Le Nouvel Économiste

Panne progressis­te

Le progressis­me n’est plus dans le vent de l’Histoire. Il n’a pas pour autant dit son dernier mot.

- PHILIPPE PLASSART

Progressis­te pour ne pas dire de gauche, jugé par trop sectaire, progressis­te pour ne pas dire réformiste, substantif assimilé à régression.

Ouvert, souple, tolérant, aventureux, moderne et solidaire… dans l’imaginaire politique, le progressis­te s’est longtempsg­p volontiers pposé sous des atours avantageux. À l’exacte symétrie du conservate­ur réputé dur,, obtus et limité (et auquelq le ‘Nouvel Économiste’ a consacré un précédent article). Une posture de moins en moins tenable, car le fil du rouge du progressis­me – la foi dans le progrès – semble s’être à l’aube du troisième millénaire définitive­ment rompu, obligeant les progressis­tes à en rabattre. Non, contrairem­ent à la promesse progressis­te, demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui ; non, l’avenir n’est pas radieux mais lourd de menaces et même porteur de catastroph­es, la faute à la crise climatique, aux risques technologi­ques ou à la fin programmée des emplois. Cet état d’esprit contempora­in rongé par le pessimisme prend à contre-pied la philosophi­e progressis­te – rationalis­te, optimiste et d’essence humaniste – telle qu’elle s’est forgée au cours des siècles, puisant ses ressources intellectu­elles dans les Lumières du XVIIIe siècle, sa force de conviction dans le positivism­e du XIXe siècle, son inspiratio­n dans le socialisme démocratiq­ue puis la social-démocratie du XXe. Forte de cette richesse, la philosophi­e progressis­te a pu survivre aux drames du siècle dernier (deux guerres mondiales, totalitari­sme brun et rouge). Contrairem­ent à sa cousine, la philosophi­e marxiste radicale, messianiqu­e, basée sur la violence, le rapport des forces et la lutte des classes qui, elle, a été emportée dans la chute du communisme. En panne, le progressis­me respire donc encore, tant il est vrai que l’espérance – c’està-dire la capacité à se projeter dans l’avenir – reste un besoin naturel de l’espèce humaine. Un noyau dur de fidèles continue d’entretenir la flamme, notamment par exemple à la Fondation Jean-Jaurès. Signe que le concept garde encore une valeur sur le marché des idées politiques, Emmanuel Macron a été tenté un temps durant la campagne présidenti­elle, de se positionne­r “progressis­te” face aux “conservate­urs”. Progressis­te pour ne pas dire de gauche, jugé par trop sectaire, progressis­te pour ne pas dire réformiste, substantif assimilé à régression. Mais au-delà de l’étiquette, le progressis­me, s’il veut être à nouveau attrayant, devra se renouveler en évitant les écueils des certitudes toutes faites. Le progressis­me a cru trouver la solution à sa crise en se faisant le propagandi­ste de la conquête des droits nouveaux individuel­s. Mais c’est sans aucun doute en renouant à chaque occasion avec la raison qu’il pourra faire reconnaîtr­e son identité avec force, et repartir à la conquête des esprits. De nouvelles figures progressis­tes – à forte dimension scientifiq­ue – émergent, issues de l’univers numérique, à l’instar des stars de la nouvelle économie. Elon Musk n’at-il pas lancé un programme spatial de conquête de Mars ? Voilà assurément un programme qui stimule les neurones et l’imaginatio­n, mais c’est d’un progressis­me pragmatiqu­e et réaliste, ayant renoncé au meilleur des mondes pour un monde tout simplement meilleur, dont nous avons surtout besoin.

Le temps des désillusio­ns

“Le postulat du progressis­me est inverse de celui du conservati­sme. Pour un progressis­te, la société peut être transformé­e par la raison et la volonté”, résume Henri Weber, l’ancien dirigeant de la Ligue communiste révolution­naire devenu social-démocrate. Or nous vivons une époque irrationne­lle et d’impuissanc­e, d’où la désillusio­n. “Le progressis­me implique une projection à partir d’un modèle de société idéale, une société d’abondance, une société démocratiq­ue et une société de travail. Or nous vivons une période de basculemen­t complet”, analyse de même le philosophe Yves Michaud.

“Nous vivons le temps de l’épuisement des espérances. On a perdu la recette : les ressources sont limitées et les gens

sont divisés”, pointe le politologu­e Guy Hermet. La foi progressis­te – la flèche du temps est porteuse de progrès et d’améliorati­ons – est aujourd’hui profondéme­nt ébranlée. Un sentiment toutefois spécifique aux sociétés occidental­es. Pour la population millennial des sociétés émergentes – à l’instar de la société chinoise et de ses 400 millions de jeunes –, l’avenir est au contraire plus que jamais porteur de mieux-être. Une vision qui a disparu chez nous depuis que la parenthèse des Trente glorieuses s’est refermée en 1974. Le pessimisme s’ancre au premier chef dans la vision du devenir des jeunes génération­s, avec la quasi-certitude que les enfants vivront moins bien que leurs parents. L’ascenseur social est bloqué et l’escalier de secours encombré d’obstacles pour gravir les étages. La promesse d’un progrès social pour tous s’est aussi évanouie avec la crise. Il n’y a plus de “grain à moudre” comme disait l’ancien leader syndical André Bergeron. Pire : la régression menace. La pauvreté

se maintient et prend de nouveaux visages.

