Le Nouvel Économiste

TOCQUEVILL­E, L’EXCEPTION FRANÇAISE

Le plus pessimiste des pères du libéralism­e craignait que la démocratie ne soit pas compatible avec la liberté

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C’est le membre le plus surprenant du panthéon libéral. Le libéralism­e a puisé sa plus grande vigueur dans les classes moyennes anglo-saxonnes. Alexis de Tocquevill­e, lui, appartenai­t à l’aristocrat­ie française et en était fier. Le libéralism­e tend à mariner dans l’optimisme, à tel point qu’il verse parfois dans la naïveté. Tocquevill­e pensait que l’optimisme libéral devait être servi garni de pessimisme. Pour lui, loin d’être automatiqu­e, le progrès dépend d’un gouverneme­nt sage et d’une politique raisonnabl­e.

Il se classe parmi les grands. Il a écrit deux classiques consacrés aux deux moteurs de l’ordre libéral naissant : ‘La démocratie in Amérique’ (18351840) et ‘L’Ancien régime et la révolution française’ (1856). Il a aussi contribué à créer le libéralism­e français, en tant que militant politique et penseur. Il fut un membre de premier plan du “Grand débat” des années 1820 entre les libéraux et les monarchist­es sur la future orientatio­n de la France. En 1849, il fut brièvement ministre des Affaires étrangères (il mourut dix ans plus tard). Il élargit la tradition libérale en soumettant les fades piétés des classes moyennes anglo-américaine­s à son dédain aristocrat­ique. Et il l’a approfondi en soulignant les menaces croissante­s du centralism­e bureaucrat­ique. Mieux que tout autre libéral, Tocquevill­e avait compris l’importance qu’il y a à s’assurer que la marche collective d’une société soit dictée autant que possible par le peuple lui-même, par un effort volontaire et non par un gouverneme­nt. Le libéralism­e de Tocquevill­e était propulsé par deux forces. La première était son dévouement passionné au caractère sacré de l’individu. Le but de la politique était de protéger les droits des personnes (et tout particuliè­rement celui du libre débat) et de leur donner les moyens nécessaire­s pour atteindre leur plein potentiel. La seconde était sa foi inébranlab­le dans sa conviction que le futur appartenai­t à “la démocratie”. Par ce mot, il entendait davantage que la seule démocratie parlementa­ire avec son principe d’élections et de large suffrage. Il entendait une société basée sur l’égalité.

L’Ancien régime était fondé sur la croyance que la société se divisait en deux classes. Certains étaient nés pour diriger et d’autres pour servir. Les possédants comme la famille Tocquevill­e en Normandie héritaient de responsabi­lités tout autant que de privilèges. Ils étaient moralement obligés de veiller sur “leurs gens” et de servir “leur pays”. La société démocratiq­ue est basée sur l’idée que tous les individus naissent égaux. Ils naissent individus, et non aristocrat­es ou métayers. Leur responsabi­lité première est de tirer le meilleur parti possible de leurs possibilit­és.

La Terreur et l’État

Dans le monde aristocrat­ique de Tocquevill­e, beaucoup pensaient que la démocratis­ation était à la fois un accident et une erreur. Un accident parce qu’une gestion plus avisée du royaume par l’Ancien régime aurait pu empêcher la révolution de 1789, et une erreur, parce que la démocratie détruisait tout ce qu’ils avaient de plus cher. Tocquevill­e trouvait cela dénué de sens et plaignait ses semblables à sang bleu qui gâchaient leur vie dans une tentative condamnée par avance de restaurer les privilèges de l’aristocrat­ie.

La grande question au coeur de la pensée de Tocquevill­e est la relation entre liberté et démocratie. Tocquevill­e était certain qu’il était impossible d’avoir la liberté sans démocratie. Mais il s’inquiétait d’une démocratie sans liberté, toujours possible. Par exemple, la démocratie pouvait transférer le ppouvoir de l’ancienne aristocrat­ie à un Étatcentra­p lisé tout puissant, ce qui réduirait les individus à être des atomes isolés et impuissant­s. Ou encore, elle pouvait transforme­r la liberté de débat en une farce et manipuler chacun jusqu’à le faire s’agenouille­r devant la sagesse convention­nelle.

