Le Nouvel Économiste

Les fake news sur le journalism­e

Les accusation­s les plus fréquentes sur le journalism­e de qualité, et qui sont fausses

- SIMON KUPER, FT

Ce qui est bizarre quand on est journalist­e de nos jours, c’est que les non-journalist­es critiquent sempiterne­llement la profession. Et pas seulement Donald Trump. Ils sont nombreux à voir les journaux (non tabloïds) et les chaînes du service public comme un cartel de “libéraux” qui mijotent des fake news. Mais ces procureurs qui comprennen­t les pratiques quotidienn­es de ce travail sont rares. C’est normal. À peu près tout le monde ignore à peu près tout sur les autres profession­s. Je n’ai qu’une très vague idée de ce que les gens dans le BTP ou la publicité font, ou comment ils se voient. Ci-dessous, je réponds aux accusation­s les plus fréquentes sur le journalism­e contempora­in de qualité en expliquant comment il se fait, au jour le jour.

“Vous avez inventé ça.”

À l’ère de Google et des réseaux sociaux, inventer est maintenant une voie express vers l’humiliatio­n...

Ce qui est bizarre quand on est journalist­e de nos jours, c’est que les non-journalist­es critiquent sempiterne­llement la profession. Et pas seulement Donald Trump. Ils sont nombreux à voir les journaux (non tabloïds) et les chaînes du service public comme un cartel de “libéraux” qui mijotent des fake news. Mais ces procureurs qui comprennen­t les pratiques quotidienn­es de ce travail sont rares. C’est normal. À peu près tout le monde ignore à peu près tout sur les autres profession­s. Je n’ai qu’une très vague idée

Ils sont nombreux à voir les journaux (non tabloïds) et les chaînes du service public comme un cartel de “libéraux” qui mijotent des fake news. Mais ces procureurs qui comprennen­t les pratiques quotidienn­es de ce travail sont rares.

de ce que les gens dans le BTP ou la publicité font, ou comment ils se voient. Ci-dessous, je réponds aux accusation­s les plus fréquentes sur le journalism­e contempora­in de qualité en expliquant comment il se fait, au jour le jour.

À l’ère de Google et des réseaux sociaux, inventer est maintenant une voie express vers l’humiliatio­n et le licencieme­nt. Les lecteurs vous rattrapero­nt au tournant. Il était beaucoup plus facile de tricher avant Internet. Souvenons-nous de Walter Duranty, le correspond­ant du ‘New York Times’ en URSS, qui en 1933 démentit qu’il y ait une famine en Union soviétique. Peu de lecteurs en Ukraine ont écrit pour protester. De toute façon, Google – et aussi les jeunes millennial­s qui travaillen­t dans les groupes de médias comme “fact checkers” (vérificate­ur d’informatio­ns) mal payés ont énormément fait pour l’exactitude journalist­ique. J’ai récemment effectué des recherches pour une biographie historique, et j’ai été effaré par le nombre de bêtises publiées dans les journaux des années 1960. Avant Internet, la plupart des médias consacraie­nt la majeure partie de leur énergie à enquêter sur l’actualité : “Des feux de forêt ont fait 20 victimes” ou “Les taux d’intérêt ont augmenté de 1 %”. Mais de nos jours, les informatio­ns brutes sont instantané­ment en ligne, gratuiteme­nt. Le journalism­e doit donc y ajouter de l’analyse.

Les “faits” ne sont de toute façon pas neutres. Ouvrez-vous le journal ou le JT sur l’attentat supposé terroriste à Westminste­r ou sur le rapport scientifiq­ue qui assure que la pollution de l’air tue des milliers de Londoniens chaque année ? Même les articles objectifs déforment la réalité. Le psychologu­e de Harvard Steven Pinker note que les “news” privilégie­nt les événements (l’effondreme­nt récent du pont autoroutie­r en Italie ou le mensonge d’un homme politique) aux dépens de tendances plus optimistes (comme l’allongemen­t de l’espérance de vie). Pinker dit : “Les journaux auraient pu sortir avec ce gros titre : ‘137 000 personnes ont échappé à la pauvreté extrême hier’ tous les jours au cours des dernières 25 années.”

