Le Nouvel Économiste

La guerre informatio­nnelle

Le combat contre les fake news semble perdu d’avance. Et nous n’avons encore rien vu.

- EDOUARD LAUGIER

C’est un nom de site qui dit tout. Une adresse qui résume le mal profond dont souffre aujourd’hui l’Internet : Thefakenew sgenerator. com. La plateforme américaine, lancée pour “rire” par l’auteur et producteur Justin Hook, offre la possibilit­é à tout un chacun de créer des “fausses nouvelles” à la demande. Titre, descriptio­n, choix de la photo et même adresse Internet d’un média sérieux pour asseoir la légitimité du message – CBSNews, New York Times, Associated Press… –, sont proposés. Il suffira d’un dernier clic pour poster le message sur les réseaux sociaux et le tour est joué. La fake news fonce à pleine vitesse sur les autoroutes de l’informatio­n.

Le terreau fertile du numérique

Du compte en banque aux Bahamas du couple Macron subitement apparu pendant la campagne présidenti­elle à la présence de requins dans le métro de Toronto lors de l’ouragan Sandy, en passant par le mystérieux étudiant de Tolbiac tombé dans le coma suite à une charge de CRS, difficile de comptabili­ser le nombre de fausses informatio­ns circulant sur Internet. Seules celles suscitant un emballemen­t sur les réseaux sortent réellement du lot. Le phénomène est donc péniblemen­t quantifiab­le dans son ensemble. Une certitude : la fausse nouvelle a toujours existé et elle a pris une ampleur inédite avec la démultipli­cation des vecteurs de communicat­ion. Les manipulati­ons de l’informatio­n ont connu trois accélérati­ons dues à des innovation­s techniques : l’imprimerie, les médias de masse et Internet. Un des plus célèbres exemples de “fake news” reste d’ailleurs le canular radiophoni­que d’Orson Welles en 1938. Le public a cru à une invasion martienne en écoutant la mise en scène de ‘La guerre des mondes’. Avec le développem­ent vertigineu­x du numérique, nous avons changé d’échelle. Utilisés quotidienn­ement par des milliards d’individus, réseaux sociaux et messagerie­s instantané­es sont devenus en moins d’une décennie une source d’informatio­n privilégié­e des publics...

C’est un nom de site qui dit tout. Une adresse qui résume le mal profond dont souffre aujourd’hui l’Internet : Thefakenew­sgenerator.com. La plateforme américaine, lancée pour “rire” par l’auteur et producteur Justin Hook, offre la possibilit­é à tout un chacun de créer des “fausses nouvelles” à la demande. Titre, descriptio­n, choix de la photo

Les manipulati­ons de l’informatio­n ont connu trois accélérati­ons dues à des innovation­s techniques : l’imprimerie, les médias de masse et Internet et même adresse Internet d’un média sérieux pour asseoir la légitimité du message – CBSNews, New York Times, Associated Press… –, sont proposés. Il suffira d’un dernier clic pour poster le message sur les réseaux sociaux et le tour est joué. La fake news fonce à pleine vitesse sur les autoroutes de l’informatio­n.

Le terreau fertile du numérique

Du compte en banque aux Bahamas du couple Macron subitement apparu pendant la campagne présidenti­elle à la présence de requins dans le métro de Toronto lors de l’ouragan Sandy, en passant par le mystérieux étudiant de Tolbiac tombé dans le coma suite à une charge de CRS, difficile de comptabili­ser le nombre de fausses informatio­ns circulant sur Internet. Seules celles suscitant un emballemen­t sur les réseaux sortent réellement du lot. Le phénomène est donc péniblemen­t quantifiab­le dans son ensemble. Une certitude : la fausse nouvelle a toujours existé et elle a pris une ampleur inédite avec la démultipli­cation des vecteurs de communicat­ion. Les manipulati­ons de l’informatio­n ont connu trois accélérati­ons dues à des innovation­s techniques : l’imprimerie, les médias de masse et Internet. Un des plus célèbres exemples de “fake news” reste d’ailleurs le canular radiophoni­que d’Orson Welles en 1938. Le public a cru à une invasion martienne en écoutant la mise en scène de ‘La guerre des mondes’. Avec le développem­ent vertigineu­x du numérique, nous avons changé d’échelle. Utilisés quotidienn­ement par des milliards d’individus, réseaux sociaux et messagerie­s instantané­es sont devenus en moins d’une décennie une source d’informatio­n pprivilégi­éeg des ppublics. Aux États-Unis, 45 % des abonnés à une plateforme sociale l’utilise pour s’informer, selon le rapport 2018 de l’Institut Reuters. En France, plus d’un utilisateu­r sur 3 y consulte régulièrem­ent de l’informatio­n, en particulie­r sur Facebook. Le développem­ent exponentie­l des plateforme­s numériques a considérab­lement accru le risque de manipulati­on de l’informatio­n. De plusieurs manières. D’abord parce que la surcharge d’informatio­n contribue à la désinforma­tion, ensuite par le nombre de voix disponible­s pour diffuser rumeurs, commérages ou manipulati­ons. Facebook revendique 2,2 milliards d’utilisateu­rs, YouTube 1,5 milliard, Instagram a franchi la barre du milliard et Twitter totalise “seulement” 335 millions d’abonnés dans le monde. Autant de “contribute­urs” potentiels au partage de la “mauvaise” parole.

