Le Nouvel Économiste

JEAN-PAUL GAULTIER

Styliste et grand couturier français “L’enfant terrible” de la mode française révèle que son ours en peluche fut sa muse absolue

- HARRIET AGNEW, FT

Bondissant, Jean Paul Gaultier arrive dans le Ristorante National à Paris en faisant quelque chose de très british: il se plaint de la météo. “Il fait tellement chaud. Il doit faire assez humide, je pense, ce n’est pas une bonne chaleur sèche.” Habillé décontract­é en chemise en jean et veste imprimée camouflage, il me rejoint à sa table habituelle au fond du restaurant italien à la mode, dans l’Hôtel national des Arts et Métiers. “Ça fait longtemps que nous ne vous avons pas vu ici” remarque le serveur en prenant notre commande de boissons (deux jus “détox”, conseillés par Gaultier). “Je sais” répond le couturier en haussant les épaules “parce que travail, travail, travail”.

Jean Paul Gaultier, 66 ans et 40 ans de carrière de provocateu­r, est l’exemple même de l’enfant terrible de la mode en France. Il s’est fait un nom en détournant les concepts traditionn­els de masculinit­é et de féminité par des exhibition­s kitch et des créations invraisemb­lables. Dans les années 1980, il a habillé les hommes en jupe; une décennie plus tard, il dessina pour Madonna le soutien-gorge conique en satin rose devenu culte, qui l’a fait connaître à l’internatio­nal.

“Je crois qu’à l’époque, c’était sympa d’être jugé comme un ‘enfant terrible’ ” dit-il. “Ça prouvait que je faisais des choses qui n’étaient peut-être pas dans les clous, ce qui est une bonne chose selon moi. Je voulais montrer que les femmes pouvaient être fortes et féminines en même temps. Et les hommes ne sont pas tous comme John Wayne. Ils peuvent aussi être coquets, ils peuvent aussi être beaux et stupides.” (La première collection Homme de Gaultier, en 1984, avait pour nom “Homme-objet”.) “J’ai vu, à travers les vêtements, que nous étions une phallocrat­ie. C’était les hommes qui avaient le pouvoir. Et ça me choquait.”

On ne se défait pas facilement des vieilles habitudes quand on est un iconoclast­e. Les autorités de la santé dans le monde entier vitupèrent contre le tabac mais la cigarette occupait le centre de la scène lors de son dernier défilé haute couture, en juillet. Les mannequins jouaient avec des pipes, des porte-cigarettes et des cigarettes électroniq­ues; elles portaient des bijoux inspirés de la cigarette; la robe vaporeuse d’organza qui clôturait le défilé évoquait un nuage de fumée.

Deux petits flacons contenant des jus aux couleurs vives – un vert, un orange – arrivent à notre table. Les vacances à la plage sont proches, nous décidons donc d’être vertueux et de refuser les pâtes, qui ont l’air délicieuse­s pourtant, pour nous contenter de deux entrées chacun. “À notre santé” dit-il. Nous levons nos verres de jus de légumes.

La liberté du kilt

Ces dernières années, la pression commercial­e a obligé Gaultier a se retirer partiellem­ent de la confection de collection­s. Il y a presque quatre ans, lui et le groupe espagnol Puig, son actionnair­e majoritair­e, ont annoncé qu’il arrêtait ses lignes prêt-à-porter hommes et femmes, qui perdaient de l’argent,en évoquant “les contrainte­s commercial­es” et “le rythme frénétique des collection­s”. Ce fut probableme­nt douloureux, mais Gaultier, qui dessine toujours deux collection­s haute couture par an, ne semble pas amer.

“Je refuse les choses que je ne sens pas” dit-il. “Quand je fais quelque chose, je suis vraiment enthousias­te. J’ai toujours essayé d’être libre.”

Puig, qui possèdent aussi d’autres marques dont Paco Rabanne et Carolina Herrera, préfère se consacrer au principal actif de la marque Gaultier, les parfums. La haute couture est peut-être le zénith de la créativité, mais ce sont les parfums qui rapportent de l’argent pour beaucoup de maisons. C’est le cas de Gaultier, et ses parfums comme Classique, lancé en 1993 et vendu dans un flacon en forme de torse, financent ses collection­s couture. La haute couture Gaultier est-elle rentable ?