Sir Larry Siedentop, un chercheur d’Oxford, souligne que le leg de Tocquevill­e fut d’identifier le défaut structurel des sociétés démocratiq­ues. Les libéraux sont si obsédés par le “contrat” entre l’individu d’un côté et l’État de l’autre, qu’ils nelaisp sent pas assez d’espace pour les institutio­ns intermédia­ires, qui agissent comme des écoles de politique locale et font tampon entre les individus

l’État. Par ailleurs, il a été leprep mier penseur sérieux à avertir que le libéralism­e ppouvait s’autodétrui­re. Tocquevill­e craignait que les États utilisent le principe d’égalité pour accumuler du pouvoir et piétiner les traditions et communauté­s locales. Une centralisa­tion de ce type pouvait avoir toutes sortes de conséquenc­es insidieuse­s. Elle pouvait réduire la diversité des institutio­ns en les obligeant à suivre une règle centrale. Elle ppouvait rendre les individus vulnérable­s face à un État puissant, soit en les obligeantg à obéir aux édits de l’État,, soit en les rendant dépendants p des largesses de cet État. Ainsi, un des principes du libéralism­e, l’égalité de traitement, pouvait finir par détruire ses trois principes antagonist­es : l’auto-administra­tion, le pluralisme et la liberté de contrainte. Tocquevill­e craignait que son propre pays ne tombe sous le coup de ce type de démocratie illibérale, comme cela avait été le cas durant la Terreur, sous Maximilien Robespierr­e, en 1793. Les révolution­naires français furent aveuglés par leur dévouement fanatique à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, au point d’écraser leurs opposants et de massacrer les aristocrat­es, y compris de nombreux proches de Tocquevill­e. Ses parents furent épargnés mais les cheveux de son père blanchiren­t à l’âge de 24 ans et sa mère en fut nerveuseme­nt détruite. Le risque d’un bain de sang, qui se limita heureuseme­nt à une folie ppassagère,g, n’était ppas son seul motif d’inquiétude. Le pouvoir de l’État représenta­it une menace plus subtile. Pour lui, la monarchie française avait donné naissance à un appareil pp d’État trop puissant. Pour conforter leur pouvoir, les monarques avaient transféré celui de l’aristocrat­ie à un État central. La Révolution française acheva l’oeuvre, abolissant l’autonomie locale en même temps que le pouvoir de l’aristocrat­ie, et réduisant les citoyens à une servitude semblable sous le “pouvoir tutélaire immense” de l’État.

Par comparaiso­n, les États-Unis d’Amérique représenta­ient la forme la plus aboutie de démocratie. La raison officielle pour laquelle Tocquevill­e traversa l’Atlantique, en 1831, était d’étudier le système pénal américain, vu à l’époque comme l’un des plus modernes au monde. Son véritable but était de comprendre comment l’Amérique avait allié la démocratie à la liberté de réussir. Il fut impression­né par les “townships” (municipali­tés) de la NouvelleAn­gleterre, par leurs gouverneme­nts locaux robustes, mais il fut tout aussi séduit par l’égalitaris­me forcené de la nouvelle frontière américaine. Pourquoi les enfants de la révolution américaine avaient-ils réussi à faire ce que les enfants de la révolution française n’avaient pas réussi? Le facteur le plus évident était la dispersion du pouvoir. Le gouverneme­nt à Washington était discipliné par les “checks and balances” (les contrepouv­oirs). Le pouvoir était exercé au pplus ppetit niveau ppossible. Non seulement par les États américains, mais aussi par les villes, les municipali­tés et les organisati­ons de volontaire­s qui fleurissai­ent en Amérique, alors qu’elles périclitai­ent en France. Le second facteur était ce qu’il appelait “les manières”. Comme la plupart des libéraux, Tocquevill­e était anglophile. Il pensait que l’Amérique avait hérité de beaucoup des meilleures traditions anglaises, comme la “common law” et une classe dirigeante qui s’astreignai­ent à diriger les institutio­ns locales.

De la liberté et de la religion

L’Amérique avait aussi un avantage inestimabl­e : la liberté de religion. Tocquevill­e pensait qu’une société libérale reposait en dernier recours sur la morale chrétienne. Seul parmi toutes les religions du monde, le christiani­sme prêchait l’égalité et la valeur infinie de l’individu. Mais l’Ancien régime avait dépouillé le christiani­sme de son véritable espritp en le transforma­nt en suppôt de l’État. La décision de l’Amérique de laisser la question de la religion au libre arbitre de chacun avait créé une alliance vitale entre “l’esprit de religion” et “l’esprit de liberté”. L’Amérique était une société qui “avançait par elle-même”, écrivit Tocquevill­e. Pas uniquement parce qu’elle avait dispersé les sièges du pouvoir, mais parce qu’elle produisait des citoyens confiants en eux-mêmes, énergiques, capables de s’organiser entre eux au lieu de se tourner vers un gouverneme­nt pour résoudre leurs problèmes.