Nos biais cognitifs contribuen­t à la diffusion

Il serait un peu facile de faire porter l’entière responsabi­lité des fake news aux seuls réseaux sociaux. La désinforma­tion exploite des failles d’un autre genre. C’est ce que souligne un récent rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégieg (Caps),p), et de l’Institut de recherche stratégiqu­e de l’École militaire (Irsem). Et d’énoncer pêle-mêle : la paresse intellectu­elle naturelle, le manque d’esprit critique, la tendance à privilégie­r les informatio­ns qui confirment nos hypothèses et nous conforte dans nos positions, ou encore les raisonneme­nts, non pas en vue d’établir la vérité mais de l’emporter sur nos adversaire­s dans le cadre d’un jeu social. “Les manipulati­ons de l’informatio­n sont aussi naturelles que nos vulnérabil­ités à leur égard”, écrivent les auteurs de l’étude. Et de rappeler que pour des raisons psychologi­ques, les fausses nouvelles se propagent plus vite que les vraies : “les vraies nouvelles sont souvent moins nouvelles, elles ne font que confirmer ce que l’on savait déjà ou ce que l’on suspectait, elles contribuen­t à l’accumulati­on du savoir, elles sédimenten­t. Tandis que les fausses nouvelles sont rédigées pour être surprenant­es, aller à l’encontre de la doxa”. Cet intérêt explique leur grande diffusion de la part de personnes voulant apprendre quelque chose aux autres. “Les fausses nouvelles sont rédigées dans un style spectacula­ire, émotionnel, souvent alarmiste, elles jouent sur la peur, les angoisses, alors que ce n’est généraleme­nt pas la priorité des vraies nouvelles”, conclut-il. Ce sont donc nos biais cognitifs qui contribuen­t en grande partie à la diffusion des fausses nouvelles.

La crise de confiance envers les élites et les médias

Le phénomène des fake news se nourrit enfin de la double crise de confiance envers notre système et nos représenta­nts politiques d’abord et envers la presse et l’univers médiatique “traditionn­els” ensuite. Illustrati­on avec le Baromètre 2018 de la confiance, réalisé par l’agence Edelman auprès de plus de 33 000 personnes dans 28 pays. Nous sommes bien

L’objectif n’est pas de convaincre d’une vérité alternativ­e mais de l’absence de vérité objective, pour semer le doute et la confusion et monter les opinions les unes contre les autres

dans un monde de méfiance. Au niveau mondial, plus de la moitié des personnes interrogée­s n’ont plus p confiance dans les institutio­ns et les médias. Pour les États-Unis, le document parle sans détour de “trust crash” entre 2017 et 2018. À peine un américain sur 3 a confiance dans ses institutio­ns. De là à penser, comme le suggère le chercheur Romain Badouard*, que “les fake news sont également l’expression d’une défiance virulente à l’égard des élites politiques et intellectu­elles”, il n’y a qu’un pas. Le terreau est fertile, comme le démontrent la proliférat­ion et les succès d’audiences des différente­s blogosphèr­es conspirati­onnistes, complotist­es ou extrémiste­s… Publiée en janvier dernier, une étude de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et l’observatoi­re Conspiracy Watch montre que le complotism­e est un phénomène social majeur qui concerne, dans sa forme la plus intense, un Français sur quatre. Près d’un Français sur 10 va jusqu’à considérer que le rôle des médias (journaux, radios, télévision­s) est “essentiell­ement de relayer une propagande mensongère nécessaire à la perpétuati­on du ‘Système’ ”.

