UNE IDÉE RADICALE POUR LES RÉDUIRE
Un fonds souverain social pourrait réduire l’écart entre les riches et les pauvres
Les décennies récentes n’ont pas été particulièrement tendres pour ceux qui travaillent dans les moyens de production et ne les possèdent pas. Les marchés du travail ont effectué une longue convalescence, incomplète, depuis le traumatisme de la grande récession. La crise n’a que brièvement perturbé les bénéfices des grands groupes de niveaux historiquement élevés, en pourcentage du PIB. Dans la plus grande partie du monde, la part du revenu national consacrée au travail décline depuis quarante ans.
Taxer les riches pour financer les pauvres est une solution directe aux inégalités, mais les riches sont passés maîtres dans l’art de l’évasion fiscale et dans celui de l’influence politique, nécessaire pour faire baisser les taux d’imposition les plus élevés. Ceux qui ne supportent plus les tenaces inégalités réfléchissent à des idées encore plus audacieuses pour redresser le déséquilibre entre possédants et travailleurs.
Dans un monde idéal, des marchés sans entraves permettraient à chaque entreprise et à chaque travailleur de gagner précisément ce qu’il ou elle mérite. Mais depuis le philosophe Adam Smith, les économistes l’admettent, les marchés sont inévitablement biaisés par une distribution inégale du pouvoir. Comme l’écrivait Adam Smith : “Les gens d’un même métier se rencontrent rarement, même pour rire ou se divertir, mais la conversation se termine par une conspiration contre le peuple”.
Les socialistes du XIXe siècle pensaient que la meilleure façon de contrôler le pouvoir du capital était la propriété collective. Les expériences de gestion étatique de l’économie, au XXe siècle, ont rendu les défauts de ces systèmes tragiquement évidents. En pratique, ils deviennent brutalement dirigistes et leur incapacité à tirer parti des informations décentralisées des marchés engendre souvent une forte stagnation. (La Chine a peut-être échappé jusqu’ici à cela, mais elle a visiblement échoué dans la redistribution équitable des richesses.)
Le marché des idées regorge cependant d’idées de gauche plus douces et plus concrètes. Par exemple : l’État pourrait-il détenir une partie des actifs de l’économie au nom de la population ? Matt Bruening, un auteur marqué à gauche, défend dans un de ses récents articles la création d’un “fonds souverain social” américain. Le fonds, explique-t-il, pourrait accumuler des participations en actions, obligations et investissements immobiliers, puis distribuer une partie des revenus de ces placements chaque année sous forme d’un “revenu universel de base”. Même dans les décennies les plus égalitaristes du siècle dernier, les 10 % les plus riches de la population possédaient la majorité des richesses. L’argent passait aux générations suivantes par des dons et des legs, mais également par les possibilités d’éducation et entrepreneuriales supplémentaires que l’argent permet. Un “dividende social” pourrait contrer cette thésaurisation des privilèges. La proposition est assez séduisante. Si elle est financée par des impôts sur les richesses qui existent déjà – comme sur les biens et les legs – ce genre d’entité pourrait être une façon simple de réduire les privilèges injustes dont bénéficient les riches dès leur naissance. Et il est possible de voir des exemples d’ores et déjà mis en place. La valeur du Fonds de l’Alaska, financé par les royalties de ses ppuits de ppétrole,, représente p 113 % du PIB de cet État. Il est investi dans un portefeuille diversifié qui produit des intérêts annuels de l’ordre de 10 % depuis sa création. Les versements des dividendes du fonds semblent avoir réduit les inégalités et la pauvreté, sans pour autant décourager ceux qui en bénéficient de chercher du travail. Le gouvernement norvégien a de son côté créé un fonds souverain financé par ses revenus pétroliers, pour sécuriser son généreux système social de prévoyance en prévision d’une réduction future des revenus tirés du pétrole. Il contrôle presque 60 % des richesses du pays. En dépit de tout cela, la Norvège n’est pas devenue un sombre cauchemar socialiste.
Des complications se feraient jour si un fonds de ce genre fonctionnait à une échelle proportionnelle à l’économie américaine et aux marchés des capitaux. L’effet disciplinairep du marché ppourrait être amorti si l’État possédait des participations dans la plupart des entreprises. Des travaux récents de Martin Schmalz et d’autres chercheurs laissent penser que l’actionnariat à grande échelle des gestionnaires d’actifs passifs (comme BlackRock et Vanguard), qui contrôlent souvent des participations importantes dans de nombreuses entreprises du secteur, est associé à un comportement moins compétitif des gestionnaires d’entreprises. La pprise en chargeg active par l’État pourrait régler ceprop blème. Mais il pourrait en créer d’autres, comme une plus grande marge de manoeuvre pour la corruption.
Plus sérieusement, ce type de fonds souverain social soulève des questions difficiles sur la structure de l’économie. Il créerait un conflit entre les intérêts des travailleurs en tant que salariés et leurs intérêts en tant que bénéficiaires de dividendes. Un bulletin de salaire plus intéressant signifie moins de dividendes en tant qu’actionnaire. Les opposants de gauche à l’idée s’inquiètent que ce type de fonds puisse saper leurs efforts pour renforcer les syndicats. De façon ironique, avec un fonds souverain social, les travailleurs pourraient changer d’opinion sur les aspects les plus impitoyables du capitalisme. Ils pourraient envisager d’un oeil neuf les licenciements, les délocalisations, l’automatisation, si leurs dividendes en augmentaient d’autant. Ce qui est plus inquiétant, c’est que la population pourrait devenir plus indulgente à l’égard des entreprises qui cherchent à accroître leur pouvoir sur les marchés. Les abus des groupes de tech monopolistiques pourraient s’avérer plus difficiles à contrer lorsqu’ils contribuent à l’envolée de leurs bénéfices – et donc aux dividendes – pour tous.
Chacun ses objectifs
D’autres idées destinées à autonomiser les travailleurs provoquent des critiques similaires. Des syndicats plus forts auraient tout intérêt à négocier la part du capital dans les bénéfices des entreprises, mais très peu d’incitations à soutenir des réformes qui favorisent la concurrence et qui pourraient compromettre la stabilité des bénéfices. Elizabeth Warren,, sénatrice de l’État du Massachusetts, soutient une proposition d’attribuer des sièges représentatifs aux employés dans les conseils d’administration des entreprises, ce qui est susceptible d’améliorer leur sort. Mais cela peut aussi les rendre complices, en cherchant à préserver les revenus à n’importe quel prix pour faire augmenter les salaires.
En d’autres mots, aucune des propositions anti-inégalités parmi les plus radicales n’est sans risques. Mais un fonds souverain social qui fait des travailleurs des possédants, et non des ennemis du capital, pourrait obtenir leur assentiment sans aliéner les puissants intérêts des affaires. Si ce genre de fonds pouvait cultiver un sens de la solidarité économique, il pourrait entraîner d’autres mesures, pour une société plus équitable. Ne rejetez pas cette idée.
Le fonds pourrait accumuler des participations en actions, obligations et investissements immobiliers, puis dépenser une partie des revenus de ces placements chaque année sous forme d’un “revenu universel de base”
Un fonds souverain social qui fait des travailleurs des possédants, et non des ennemis du capital, pourrait obtenir leur assentiment sans aliéner les puissants intérêts des affaires