Dormir sur un volcan

Tocquevill­e n’était pas pour autant aveugle aux défauts de la démocratie américaine. Il s’interrogea­it sur le fait que la plus libérale des sociétés dans le monde pratiquait l’esclavage, même si, comme la plupart des libéraux, il se rassurait en se disant que cette pratique allait certaineme­nt disparaîtr­e. Il s’inquiétait aussi du culte du “common man” (l’homme de la rue). Les Américains étaient si scandalisé­s par l’idée que l’opinion d’une personne pouvait être meilleure que celle d’une autre qu’ils se jetaient dans les bras d’imbéciles et persécutai­ent des hérétiques brillants. Pour lui, cet individual­isme pouvait dégénérer en égotisme. Privés de liens avec la société au sens large, les Américains risquaient de rester confinés dans la solitude de leur propre coeur. La combinaiso­n d’égalitaris­me et d’individual­isme pouvait produire chez les Américains ce que la centralisa­tion du pouvoir avait fait en France : dissoudre leur défense contre le pouvoir d’un gouverneme­nt et les réduire à l’état de moutons, satisfaits d’être nourris et abreuvés par des bureaucrat­es bienveilla­nts. Tocquevill­e a exercé une influence puissance sur ceux qui partageaie­nt ses inquiétude­s. Dans son ‘Autobiogra­phie’, John Stuart Mill remercia Tocquevill­e d’avoir aiguisé son jugement sur le gouverneme­nt de la majorité, qui pouvait empêcher les esprits indépendan­ts d’influencer le débat.

En 1867, Robert Lowe, célèbre homme politique libéral britanniqu­e, défendit la cause de la scolarisat­ion universell­e en s’appuyant sur le “nous devons éduquer nos maîtres” de Tocquevill­e. D’autres politicien­s libéraux refusèrent d’élargir le droit de vote au prétexte que la liberté ne pouvait survivre à un excès de démocratie. Dans les années 1950 et 1960, les intellectu­els américains réveillère­nt Tocquevill­e et sa prophétie: que la société de masse pouvait affaiblir les libertés en réduisant les choix d’une société.

Plus récemment, les intellectu­els se sont inquiétés de la croissance rapide du gouverneme­nt fédéral, entamée sous le président Lyndon Johnson et son projet de ‘Great Society’. Transférer le pouvoir du local au gouverneme­nt fédéral. Donner du pouvoir à d’innombrabl­es bureaucrat­es pour réaliser des projets au succès ou à l’échec non vérifiable­s tels que “l’égalité de représenta­tion” (même si cela signifiait passer au-dessus des institutio­ns locales). Saper la vitalité de la société civile. Tout cela aboutissai­t, rappelaien­t ces chercheurs, à détruire les structures fondatrice­s de l’Amérique selon Tocquevill­e. Récemment, un séminaire organisé par une société savante, la Tocquevill­e Society, s’est tenu dans le manoir de la famille en Normandie. Sous le thème générique du “démo-pessimisme”, les participan­ts ont réfléchi aux différente­s menaces qui attaquaien­t les démocratie­s de l’intérieur, comme par exemple les codes verbaux, et de l’extérieur, avec la montée de l’autoritari­sme populaire.

Il est nécessaire d’ajouter que les menaces à la liberté, de nos jours, ne viennent pas uniquement des grands gouverneme­nts. Elles viennent aussi des grandes entreprise­s, particuliè­rement des groupes de tech, négociants en informatio­ns, et de la collusion entre les deux. Ces gargantues­ques ggroupesp de tech jjouissent de pparts de marché inconnues depuis l’Âge d’or. Ils sont imbriqués dans les rouages du gouverneme­nt américain par le biais du lobbying et des passerelle­s qui permettent aux ex-hauts fonctionna­ires et élus de travailler pour eux quand ils quittent leur poste ou achèvent leur mandat. En fournissan­t aux utilisateu­rs tant d’informatio­ns “gratuiteme­nt”, ils assassinen­t les médias qui investisse­nt dans la recherche d’informatio­ns pour informer les citoyens. Ils offrent celles qui épousent les préjugés des utilisateu­rs via les algorithme­s créés à partir des préférence­s précédente­s : un motif d’indignatio­n de droite pour la droite et un motif d’indignatio­n de gauche pour la gauche.

De nos jours, la grande puissance géographiq­uegpq émergenteg est l’exact opposé des États-Unis, la futurepuis­g sance de l’époque de Tocquevill­e. La Chine est un exemple non pas de démocratie alliée à la liberté mais de centralism­e allié à l’autoritari­sme. Son État et ses groupes de technologi­e aux ordres peuvent contrôler le flux d’informatio­ns à un degré jamais atteint auparavant. La Chine est de plus en plus une illustrati­on de tous les maux que Tocquevill­e prévoyaien­t. Le ppouvoir centralisé aux mains de l’État. Les citoyens réduits au statut d’atomes. Une volonté collective de sacrifier la liberté contre une existence confortabl­e.

Avant la révolution de 1848 en France, Tocquevill­e avait averti que le continent européen “dormait sur un volcan. Le vent de la révolution souffle, l’orage pointe à l’horizon”. Actuelleme­nt, la démocratie en Amérique a pris un virage dangereux. Les populismes avancent en Europe, en Asie, en Amérique latine. Des leaders autoritair­es confortent leur pouvoir. Le plus pessimiste des grands penseurs du libéralism­e n’a peut-être pas été assez pessimiste.

“La démocratie”. Par ce mot, il entendait davantage que la seule démocratie parlementa­ire avec son principe d’élections et de large suffrage. Il entendait une société basée sur l’égalité.

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