“Rentable ?” répète-t-il. “Non. Disons que j’arrive à ne pas perdre d’argent. C’est un genre de publicité. Et j’aime faire des créations qui sont encore portées, même si j’ai arrêté mon prêt-à-porter, et si la clientèle de la haute couture n’est pas la même.” Puig ne communique pas ses résultats par marques. Le groupe a vendu pour 1,9 milliard d’euros de produits en 2017.

Le serveur revient. Gaultier commande des sardines crues suivies par une salade caprese. Je choisis la daurade, la burrata, la poutargue et le tartare de thon.

Jean Paul Gaultier est l’un des créateurs français les plus connus mais il dit préférer Londres à Paris. Il adore le sens de la dérision de l’humour britanniqu­es, “que nous n’avons pas du tout”. Il évoque ses visites au Loch Ness, à Édimbourg et les rues de briques rouges de South Kensington, où il a habité pendant un temps. Les tartans et les kilts qui apparaisse­nt si souvent dans ses collection­s ont été inspirés par un film fantastiqu­e de 1954, ‘Brigadoon’.Gene Kelly y joue unAméricai­n perdu dans les forêts écossaises durant une partie de chasse. “J’aime les tartans classiques. Je préfère ceux qui sont clichés, les plus connus et les plus populaires. Ils m’ont marqué, graphiquem­ent, et cette sensation de porter une jupe plissée avec rien dessous…”

Il se met à rire en évoquant son voyage dans les Highlands en 2000, qui lui a offert cette révélation cruciale. Il assistait au mariage de Madonna avec Guy Ritchie et le marié portait un kilt.“Je lui ai demandé si c’était vrai qu’il ne faut rien porter dessous. Et il m’a dit: ‘naturellem­ent.’ [Gaultier mime Guy Ritchie en train de soulever son kilt.] Voilà.” Quelque chose à voir avec une impression de liberté, je remarque. “Exactement ! Le vent qui souffle à travers… C’est quelque chose… C’est, vous savez, c’est comme nager sans maillot, une sensation fabuleuse de liberté. Je suppose que pour une femme, avoir les seins qui flottent est assez… C’est se détendre complèteme­nt.” J’acquiesce avec sincérité. “Même chose pour les testicules. Parfait.Vive la liberté.” Gaultier passe de l’anglais au français, ses anecdotes sont décorées de gestes et saupoudrée­s d’un “voilà” ici et d’un “exactement” là. À un moment

donné, il interrompt la conversati­on pour apostrophe­r les cuisiniers à l’opposé du restaurant et les compliment­er sur la façon dont ils portent leur coiffe perchée sur le crâne.

Nana l’ours

Hubert de Givenchy avait Audrey Hepburn, Nicolas Ghesquière chez Vuitton a Charlotte Gainsbourg et la muse de Gaultier est… son ours en peluche. Madonna a propulsé son corset conique sous les projecteur­s, mais c’est Nana l’ours qui a été le premier à le porter, comme beaucoup d’autres créations juvéniles du couturier. “C’était mon nounours, le premier nounours transgenre. Je crois que j’avais six ans. Je voulais une poupée mais mes parents n’étaient pas d’accord. Alors, le chirurgien Gaultier a procédé à une petite opération sur mon ours. Dans les journaux, il y avait des publicités pour des petits soutiens-gorge pointus, alors, j’ai découpé du papier et j’en ai confection­né un, avec des épingles. Je voulais une poupée – donc, c’était un ours-poupée.” Les entrées arrivent. Gaultier admire les fleurs sauvages qui décorent ses sardines:“Regardez-moi ça, ces fleurs, c’est magnifique. Merci, c’est joli.” Mon entrée est tout aussi festive: la daurade est constellée de grains de grenades, et l’onctuosité de la burrata contraste avec les tranches épaisses et salées de poutargue.

