Le Nouvel Économiste

RAWLS, BERLIN, NOZICK (4)

Isaiah Berlin, John Rawls et Robert Nozick ont placé leur foi dans le caractère sacré de l’individu

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Un libéral, selon l’une des définition­s, est une personne qui défend les droits des individus et s’oppose au pouvoir arbitraire. Mais sans préciser pour autant les droits essentiels en la matière. Certains militants veulent par exemple libérer les personnes transgenre, les femmes, les minorités, des chaînes des normes sociales, des hiérarchie­s et du langage, qu’ils considèren­t comme une oppression. Leurs opposants rétorquent que cela impose en conséquenc­e une limite à ce que les individus disent ou font, par exemple en censurant des conversati­ons franches sur le genre ou en interdisan­t l’émulation des cultures minoritair­es. Les partisans des politiques identitair­es assurent qu’ils défendent des droits contre un pouvoir injuste. Mais leurs opposants aussi. Si les deux prétendent être “libéraux”, quelle est alors la significat­ion de ce mot ?

Le problème n’est pas neuf. Isaiah Berlin avait identifié cette ligne de fracture capitale dans la pensée libérale à Oxford en 1958.

Ce qui est en jeu est une liberté “négative”, dont la meilleure définition serait une liberté dans laquelle on ne doit pas interférer. Les libertés négatives permettent de s’assurer que personne ne peut s’emparer de la propriété de son voisin par la force, ou d’éliminer les restrictio­ns juridiques à la liberté d’expression. En face se trouvent les tenants de la liberté “positive”, qui donne aux individus la possibilit­é de poursuivre des vies satisfaisa­ntes et autonomes, même quand cela nécessite des interféren­ces. La liberté “positive” peut se trouver dans l’éducation des citoyens ppar l’État. Elle peut aller jusqu’àpousy ser un gouverneme­nt à interdire des produits ou pratiques nocifs, comme des prêts usuriers (car quel est l’individu véritablem­ent libre qui les choisirait de son plein gré ?). Isaiah Berlin voyait dans la liberté positive un tour de passepasse intellectu­el qui pouvait être exploité à des fins malfaisant­es. Il était né à Riga en 1909 et se trouvait en Russie durant les révolution­s de 1917. Il éprouvait depuis une “horreur permanente de la violence”. En 1920, sa famille rentra en Lettonie, mais plus tard, victime d’antisémiti­sme, elle se réfugia en GrandeBret­agne. Tandis que se déroulait la brillante carrière universita­ire d’Isaiah Berlin, le nazisme et le communisme ravageaien­tg l’Europe. p Dans un État de liberté “positive”, celui-ci a le droit d’aider les citoyens à combattre leurs vices ou problèmes mentaux. Ce qui autorise le gouverneme­nt à décider de ce que les gens veulent vraiment, quoi que ceux-ci puissent dire. Ensuite, il peut leur imposer sa vision au nom de la liberté. Les fascistes et les communiste­s assurent le plus souvent avoir trouvé une vérité toute puissante, une réponse à toutes les questions éthiques, révélée aux adeptes suffisamme­nt méritants. Dans ce cas, quel besoin de choix personnel ? Le risque de perversion de la vérité est particuliè­rement fort, avertissai­t Isaiah Berlin, si cette vérité révélée appartient à une identité collective de groupe, comme une classe sociale, une religion ou une ethnie.

Rejeter la liberté positive n’est pas rejeter toute forme de gouverneme­nt, mais reconnaîtr­e que des compromis existent entre ce qui est désirable. Par exemple, la redistribu­tion des richesses aux pauvres augmente-t-elle effectivem­ent leur liberté d’agir ? La liberté ne doit pas être confondue avec “les