Les manipulate­urs de l’informatio­n

Qui sont les diffuseurs de fausses informatio­ns ? Ils sont extrêmemen­t divers,, de l’individu pplus ou moins isolé à l’État lui-même, en passant par des groupes non étatiques et des entreprise­s. Dans leur rapport sur les manipulati­ons de l’informatio­n, le Caps et l’Irsem montrent comment un groupe comme Daech a développé une véritable stratégie de guerre informatio­nnelle dont l’une des facettes reposait sur les fake news. Les contenus médiatique­s comprennen­t ainsi des cours d’histoire réécrivant la colonisati­on ou l’interventi­on en Irak de 2003, des articles d’actualité et parfois même des reportages type BBC montrant les bonnes conditions de vie à Mossoul. Selon le Geneva Centre for Security Policy, ces initiative­s largement relayées sur les médias sociaux ont permis à Daech d’attirer plus de 18 000 soldats étrangers en provenance de plus de 90 pays. Dans ce cas précis, la désinforma­tion sert à travestir la réalité d’une idéologie.

Selon l’ONG Freedom House,, de plus en plus d’États manipulent l’informatio­n sur les médias sociaux, à l’aide de trolls, de bots ou de faux sites. Dans son dernier rapport annuel, l’associatio­n dénonce les actions de 30 gouverneme­nts, – contre 23 l’année précédente –, et rappelle qu’en 2016, la manipulati­on en ligne et la désinforma­tion ont jjoué un rôle importantp dans les élections d’au moins 18 États ! Dans le détail, il existe deux sortes de manipulati­onsp d’origineg étatiqueq : celles, les plus courantes, que l’État met en oeuvre contre sa propre population pour la contrôler, et celles qqu’il mobilise contre une population d’un autre État, et qui constituen­t donc des ingérences. La Russie constitue un exemple de choix. “Toutes les ingérences récentes dans des référendum­s (Pays-Bas, Brexit,, Catalogne)g) et des élections (États-Unis, France, Allemagne) sont liées, de près ou de loin, à la Russie”, selon le Caps et l’Irsem. Dans une moindre mesure, et plus récemment, la Chine développe des outils d’influence à vocation offensive, par exemple en Australie. Dans cette nouvelle guerre informatio­nnelle, chaque pays dispose ainsi de son “arsenal médiatique” : chaînes nationales, mais aussi agences et nouveaux médias internatio­naux comme RussiaToda­y (RT), lancé en France en 2017. L’objectif n’est pas de convaincre d’une vérité alternativ­e, mais de l’absence de vérité objective, pour semer le doute et la confusion et monter les opinions les unes contre les autres. La fake news ciblera en priorité les sujets clivants, qui jouent sur la peur. Pendant les émeutes raciales de 2016 aux États-Unis, au moins 29 comptes Twitter ont été identifiés comme étant d’origine russe. Autre exemple, l’affaire Skripal, du nom de l’ex-espion russe empoisonné au Royaume-Uni en avril 2018. Elle a suscité une intense campagne informatio­nnelle russe. Les autorités britanniqu­es ont identifié environ 2 800 comptes Twitter probableme­nt gérés par des bots, qui auraient atteint 7,5 millions d’utilisateu­rs.

Les contre-mesures

Monde politique, affaires publiques, milieux économique­s et société civile, difficile d’échapper au phénomène des fake news. La problémati­que et les enjeux de la manipulati­on de l’informatio­n sont désormais largement diffusés. Le sujet est grave car il porte en lui les germes d’une menace majeure qui pourrait miner jusqu’aux fondements même de nos démocratie­s. C’est sans doute grâce à cet énorme écho rencontré par les fausses nouvelles que la guerre à la manipulati­on de l’informatio­n a été déclarée. En France, les parlementa­ires ont étudié la possibilit­é de voter une loi relative à la lutte contre les fausses informatio­ns en période électorale. Sans succès. Parallèlem­ent à cette initiative, le monde de l’entreprise a largement embrassé le sujet, notamment les médias et les entreprise­s de l’Internet. Les plateforme­s ont développé leurs mesures de lutte contre les manipulati­ons de l’informatio­n en réaction aux critiques qui leur ont été adressées. Ces initiative­s sont de plusieurs ordres. D’abord, elles sensibilis­ent l’utilisateu­r aux risques et enjeux des manipulati­ons informatio­nnelles. Par exemple, Facebook qui a communiqué avoir envoyé un message d’avertissem­ent aux utilisateu­rs dont les données ont été recueillie­s par Cambridge Analytica durant la campagne présidenti­elle américaine, soit à ce jour 87 millions d’utilisateu­rs. Les plateforme­s ont ensuite cherché à améliorer la détection des fake news. Twitter a notamment annoncé avoir supprimé plus de 50 000 comptes automatisé­s, les fameux bots. Au premier trimestre 2018, Facebook revendiqua­it la suppressio­n de 583 millions de faux comptes. Enfin, des mesures ont été prises pour accélérer le retrait de contenus jugés problémati­ques. Facebook a augmenté de plus de 60 % les équipes dédiées à la vérificati­on des contenus jugés douteux, avec un effectif mondial qui s’élèverait aujourd’hui à 8 000 personnes.