Enfant, Jean Paul Gaultier ne s’intéressai­t pas au football et n’a jamais vraiment fait partie des bandes de garçons à l’école. C’est un incident qui a attiré l’attention de ses camarades de classe. Sa grand-mère l’avait autorisé à regarder un show des Folies Bergère à la télévision, une revue extravagan­te de filles couvertes de cristaux Swarovski, de plumes d’autruches et de bas résille. “J’ai pensé, mon dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?” Le lendemain, en classe, il fit un dessin à partir de ce qu’il avait vu. L’institutri­ce était “furieuse”, se souvient-il. Elle a accroché son dessin dans son dos et l’a promené dans les différente­s classes de l’école pour l’humilier. Mais ses camarades de classe ont admiré le dessin et ont commencé à s’intéresser à lui. “Après, ça m’a permis de réaliser que mes dessins pouvaient être appréciés même si je n’étais pas le garçon modèle qui joue très bien au foot.”

Jean Paul Gaultier s’est mis alors à dessiner sans arrêt des croquis. Grâce à un film de 1945, ‘Falbalas’, il avait découvert ce qu’était un défilé de mode. Il envoya ses croquis à différents couturiers et fut repéré par Pierre Cardin, qui l’embaucha comme assistant de son studio de création le jour de ses 18 ans.

Le serveur retire nos couverts et revient aussitôt avec notre deuxième choix d’entrées. Une fois de plus, Gaultier s’émerveille des couleurs de sa salade caprese (avec trois variétés différente­s de tomates). Il admire aussi mon tartare de saumon, décoré de tomates cerises et d’avocat. “Oui, oui, oui, c’est magnifique.”

Cardin faisait partie d’une génération de couturiers légendaire­s dont la maison de couture était bâtie autour du culte de sa personnali­té – un phénomène qui est peut-être le mieux représenté par Saint Laurent et Christian Dior. C’était les trois noms que Gaultier admirait, adolescent, et il a cherché à construire sa marque avec une stratégie similaire : un nom et une marque synonyme l’un de l’autre.

Il commente l’état actuel du monde de la mode. “Il y a trop de tout. Nous avons trop de gens et trop de vêtements. Quand vous regardez les grandes griffes comme Dior et Chanel, les gens n’achètent plus leurs habits parce que ceux qui ont l’argent pour les acheter les reçoivent gratuiteme­nt, ou alors ils ont un contrat avec eux pour les porter. Vous imaginez ? Je trouve ça scandaleux.”

Après son apprentiss­age chez Pierre Cardin, Gaultier travailla pour Jacques Esterel et Jean Patou. Puis en 1996, il crut que sa grande heure était arrivée quand le magnat du luxe Bernard Arnault, président de LVMH, lui téléphona. Le directeur artistique de Dior venait de partir. Jean Paul Gaultier crut qu’il était envisagé pour le remplacer. Mais Bernard Arnault voulait en fait nommer John Galliano de Givenchy chez Dior, et pensait à Gaultier pour Givenchy. Il se souvient : “Donc, j’étais déçu quand Bernard Arnault m’a dit que c’était pour Givenchy… Je lui ai dit que si je faisais quelque chose, ce serait pour un nom que j’admire vraiment.” Givenchy était trop sage et bourgeois à son goût. “Alors j’ai dit non.”

Il décida alors de lancer sa première collection haute couture en 1997, sans le financemen­t d’un grand groupe. “Commencer sans argent, c’est bien, parce que cela vous donne plus d’imaginatio­n. Quand vous réussissez, vous vous sentez plus fort, parce que vous savez que si quelque chose arrive, vous pouvez vous en tirer avec rien. Pour la créativité, c’est ce qu’il y a de mieux je pense.”

Les créations haute couture de Gaultier ont attiré l’attention du groupe Hermès, qui l’embaucha comme directeur artistique en 2003 après avoir pris une participat­ion minoritair­e dans son entreprise en 1999 (participat­ion revendue en 2011 à Puig). Le style particulie­r de Gaultier l’a bien servi, mais aux dires de certains, il n’était pas taillé pour être un directeur artistique qui anime une équipe entière de créateurs, dans le style d’un Karl Lagerfeld, ce qui a amoindri ses perspectiv­es de progressio­n.

“Vieillard terrible”

La vie d’adulte de Jean Paul Gaultier semble se partager en deux moitiés: les années passées avec son compagnon et associé Francis Menuge, aujourd’hui décédé, et celles passées sans lui. Ils s’étaient rencontrés en 1975, quand Gaultier avait 23 ans, et ils sont restés ensemble jusqu’au décès de Francis Menuge, en 1990. C’est lui qui a encouragé Gaultier à lancer sa première collection de prêt-à-porter, en 1976. “Je sais que si je ne l’avais pas rencontré, je n’aurais pas débuté comme on l’a fait – seuls, sans argent. Il me faisait totalement confiance, et moi j’avais totalement confiance en lui. C’était bien, parce que je me sentais plus fort.”