conditions de son exercice” répondait

Berlin. “La liberté est la liberté, ce n’est pas l’égalité, l’équité, la justice, la culture, ou le bonheur humain ou une conscience tranquille.” Les objectifs sont multiples et contradict­oires. Aucun gouverneme­nt n’est infaillibl­e dans ses choix. Voilà pourquoi les individus doivent être libres de choisir eux-mêmes ce que signifie “une bonne façon de vivre”. Mais déterminer la juste sphère où exercer cette liberté est un grand défi, depuis le début. Un fil conducteur est le principe de préjudice. Les gouverneme­nts ne devraient intervenir dans les choix que pour empêcher de nuire aux autres. Ce n’est certaineme­nt pas une règle suffisante par laquelle exercer le pouvoir, car bien des préjudices sont couramment autorisés par les libéraux. Un entreprene­ur peut par exemple nuire à un autre entreprene­ur en place, en l’acculant à la faillite. La tentative la plus importante du XXe siècle de définir une frontière pplus nette entre l’individu et l’État est celle du philosophe d’Harvard John Rawls, en 1971.

‘Théorie de la Justice’, le livre de Rawls, s’est vendu à plus d’un demimillio­n d’exemplaire­s et a revigoré la philosophi­e politique, tout en ancrant les débats entre libéraux pendant les décennies suivantes. Il posait pour principe un exercice mental : le voile de l’ignorance. Derrière ce voile, les personnes ne sont pas consciente­s de leurs talents, leur classe, leur genre, ou même de la génération historique à laquelle ils appartienn­ent. En réfléchiss­ant à ce que les personnes situées derrière ce voile approuvera­ient, pensait Rawls, il est possible de définir ce qui est juste. Pour commencer, faisait valoir Rawls, elles consacrera­ient le régime le plus vaste de “libertés fondamenta­les” inaliénabl­es qui pourrait être offertes à tous dans des conditions d’égalité. Les libertés fondamenta­les sont les droits qui sont essentiels pour que les humains puissent exercer leur pouvoir unique de raisonneme­nt moral. Tout comme Berlin, qui pensait que le pouvoir de choisir entre des idéaux contradict­oires était fondamenta­l pour l’existence humaine, Rawls soutenait que la capacité de raisonner donne sa valeur à l’humanité. Les libertés fondamenta­les comprennen­t donc celles de la pensée, de l’associatio­n et de l’occupation, ainsi qu’un droit limité à la possession de biens personnels. Mais les droits de propriété étendus, permettant l’accumulati­on illimitée de richesses, n’y figurent pas. Rawls pensait que le voile de l’ignorance fournit deux principes pour réglemente­r les marchés. Premièreme­nt, il doit y avoir égalité des chances pour les situations de statut et de richesse. Deuxièmeme­nt, les inégalités ne peuvent être permises que si elles profitent aux plus démunis – une règle appelée “principe de la différence”. La richesse, si elle en découle, doit ruisseler jusqu’en bas.

Seule cette règle, pensait Rawls, pouvait maintenir la société en tant qu’entreprise de coopératio­n entre membres volontaire­s. Même les plus pauvres sauraient qu’ils étaient aidés, et non lésés, par le succès des autres. Dans “In justice as fairness” – ‘La justice comme équité’, le titre donné par John Rawls à sa philosophi­e –, “les hommes acceptent de partager le sort les uns des autres.”

Rawls attribua le succès de son livre auprès du grand public en Amérique à sa résonance avec la culture politique et académique de l’époque, y compris le mouvement des droits civiques et la guerre du Vietnam. Il démontrait que le libéralism­e de gauche n’était pas une invention de hippies concoctée dans un nuage de marijuana, mais pouvait s’enraciner dans la philosophi­e sérieuse. Aujourd’hui, l’image du voile de l’ignorance est couramment utilisée pour demander davantage de redistribu­tion des richesses.

Ironie du sort, depuis 1971, le monde riche s’est dirigé surtout dans la direction opposée. Après avoir construit pprécédemm­ent des États-providence, les États ont déréglemen­té les marchés. Les taux d’imposition des plus riches ont baissé, les allocation­s ont diminué et les inégalités ont augmenté. Il est vrai que les plus pauvres ont pu bénéficier de la croissance induite. Mais les réformateu­rs des années 1980, et plus spécialeme­nt Margaret Thatcher et Ronald Reagan, n’étaient pas des disciples de Rawls. Ils auraient été davantage inspirés par le contempora­in de Rawls à Harvard : Robert Nozick.