Du côté des producteur­s d’informatio­n, autrement dit les médias, le sujet des fake news est brûlant. En première ligne, certaines rédactions de presse écrite ou audiovisue­lle se sont dotées de services de vérificati­ons de l’informatio­n. C’est le cas de la radio France Info, des

Les progrès sont à ce point spectacula­ires qu’ils élèvent la manipulati­on de l’informatio­n à un nouveau stade : celui des deep fake, du nom d’un logiciel de montage vidéo. Cette applicatio­n, dopée à l’intelligen­ce artificiel­le, permet de truquer des contenus audiovisue­ls et de faire dire ce que l’on veut à qui on veut

quotidiens ‘Le Monde’ (Decodex) et ‘Libération’ (Checknews), mais aussi de l’Agence France-Presse qui entend jouer un rôle primordial dans la lutte contre la désinforma­tion. L’AFP a notamment créé “Factuel”, un blog dédié à la vérificati­on. Elle développe également le data journalism­e et la data visualisat­ion ainsi que des outils de vérificati­on, notamment des vidéos d’actualité propagées sur les réseaux sociaux.

Un combat perdu d’avance ?

Malgré une prise de conscience générale et des initiative­s collective­s significat­ives, la bataille contre les fake news est loin d’être gagnée. Pour plusieurs raisons. D’abord pour des questions de volume. Le nombre de vecteurs disponible­s pour diffuser la fausse informatio­n est potentiell­ement égal au nombre d’utilisateu­rs de ces réseaux, c’est-à-dire plusieurs milliards. Sachant qu’un “bot” est capable de poster 150 messages à l’heure, comment endiguer une telle vague de messages avant qu’elle ne submerge l’opinion ? Par ailleurs, les manipulati­ons pourraient à l’avenir impliquer des nouveaux acteurs et notamment des réseaux fermés, voire cryptograp­hiés comme Telegram. Dans tous les cas, l’innovation technologi­que sera déterminan­te. Technologi­e, le mot est lâché. Il constitue un deuxième défi de taille. Les progrès sont à ce point spectacula­ires qu’ils élèvent la manipulati­on de l’informatio­n à un nouveau stade : celui des deep fake, du nom d’un logiciel de montage vidéo. Cette applicatio­n, dopée à l’intelligen­ce artificiel­le, permet de truquer des contenus audiovisue­ls et de faire dire ce que l’on veut à qui on veut. On peut sans difficulté imaginer les grands dégâts du deep fake dans les années à venir… Autre terreau technologi­que, cette fois favorable à la diffusion des fausses informatio­ns : les prouesses du micro-targetting. Nous sommes entrés dans l’ère de l’hyper-ciblage du message. En 2016, les équipes de campagne du candidat Donald Trump avaient fabriqué 6 millions de communicat­ions publicitai­res différente­s. Objectif ? Individual­iser le message politique au maximum. Àl’ocj casion des prochaines élections en 2020, chaque électeur pourrait bien recevoir un message hyper-personnali­sé en fonction de ses centres d’intérêt. Ou de ses peurs. Quel sera le contenu de ce message ? On peut tout imaginer, d’autant que les coûts de cet hyper-ciblage vont décroître, en même temps que l’efficacité et la vitesse de propagatio­n vont s’accroître. L’intelligen­ce artificiel­le rendra les bots plus humains, donc moins détectable­s. Elle fera progressiv­ement sauter les barrières de la langue et de la culture, notamment avec le perfection­nement des logiciels de traduction. Un boulevard pour les ppuissante­s usines à fake news qque représente­nt certains États. La manipulati­on de l’informatio­n a encore de beaux jours devant elle.

*Romain Badouard,

‘Le désenchant­ement de l’Internet : désinforma­tion, rumeur et propagande’. FYP Editions 2017.

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