Le Nouvel Économiste

BRAHMANES C / MARCHANDS

Élite cultivée contre élite fortunée : la grande question politique actuelle est laquelle de ces élites l’emportera

- SIMON KUPER, FT

“Élite” est l’insulte politique de l’époque, mais dans l’une de ses harangues de l’été, à Fargo, dans le Dakota du Nord, Donald Trump a dit quelque chose d’intéressan­t : “Ils l’appellent l’élite” a-t-il ragé. “Nous avons plus d’argent, nous sommes plus intelligen­ts, nous avons de plus belles maisons et appartemen­ts, nous avons

L’élite culturelle et l’élite fortunée (“les brahmanes” et les “marchands”, comme les appelle Thomas Piketty) sont toutes deux en progressio­n. Les deux ont capturép le pparti politique de leur choix. À gauche comme à droite, la politique est désormais un sport d’élite.

de plus beaux bateaux, nous sommes plus malins qu’ils ne le sont et ils disent qu’ils sont l’élite.”

Trump a mis le doigt sur quelque chose : en politique occidental­e, il n’y a pas une élite, mais deux : “l’élite culturelle” libérale, qu’il méprise, et sa propre élite, l’élite de droite, fortunée, celle qui a de gros bateaux.

Thomas Piketty, l’économiste français célèbre pour son livre ‘Le capitalp au XXIe siècle’,, a disséqué q les élites rivales aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France dans un article qui est passé bizarremen­t inaperçu. Piketty a croisé les résultats électoraux de 1948 à 2017 avec des données sur la santé, l’éducation, les revenus, etc., des électeurs. L’histoire, dans chacun de ces pays, est la même. L’élite culturelle et l’élite fortunée (“les brahmanes” et les “marchands”, comme les appelle Thomas Piketty) sont toutes deux en progressio­n. Les deux ont capturé le parti politiquep­q de leur choix. À gauche comme à droite, lapolip tique est désormais un sport d’élite. Le grand changement depuis 1948 est le glissement à gauche de l’élite cultivée. “La tendance est pratiqueme­nt identique dans les trois pypays” note Thomas Piketty. Aux Étatsq Unis par exemple, des années 1940 aux années 1960, plus les personnes étaient diplômées, plus elles votaient pour les républicai­ns. En 2016, la situation s’était inversée : 70 % des électeurs possédant un master ont soutenu Hillary Clinton. Les diplômés britanniqu­es ont glissé plus lentement vers la gauche mais aujourd’hui, ils votent majoritair­ement pour les travaillis­tes. L’élite diplômée est relativeme­nt jeune, urbaine, de plus en plus féminine et grandit. Marx y verrait une “classe émergente”.g Prenez les États-Unis : en 1948, seulement 6 % des électeurs avaient un diplôme universita­ire. En 2016, 13 % avaient un master ou un doctorat. En France, en 1956, 5 % des électeurs avaient un niveau d’études de troisième cycle. En 2012, ils étaient 16 %. Bref, il ne s’agit pas là d’une petite élite concentrée dans le quartier de Park Slope à Brooklyn ou sur la rive gauche à Paris. Les brahmanes sont partout maintenant. Il s’agit souvent des profession­nels aisés, mais ils peuvent aussi être bibliothéc­aires ou membres du prolétaria­t intellectu­el, au gouvernail de piteux bateaux.