Le livre de Nozick, ‘Anarchie, État et utopie’, publié en 1974, attaquait les idées de Rawls sur la justice redistribu­tive. Alors que le libéralism­e de Rawls relègue les droits de propriété, celui de Nozick les élève. D’autres formes de liberté, a-t-il soutenu, sont des excuses pour la coercition immorale des individus. Les gens possèdent leurs talents. Ils ne peuvent être contraints de partager leurs fruits.

Nozick se demande si la justice distributi­ve est même cohérente. Imaginez une répartitio­n de la richesse qui est jugée juste. Supposons ensuite qu’un grand nombre de personnes paient chacune 25 cents pour regarder Wilt Chamberlai­n, alors le meilleur joueur de la NBA, jouer au basket-ball. Une nouvelle distributi­on émergerait, contenant un très riche M. Chamberlai­n. Dans cette transition, les gens se seraient engagés dans des échanges purement volontaire­s avec des ressources qui leur appartienn­ent, si la distributi­on initiale est vraiment juste. Alors, quel pourrait être le problème avec le dernier échange ? La liberté, selon Nozick, perturbe les modèles. La justice ne peut pas exiger une distributi­on préférenti­elle de la richesse.

Ses travaux allaient dans le sens de la philosophi­e qui fleurissai­t à l’époque, favorable à un gouverneme­nt très effacé. En 1974, Friedrich Hayek – le penseur préféré de Mme Thatcher – avait remporté le prix Nobel d’économie. Deux ans plus tard, le Nobel alla à Milton Friedman. Mais même si le monde penchait à droite, il n’a pas suffisamme­nt penché pour devenir “nozickien”. ‘Anarchie, , État et utopie’ envisageai­t un État minimalist­e, de type “gardien de nuit”, pour protéger les droits de propriété. Cependant, les grandes dépenses du gouverneme­nt, les impôts et les réglementa­tions sont toujours là. Même l’Amérique, en dépit de ses inégalités, reste probableme­nt plus du côté de Rawls.

Trop d’utopie

Certains des opposants les plus acharnés de Rawls sont à sa gauche. Ceux qui luttaient contre des inégalités raciales et de genre ont souvent considéré ses travaux comme inutiles et prétentieu­x. Rawls et Nozick pratiquaie­nt tous deux la “théorie idéale” : poser des hypothèses sur ce qu’était une société idéale, au lieu de réparer les injustices existantes. On ignore par exemple si le principe d’égalité d’opportunit­és de Rawls permettait la discrimina­tion positive pratiquée en Amérique, ou toute autre forme de discrimina­tion positive. En 2001, Rawls écrivit que “les problèmes graves et existants causés par la discrimina­tion et les distinctio­ns ne figurent pas dans l’agenda de ‘La justice comme équité’.” Nozick avait reconnu que ses opinions sur les droits de propriété ne s’appliquera­ient que s’il n’y avait pas eu d’injustices dans l’acquisitio­n de cette propriété (comme la pratique de l’esclavage ou des terres saisies par la force). Rawls s’inquiétait plus des institutio­ns que des politiques menées au jour le jour. Avec pour résultat que sa philosophi­e comporte des blancs quand elle est appliquée aux problèmes actuels. Les féministes lui reprochent souvent par exemple d’avoir trop peu explicité

Les partisans des politiques identitair­es assurent qu’ils défendent des droits contre un pouvoir injuste. Mais leurs opposants aussi. Si les deux prétendent être “libéraux”, quelle est alors la significat­ion de ce mot ?

ses idées sur la famille. Sa principale prescripti­on est que les interactio­ns entre les hommes et les femmes devraient être volontaire­s. Ce qui n’est pas d’une grande aide pour un mouvement toujours plus en lutte contre les normes sociales, supposées conditionn­er les choix personnels.

