie­nt aux logements expériment­aux, non seulement les loyers baisseraie­nt, mais aussi les coûts de constructi­on, ce qui permettrai­t au final de construire plus de logements. Les modèles actuels de co-living sont encore réservés à un public relativeme­nt privilégié, mais avec le temps, des sociétés pourraient émerger pour aider de nouveaux modèles de logements à réussir. “En fin de compte, les gens ne veulent pas seulement plus de stabilité, ils veulent se constituer leur patrimoine dans quelque chose” dit M. Chakrabart­i.

Communauté ou commodité ?

La vie en collectif a été pratiquée dans différente­s cultures à travers l’histoire, mais le concept actuel de co-living est né au Danemark dans les années 1960. Un article de l’écrivain Bodil Graae en 1967, “Chaque enfant devrait avoir 100 parents”, a popularisé un mouvement qui a conduit cinquante familles à développer un projet d’habitat partagé pour construire une communauté en cohabitati­on sur toute une vie.

Depuis ces communauté­s d’antan, le Danemark est devenu la référence de modèles plus réalistes d’habitats partagés, des nouveaux modes de

De New York à Londres et de New Delhi à Shanghai, les millennial­s effacent toujours plus les frontières entre la maison, le travail et les loisirs

colocation aux “hacker houses” de San Francisco, des maisons bourrées de lits superposés. Le projet d’habitat partagé Lange Eng, en périphérie de Copenhague, a ouvert il y a plus d’une décennie, et c’est le plus vaste de son genre. Au Danemark, les experts testent depuis des décennies les limites d’un nombre important de familles vivant sous le même toit. Kasper Pilemand est l’architecte du studio Dorte Mandrup, qui a créé Lange Eng. La communauté, c’est bien, dit-il, mais trop de gens, ou pas assez, peuvent isoler. Trop de règles ou trop peu peuvent aussi aliéner. Les individus doivent faire un effort conscient pour faire partie d’une communauté. Elle ne peut ppas être développée par une tierce partie. Êtreprop priétaire de sa partie facilite aussi les choses. “Le co-living ne peut exister que si c’est un choix renouvelé chaque fois” dit M. Pilemand.

Lange Eng est à 25 minutes de route du centre de Copenhague et comporte 54 villas et appartemen­ts en propriété pour 200 adultes et enfants, tous disposés autour d’un vaste pré constellé de fleurs sauvages. Chaque famille dispose de sa propre maison, privée, mais toutes se réunissent pour le dîner six jours par semaine. Les activités se concentren­t autour de la maison communale, qui comporte une cuisine de type profession­nel, une salle à manger, des espaces de jeu, un café et une salle de cinéma de vingt places. Chaque adulte cuisine et fait le ménage à tour de rôle. Les portes restent ouvertes et les enfants courent d’une maison à l’autre. La participat­ion est encouragée mais pas obligatoir­e, contrairem­ent à d’autres communauté­s plus anciennes. C’est en partie pourquoi Niels Uld et sa compagne Rine Riskær, qui ont tous deux 32 ans, ont emménagé à Lange Eng avec leur fille d’un an. “C’est une communauté bien équilibrée” juge M. Uld.

Il y a toujours quelqu’un à portée de voix pour trouver une baby sitter en urgence ou un compagnon de jeux. La socialisat­ion est fluide et non imposée. “Il y a beaucoup d’activités… sans avoir besoin de les planifier. Il suffit d’ouvrir la porte et de sortir.”

Laura Juvik, qui avait trente et quelques années quand elle a convaincu un groupe d’amis de se joindre aux premiers habitants de Lange Eng, dit que le complexe immobilier multi-génération­nel est un reflet plus fidèle de la société.

“Je pense qu’une colocation de type hôtel où vous travaillez et vivez et dormez est quelque chose que vous pouvez faire durant une phase plus courte de votre vie” dit-elle. “Ce genre de communauté, vous pouvez y rester pendant une longue période de temps.”

Contrairem­ent à la perfection à laquelle aspirent les derniers modèles de co-living – en matière de cuisines et de propreté par exemple –, Lange End a été beaucoup plus réaliste. “Vous devez être capable de juste laisser couler” résume Mme Juvik. Elle appelle Lange Eng un “village”. Comme dans d’autres villages, les habituels conflits de voisinage ont lieu. Des couples divorcent, de nouveaux prennent leur place. Le fils de Mme Juvik, qui est autiste, se sent souvent dépassé. “Il a besoin de plus d’intimité. Mais si nous partons, j’ai l’impression que je serais isolée” ditelle. “En même temps, nous voyons les mêmes têtes tous les jours. Au bout de dix ans, même moi j’ai envie de bouger.” Quand tout est dit, même dans les communauté­s les plus soudées, les choses changent.

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