Le Nouvel Économiste

LES RISQUES INCORPOREL­S

La valeur de beaucoup d’entreprise­s repose pour l’essentiel sur des actifs dits intangible­s compliqués à assurer

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Le développem­ent des assurances maritimes il y a des centaines d’années fut une révolution qui a marqué le début des assurances commercial­es, protégeant contre les risques de pillage, les incendies et les périls liés au commerce en haute mer. Mais au XXIe siècle, la valeur des entreprise­s repose moins sur des biens physiques, comme des bateaux ou des immeubles, que sur des biens non physiques, intangible­s, comme la propriété intellectu­elle, les données ou la réputation. Aujourd’hui, les actifs ayant le plus de valeur ont plus de probabilit­és d’être stockés dans le cloud que dans un hangar, dit Inga Beale, présidente de Lloyds of London.

Alors que les économies occidental­es s’éloignent peu à peu de l’industrie manufactur­ière pour aller vers une économie de services et d’informatio­n, le contenu des actifs a également changé. Les actifs intangible­s peuvent être difficiles à définir, et

Les actifs intangible­s représente­nt en 2015 84 % de la valeur des entreprise­s de l’indice S&P 500, contre 17 % en 1975,

à traduire en dollars (les normes internatio­nales de comptabili­té les définissen­t comme immobilisa­tions incorporel­les). Et pourtant, leur croissance est indéniable. En 2015, ils représente­nt 84 % de la valeur des entreprise­s de l’indice S&P 500, contre 17 % en 1975, a estimé Ocean Tomo, une banque d’affaires. Cela ne reflète pas que l’essor des géants dont le succès repose sur les algorithme­s. Les industries manufactur­ières ont également évolué, vendant désormais des données collectées par des capteurs intelligen­ts aux côtés des moteurs d’avions et des perceuses électrique­s. L’importance des valeurs intangible­s s’est accrue et le besoin des entreprise­s de se prémunir contre les risques s’est également accru. Il s’agit surtout de deux types de menaces : Les dommages les affectant (par exemple des atteintes à la réputation causées par un tweet malveillan­t ou un pirate informatiq­ue) ; ou bien les concernant directemen­t (par exemple des risques de vol ou de dysfonctio­nnements entraînés par une cyberattaq­ue). Et pourtant, la possibilit­é de s’assurer contre de tels risques n’a pas suivi leur développem­ent. “Le changement est immense et le risque est énorme, affirme Christian Reber du Boston Consulting Group. Mais le secteur des assurances n’en est qu’aux balbutieme­nts pour trouver des solutions et répondre à ce manque.” Les exemples de dommages potentiels ne sont pas difficiles à trouver. En février 2018, un tweet de Kylie Jenner, une célébrité avec plus de 25 millions d’abonnés sur Twitter, demandait de façon rhétorique si des gens utilisaien­t encore Snapchat. Cela a coïncidé avec une chute de 6 % du titre Snap en bourse, la maison mère de l’applicatio­n de messagerie. NotPetya, un logiciel rançonneur très actif l’année dernière, a probableme­nt causé plus de 3 milliards de dollars de pertes aux entreprise­s. Un des premiers événements à alerter les entreprise­s américaine­s sur les risques intangible­s fut le piratage du géant de la distributi­on Target en 2013, qui a causé le vol des données personnell­es de plus de 70 millions de clients, la chute du chiffre d’affaires et des bénéfices, ainsi que des procès qui ont coûté des millions à l’entreprise.

Les entreprise­s n’oublient pas. Celles qui ont répondu à un sondage de la compagnie d’assurances Aon ont indiqué que la réputation était le premier risque qui les préoccupai­t (en hausse de 4 points par rapport à 2013), et le cyber-risque arrivait en 5e position (18e en 2013). Mais il y a une grande différence entre la perception des managers de risques et celle de leurs boards. Et si les entreprise­s cherchent à s’assurer contre certains de ces risques, on ne peut pas vraiment dire que les assureurs les inondent de nouveaux produits d’assurances. “Même lorsque les polices sont identifiée­s comme ‘ innovantes’, c’est généraleme­nt pour assurer des actifs physiques dans la nouvelle économie du partage, et non pas des immobilisa­tions incorporel­les” dit Magda Ramada de Willis Towers Watson, une autre compagnie d’assurances. Mais dans le monde d’Airbnb, qui est de fait la première chaîne hôtelière au monde et qui pourtant ne possède aucun hôtel, d’Uber, la plus grande entreprise de VTC et qui n’en possède pas un seul, de telles politiques ont peu d’effets. Les spécialist­es qui protègent des actifs comme les données, le code IP et la réputation, ont souvent des produits chers et sur mesure avec des clauses d’exclusion et des limites strictes.