Pendant que les brahmanes penchaient à gauche, les riches sont restés exactement là où ils se trouvaient : à droite. “Richesse” est le mot-clé ici. Piketty montre que les personnes à hauts revenus se répartisse­nt entre la gauche et la droite. Mais les personnes qui possèdent des biens (ne serait-ce qu’être propriétai­re tout simplement de leur propre maison) sont de droite, de façon beaucoup plus prévisible. “La richesse est un déterminan­t plus fort au moment du vote qque le revenu” écrit Piketty. “À ma connaissan­ce, ce simple fait n’a pas été relevé dans les recherches antérieure­s.” Comme l’élite diplômée, l’élite fortunée grandit, elle aussi. Les revenus ont peut-être stagné mais les héritiers sont plus nombreux que jamais auparavant. Les familles ont bien rempli les bas de laine en 73 ans de paix. Ceux qui héritent de biens immobilier­s sont toujours plus nombreux. Les marchés boursiers britanniqu­es et américains ont tous deux battu des records de hausses depuis le mois de mai dernier. La classe des “marchands” de Piketty (dont font partie de nombreux entreprene­urs) est probableme­nt relativeme­nt masculine et suburbaine. Elle est constammen­t snobée par les brahmanes parce que les marchands sont en général moins diplômés, plus âgés et ignorent tout des derniers restaurant­s dont on parle, de la mode et d’un certain jargon. Les marchands considèren­t majoritair­ement leur fortune comme due à leur réussite (ou à celle de leur famille), alors que les brahmanes tendent à l’attribuer à des forces économique­s externes. Pour faire court, les brahmanes et les marchands éprouvent une animosité naturelle les uns envers les autres. C’est vrai, beaucoup de gens ont un pied dans chaque élite. Pensez à cette féministe diplômée en philosophi­e de l’université de Princeton qui est maintenant une héritière travaillan­t dans la finance. Certains sont déchirés entre les deux camps. Dans son livre ‘Uneasy Street’, la sociologue Rachel Sherman décrit des résidents libéraux de Brooklyn complexés par leur propre fortune : une personne riche, interrogée par l’auteur, estime que beaucoup de riches sont des “connards finis”. Mais la plupart des membres de ces élites finissent par choisir leur camp.

La bataille des élites se déroule différemme­nt selon les pays. En France, Emmanuel Macron a été élu par les brahmanes mais a conquis de plus en plus de marchands, grâce entre autres à la diminution de l’impôt sur la fortune. S’il peut s’allier les deux élites, cela lui suffira probableme­nt à remporter un quart des suffrages du premier tour et à être réélu président.

Mais les partis politiques britanniqu­es et américains ont besoin de presque la moitié des voix de leur électorat. Ils courtisent donc les électeurs défavorisé­s, comme chair à élections. Les partis de gauche comme de droite doivent le faire sans accorder à ces électeurs les moins privilégié­s ce qu’ils demandent. Les partis de gauche ne diront rien contre les immigrés, les partis de droite refusent de redistribu­er les richesses.

Les pauvres regardent, impuissant­s, marginalis­és en politique comme dans la plupart des profession­s. Il est fini le temps où des hommes sans diplômes comme Harry Truman ou John Major dirigeaien­t les gouverneme­nts. Même le Premier ministre populiste en Italie est professeur de droit. Il est d’ailleurs accusé d’avoir embelli sa formation dans son CV. Les politiques d’aujourd’hui sont des élitistes formés par des brahmanes, critiqués par des éditoriali­stes brahmanes et financés par des marchands. Thomas Piketty commente : “Ce n’est probableme­nt pas surprenant, mais la progressio­n massive de l’abstention dans les trois pays entre les années 1950-1960 et 20002010 est née principale­ment dans les groupes les moins diplômés et aux plus faibles revenus.”

Les partis de droite ont gagné les plus récentes élections en partie en massacrant verbalemen­t l’élite” des brahmanes. Mais d’autres peuvent s’amuser à ce jeu. La gauche a besoin de s’approprier le mot “élite” pour le retourner contre les marchands. La grande question politique actuelle est laquelle de ces élites l’emportera.

En France, Emmanuel Macron a été élu par les brahmanes mais a conquis de plus en plus de marchands, grâce entre autres à la diminution de l’impôt sur la fortune. S’il peut s’allier les deux élites, cela lui suffira probableme­nt à remporter un quart des suffrages du premier tour et à être réélu président.

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