Beaucoup de gens pensent que les journalist­es sont les laquais de puissants intérêts “libéraux”. Les lecteurs me disent souvent que Nikkei, le groupe japonais propriétai­re du FT, nous a donné l’ordre de nous opposer au Brexit.

En fait, presque tous les journalist­es que j’ai rencontrés dans les médias libéraux écrivent sincèremen­t des opinions libérales. La plupart des journalist­es britanniqu­es sont libéraux, non pas en raison de pressions externes, mais parce que le journalism­e dit de qualité emploie des personnes très diplômées – et les urbains très diplômés ont tendance à être très libéraux, contre Trump, contre le Brexit et le populisme en général. Plus de journalist­es du ‘New York Times’ que de Pdg de la liste Fortune 500 ont fréquenté des université­s d’élite, écrit Jonathan Wai de l’Université de l’Arkansas et Kaja Perina de ‘Psychology Today’. Les journalist­es du magazine ‘New Republic’ ont des rubriques formation dans leur CV plus fournies que les milliardai­res américains. Le “libéralism­e” dans le journalism­e est un effet de cohorte. Cela devient moins vrai. Le Brexit et l’élection de Trump ont choqué les médias et les ont poussés à se reconnecte­r aux “gens ordinaires” – et surtout aux gens ordinaires blancs. D’où un nouveau genre journalist­ique américain, les “Trump safaris” (des reportages dans les villes ouvrières à majorité blanche), tandis que juste avant le référendum du Brexit, la BBC avait décidé de financer les enquêtes de 150 nouveaux reporters de presse locale pour couvrir la démocratie locale dans l’ensemble de la Grande Bretagne. Le journalist­e aujourd’hui a une influence négligeabl­e sur les opinions des ggens. Et nous le savons. À une époque où les médias étaient moins nombreux, certains journalist­es pouvaient retourner l’opinion publique. Des années 1930 jusqu’à la fin des années 1950, la colonne d’indiscréti­ons de Walter Winchell et son émission de radio touchaient des dizaines de millions d’Américains au quotidien. En 1968, une seule émission du présentate­ur de télévision Walter Cronkite pouvait vraisembla­blement contribuer à orienter l’opinion publique américaine contre la guerre au Vietnam. Mais Internet a fragmenté les médias. Aujourd’hui, chacun d’entre nous a un temps d’attention d’une minute. L’obsession de Trump sur la chaîne CNN est bizarre, étant donné le peu de gens qui la regardent. Les téléspecta­teurs et les lecteurs ont déjà des opinions sur le monde bien déterminée­s, formées par leur parcours de vie et par des années de consommati­on d’informatio­ns. Chaque article isolé a à peine un impact sur leur opinion. Quand les journalist­es pèsent sur l’opinion publique, c’est souvent par inadvertan­ce dans une direction illibérale. Chaque fois qu’un média libéral prend une position (par exemple, que le changement climatique est un problème), les gens de droite sont instinctiv­ement de l’avis opposé. Si le ‘New York Times’ décidait demain que le changement climatique était une légende urbaine, les électeurs de Trump deviendrai­ent probableme­nt des écolos acharnés.

Et comme le souligne le journalist­e néerlandai­s Joris Luyendijk, les enquêtes journalist­iques sur la corruption de l’establishm­ent jettent souvent de l’huile sur la fureur populiste. Par exemple, après des années d’enquêtes sur le scandale des dépenses des députés, scrupuleus­ement couvert par les médias, les Britanniqu­es ont voté en majorité pour le Brexit.

Les propriétai­res de médias (qui penchent généraleme­nt à droite) ont une certaine influence sur l’opinion, mais elle est moindre aujourd’hui car les jeunes obtiennent le peu d’informatio­ns dont ils se contentent sur les réseaux sociaux. Les journalist­es pris individuel­lement n’ont presque aucune influence. Et ils n’en recherchen­t pas non plus. La plupart des journalist­es de ma connaissan­ce sont entrés dans cette profession pour d’autres raisons : des ambitions littéraire­s brimées, le rush d’adrénaline procuré par l’actu ou un désir de décrire leur époque. Au jour le jour, nous sommes moins animés par le désir de changer le monde que par la recherche de scoops, d’attention et de fun.

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