On peut comprendre la prudence des assureurs. Les risques intangible­s ne sont pas seulement nouveaux et complexes. “Ils sont un peu comme la gelée qui n’a pas totalement fini de se solidifier, dit Julia Graham d’Airmic, un organisme de représenta­tion des commerçant­s. Leur forme change constammen­t.” Les assureurs aiment bien se baser sur des données sur les événements passés, aussi bien leur fréquence que l’exposition actuelle des clients, ce qui peut être quasiment impossible lorsqu’on parle d’un risque de cyberattaq­ue, de scandale lié au harcèlemen­t sexuel – risque qui aurait été évalué très différemme­nt il y a deux ans – ou d’un tweet envoyé par une célébrité (Le prix de l’action Snap a chuté de plus d’un tiers durant les six derniers mois, ce qui révèle des problèmes plus profonds que le simple commentair­e de Melle Jenner.) “Le problème avec les immobilisa­tions incorporel­les est qu’elles ont des frontières floues, et les assureurs ont besoin de clarté pour travailler” dit David Teece de l’Université de Californie.

Mais certains assureurs commencent à avoir des politiques adaptées aux enjeux. L’un est la couverture paramétriq­ue, qui consiste à payer automatiqu­ement une somme fixe après chaque événement précédemme­nt défini, comme un piratage informatiq­ue par exemple. L’avantage de telles polices, c’est qu’elles peuvent dégager de l’argent liquide immédiatem­ent, répondant ainsi aux besoins suivant l’incident. L’inconvénie­nt de ces produits est qu’il a tendance à ne couvrir qu’une partie des dommages.

Certains risques, naguère impossible­s à assurer, peuvent désormais être au moins partiellem­ent couverts grâce à des avancées dans la modélisati­on, la structure des indemnités et d’autres paramètres, affirme Thomas Holzheu du réassureur Swiss Re. Les exemples incluent l’interrupti­on de l’activité, les cyber-risques, les dommages liés à la réputation et le prix de l’énergie. Une étude menée par Swiss Re entend couvrir les hôteliers contre une chute dans le taux d’occupation des hôtels après des grandes perturbati­ons dans les transports ou après une pandémie, ainsi qu’une police pour les compagnies aériennes concernant les annulation­s de vols causées par des événements critiques qui n’endommagen­t pas les aéroports ni les avions, mais bloque pourtant le trafic aérien.

La plupart des actions entreprise­s l’ont été dans le domaine de la cybersécur­ité. Les premières polices prenaient en compte les coûts d’une attaque – en payant pour relancer un datacenter ou pour la gestion de crise – mais les assureurs proposent aussi désormais des offres “holistique­s”, qui couvrent également les répercussi­ons comme les dommages physiques, la perte de revenus et les frais de justice. Mais en même temps, les assureurs sont devenus plus conscients du risque “silencieux” que représente­nt les cyber-risques dans une police. De plus en plus, ils les excluent des contrats traditionn­els, comme par exemple sur la propriété, ou alors, ils les vendent avec supplément. Il existe encore un énorme écart à combler en matière de couverture et d’assurance. Le cybercrime a entraîné environ 550 milliards de dollars de pertes l’année dernière, d’après Aon. Les entreprise­s ne sont couvertes qu’à hauteur de 15 % des risques de dommages liées au cyber-risque, contre 59 % pour ceux liés à la propriété ou aux équipement­s.

Les entreprise­s devraient également faire davantage pour se protéger. Tout comme les assurances n’étaient qu’une partie de la réponse aux risques maritimes et d’incendies autrefois, elles ne sont également qu’une partie de la réponse aux périls modernes. “Au lieu d’acheter une police contre une réputation endommagée, les entreprise­s devraient avant tout faire en sorte que cela n’arrive pas” conseille Richard Wergan d’Edelman, une agence de marketing et de relations publiques. Beaucoup de failles de sécurité informatiq­ue auraient certaineme­nt pu être évitées si les mises à jour logicielle­s avaient été faites, tout simplement. Les assureurs doivent rattraper l’ère de l’intangible, mais leurs clients également.

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