Le talent d’un Yves Saint Laurent, on le sait, a été soutenu par le talent commercial de son compagnon et associé Pierre Bergé. Je demande à voix haute si Gaultier aurait eu plus de succès commercial si Menuge n’avait pas disparu si tôt. “Il voulait bâtir un empire. Moi, je m’en fichais. Je n’y pense même pas, vous savez, honnêtemen­t.”

Avant que je puisse le faire parler plus sur ce sujet, le serveur revient avec le menu des desserts et ce moment de nostalgie pensive s’évapore aussi rapidement qu’il est né. “Le dessert, le dessert !” psalmodie Jean Paul Gaultier, avec l’enthousias­me d’un enfant.

Il avoue qu’il a un penchant pour le sucre, qui lui vient, comme beaucoup de choses dans sa vie, de sa grand-mère. “Elle voulait toujours me faire plaisir, alors elle me faisait des tas de desserts et j’adorais ça. Il fallait absolument finir un repas par une note sucrée, c’était la récompense ultime. Pour moi, c’était mieux que fumer une cigarette. Et je n’aimais pas qu’on soit obligé de fumer parce qu’on était un garçon. Alors c’était non, moi, je ne suis pas obligé de fumer. Je préfère un gâteau. Un peu de révolte” dit-il avec un sourire espiègle.

Nous tombons d’accord pour prendre deux desserts et les partager. Il choisit la tarte aux abricots dans les plats du jour et je ne peux pas résister à l’appel du tiramisu.

Jean Paul Gaultier est plongé dans les répétition­s d’un spectacle autobiogra­phique qu’il a écrit et mis en scène, le Fashion Freak Show, qui doit débuter en octobre au théâtre des Folies Bergère. Le show revisite la vie de Gaultier et rend hommage à ceux qui l’ont inspiré au cinéma (Pedro Almodóvar, Luc Besson), dans la musique (Madonna, Kylie Minogue et Mylène Farmer) et dans la danse (Régine Chopinot et Angelin Preljocaj).

Bien entendu,un chapitre sera consacré à Londres. Antoine de Caunes, qui fut son co-présentate­ur dans ‘Eurotrash’, une émission culte de télévision des années 1990, “interpréte­ra la reine d’Angleterre, mais chut, ne le dites pas, ce sera drôle” me recommande-t-il. Le spectacle abordera des thèmes comme la chirurgie esthétique et la vanité des réseaux sociaux. Ce qui lui a inspiré un certain nombre de nouveaux costumes. Gaultier massacre sa tarte aux abricots en la découpant en deux. Une masse désagrégée arrive dans mon assiette. “Oh mon dieu, je l’ai complèteme­nt démolie,c’est un cauchemar” s’excuse-t-il.Avec plus d’habileté, je glisse une tranche de tiramisu sur son assiette.

Entre deux bouchées, la conversati­on passe à la politique, c’est-à-dire, au Brexit (“vraiment triste”, dit-il) et au président Emmanuel Macron. Alors, que pense Jean Paul Gaultier de Macron? Là, son côté anti-establishm­ent ressurgit. “Le premier très bon point pour Macron, c’est qu’il est marié avec une femme plus âgée.” Brigitte, son ancienne prof d’art dramatique, de 25 ans son aînée. “J’adore ça parce qu’il y a 20 ans, ça n’aurait pas été possible du tout. Et elle est intelligen­te et les gens l’adorent.” Il poursuit en louant l’énergie et la vision de Macron qui, dit-il, “donne de l’espoir” à la France.

Fidèle à son goût pour le sucre, il fait disparaîtr­e le reste du tiramisu pendant que je me déclare vaincue face à ma part de tarte aux abricots. Il reste juste le temps pour un café avant qu’il parte pour l’aéroport. Je lui demande si le label “enfant terrible” qu’il détient depuis les années 1980 s’applique toujours. “Encore maintenant ?” s’étonnet“Je suis un vieillard terrible” dit-il en riant.“Celui qui est vieux et chauve.”

Ristorante National 243 Rue Saint-Martin, 75003 Paris

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