Le rawlsianis­me n’offre certaineme­nt pas grand-chose pour soutenir la politique identitair­e. La gauche, aujourd’hui, conçoit toujours davantage la liberté d’expression comme un exercice de pouvoir. Les arguments ne peuvent être dissociés de l’appartenan­ce identitair­e du locuteur. Sur certains campus d’université, les conférenci­ers conservate­urs qui contestent les concepts de patriarcat ou de “privilège blanc”, ou qui professent que les normes de genre ne sont pas arbitraire­s, sont traités comme des agresseurs qu’il faut faire taire. La définition du “mansplaini­ng” [attitude masculine consistant à fournir des explicatio­ns aux femmes en les supposant ignorantes, ndt] est en passe d’inclure tous les hommes qui expriment n’importe quelle opinion de façon approfondi­e, y compris sous une forme écrite, que personne n’est obligé de lire. Les arguments, professe-t-on aujourd’hui, doivent être enracinés dans une “expérience vécue”.

Ce n’est pas de cette façon que la société libérale de Rawls est supposée fonctionne­r. Il s’appuyait sur le présupposé que les humains ont une rationalit­é partagée et désintéres­sée, accessible en réfléchiss­ant au voile de l’ignorance, et qu’elle se renforce par la liberté d’expression. Si les arguments ne peuvent pas se détacher de l’identité, si la liberté d’expression devient un champ de bataille où différents groupes se disputent le pouvoir, le projet est condamné par avance.

Rawls pensait que la stabilité de la société idéale repose sur un “recoupemen­t consensuel”. Tout le monde doit être suffisamme­nt impliqué dans le pluralisme pour rester investi dans un projet démocratiq­ue, même quand les opposants sont au pouvoir. Les politiques polarisées en Amérique, en Grande-Bretagne et ailleurs, où aucun camp ne peut tolérer les opinions de l’autre rendent cet idéal caduc.

Plus l’identité d’un groupe est placée au-dessus des valeurs universell­es, plus grande est la menace. En Amérique, certains, à gauche, décrivent ceux qui ont adopté leurs façons de penser comme des “woke”, des éveillés. Des partisans de Donald Trump – qui a entraîné le Parti républicai­n très loin du libertaris­me de Nozick – disent d’eux qu’ils ont pris “la pilule rouge”. Une référence au film ‘Matrix’, dans lequel une pilule rouge permet aux protagonis­tes de découvrir la vraie nature de la réalité. Dans les deux cas, les mots choisis suggèrent un savoir secret, accessible­s uniquement aux initiés. Nous ne sommes pas loin là de prétendre que ce genre de révélation est nécessaire pour être totalement libre. Un argument qui, selon Isaiah Berlin, était le premier pas sur le chemin de la tyrannie. La bonne nouvelle est que le pluralisme et les valeurs réellement libérales résistent bien. Beaucoup veulent être traités comme des individus, et non comme partie d’un groupe. Ils s’en tiennent à ce qui est dit, et pas seulement à qui le dit. Actuelleme­nt, les lamentatio­ns sur l’état de la sphère publique concernent le climat constaté sur les réseaux sociaux et les campus, et non la société tout entière. La plupart des étudiants ne souscriven­t pas au gauchisme des campus universita­ires. Néanmoins, les défenseurs d’une démocratie libérale feraient bien de se souvenir que les grands libéraux de l’aprèsguerr­e, d’une façon ou d’une autre, ont tous souligné que les individus devaient être libres pour résister à l’oppression des grandes communauté­s. Il est certain que la pensée libérale commence par là.

Les défenseurs d’une démocratie libérale feraient bien de se souvenir que les grands libéraux de l’après-guerre, d’une façon ou d’une autre, ont tous souligné que les individus devaient être libres pour résister à l’oppression des grandes communauté­s. Il est certain que la pensée libérale commence par là.

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