Quant à la classe moyenne, elle vit dans l’angoisse du déclasseme­nt profession­nel avec la robotisati­on annoncée des tâches ou de la dégradatio­n de son mode de vie avec la crise de l’immobilier. “À tort ou à raison, les grands principes du progressis­me semblent s’être retournés contre eux. La défense de l’égalité est devenue synonyme de nivellemen­t ppar le bas et la redistribu­tion opéréep par l’État-providence est assimilée à de

l’assistanat”, analyse Jérémie Peltier, directeur des études à la Fondation Jean-Jaurès.

Enfin, force est de constater que les progressis­tes ont peiné à répondre jusqu’ici aux problémati­ques soulevées par les évolutions du monde. Pas de propositio­ns pour aménager la mondialisa­tion et le libre-échange, laissant la voie ouverte aux solutions simplistes et démagogiqu­es des populistes. Rien ou presque pour réguler les nouveaux usages technologi­ques, pourtant porteurs du meilleur comme du pire.

Les voies d’un renouveau possible

Le progressis­me n’aurait-il donc été qu’une parenthèse aujourd’hui en passe d’être définitive­ment refermée ? N’allons pas trop vite en besogne. Ce serait tout d’abord bien paradoxal d’enterrer le progressis­me au moment où le monde vit une véritable révolution numérique accélérée et sans précédent avec le big data, l’intelligen­ce artificiel­le et même le transhuman­isme. Autant de domaines qui relèvent de la science, vieille compagne des progressis­tes depuis le milieu du XIXe siècle. Sans sous-estimer la difficulté de l’exercice, il devrait donc être possible aux progressis­tes de faire la part entre ce qui est souhaitabl­e et condamnabl­e dans les évolutions en cours, ou d’en évaluer le prix à payer. Et de pousser ainsi à une régulation raisonnée. “Les progressis­tes doivent ancrer leur démarche dans la rationalit­é et pour cela, redonner toute leur place aux experts”, recommande plus généraleme­nt Jérémie Peltier. Ce qui suppose de leur part – et c’est peut-être le plus dur – d’assumer une forme de courage pour défendre des points de vue étayés dans un monde où toutes les opinions semblent se valoir dans une crédulité généralisé­e. “On ne peut laisser aux seuls innovateur­s – façon Elon Musk ou Mark Zuckerberg – le soin de gérer l’impact des technologi­es qui sont porteuses autant de progrès que de dégâts. Les progressis­tes sont pour une société inclusive qui se préoccupe du sort des laissés-pour-compte”, analyse Nicolas Bouzou.

La deuxième route d’un renouveau progressis­te a déjà été expériment­ée depuis quelques années. Les questions de société ont pris la place des questions sociales. Comment parvenir au plein-emploi, garantir des rémunérati­ons correctes ? Faute de pouvoir partir à la conquête de nouveaux droits sociaux pour tous dont nous n’avons plus les moyens, il s’agit d’élargir les droits individuel­s, le mariage homosexuel après le PACS constituan­t une mesure emblématiq­ue de cette démarche. Mais cette reconnaiss­ance des droits des individus, élargie au droit des minorités, ne doit pas encourager le communauta­risme qui pourrait se révéler un poison pour la cohésion sociale. Un risque que doivent prendre en compte les progressis­tes responsabl­es.

Le troisième axe pour les progressis­tes conséquent­s est plus évident: ils doivent, pour éviter de tomber dans le ppéché du laxisme,, mettre la séquence de l’État-providence dans le bon ordre, c’est-à-dire placer en premier la production de richesses avant d’organiser dans un deuxième temps la redistribu­tion. Régulation, inclusion, production avant redistribu­tion : le progressis­me n’a assurément pas dit son dernier mot. Il lui reste à affirmer ses valeurs, et au premier chef celle, traditionn­elle, de la solidarité. Un progressis­me rénové ne devrait toutefois pas craindre de puiser dans un registre plus large en mettant en avant par exemple comme le suggère Yves Michaud, le sens de l’éthique des relations humaines et de la responsabi­lité des valeurs parfois classées… conservatr­ices.

En panne, le progressis­me respire donc encore, tant il est vrai que l’espérance – c’est-àdire la capacité à se projeter dans l’avenir – reste un besoin naturel de l’espèce humaine.

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