Le Nouvel Économiste

RÉDUIRE, RÉUTILISER RECYCLER

Pour transforme­r un cercle vicieux en cercle vertueux

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En 2001, quand il étudiait l’économie à l’université de Californie à Los Angeles, Dan Kurzrock a appris à brasser de la bière. Il a vite calculé que la production de chaque tonneau de cinq gallons d’ale (19 litres) produisait jusqu’à 10 kg de houblon réduits en pulpe. “J’avais l’impression de fabriquer de la nourriture” se souvient-il. Et ce n’était d’ailleurs pas mauvais au goût. Après tout, c’était des fibres et des protéines saines, les restes du procédé qui extrait les sucres des céréales pour la fermentati­on. Si lui en produisait des kilos, combien de tonnes de cette manne partaient à la poubelle dans les brasseries ?

La réponse est : beaucoup. Une estimation, basée sur le cubage de bière produit en Amérique, arrive à un total de 1,4 million de tonnes par an. Les grandes brasseries laissent souvent les fermiers des alentours les récupérer pour nourrir leur bétail. Mais dans les brasseries artisanale­s qui poussent comme des champignon­s dans les villes du monde entier, les restes partent souvent directemen­t à la décharge. M. Kurzrock se souvient d’avoir pensé : “Ce serait une matière première s’il y avait un marché”. Il s’est mis en devoir d’en créer un. En 2012, lui et Jordan Schwartz, un camarade d’université, ont fondé ReGrained pour commercial­iser une recette mise au point par eux pour transforme­r les céréales utilisées dans les brasseries artisanale­s de San Francisco en barre de céréales à manger. En septembre, ils ont inauguré une nouvelle usine à proximité de San Francisco pour cuire les ingrédient­s et les vendre aux industriel­s de l’agroalimen­taire. Griffith Foods, un gros fabricant de pâtes industriel­les et de condiments, a investi dans la société. Barilla, le groupe italien, travaille avec ReGrained sur une ligne de pâtes italiennes à partir de dérivés de la fabricatio­n de bière. Le recyclage n’a rien de neuf (puisque c’est l’activité de ReGrained). Le mot, tout au moins en anglais, est apparu dans les années 1920, mais l’activité est aussi vieille que l’humanité. La diversité de matériaux que recrache l’économie moderne a cependant augmenté, tout comme les tentatives d’en réutiliser toujours plus.

Les fans de “l’économie circulaire” adorent ces moments d’illuminati­on, comme celui qui a fait naître l’idée de Messieurs Kurzrock et Schwartz. Elle fait baisser deux fois l’empreinte environnem­entale : en réduisant la quantité de matières premières utilisées (les céréales nécessaire­s pour produire une barre énergétiqu­e alimentair­e) puis de déchets. Ils utilisent une matière première qui, ailleurs, représente un déchet pour lequel il faut payer pour se débarrasse­r, et la convertiss­ent en un produit que les gens sont prêts à payer : une ressource.

Le challenge est de rendre cette alchimie bénéficiai­re et envisageab­le à grande échelle. C’est déjà parfois le cas. Dans la plupart des pays développés, un tiers du verre et deux tiers du papier proviennen­t du recyclage. À peu près la moitié de l’aluminium vendu en Amérique du Nord chaque année provient de la récupérati­on. p Tous les jours, les États-Unisprodui­p sent à eux seuls l’équivalent de vingtcinq tours Eiffel en acier et autres métaux de récupérati­on. Le cuivre recyclé couvre deux cinquième des besoins en cuivre du monde. Il y a tout lieu de penser que les forces du marché vont provoquer des évolutions similaires pour d’autres matériaux. Les appareils électroniq­ues et électrique­s semblent mûrs pour ce type de collecte. Mais les plastiques sont le plus gros problème : 10 % seulement sont recyclés actuelleme­nt.

Des diamants sous la semelle de vos chaussures

Selon Tom Szaky de Terracycle, presque tout peut être recyclé. Pas seulement les sacs en plastique ou les textiles – qui, selon un récent sondage, sont considérés comme non-recyclable par un Britanniqu­e sur deux. La société de M. Szaky a trouvé un moyen de transforme­r les filtres de cigarettes, fabriqués dans un polymère appelé acétate de cellulose, en bandage de plastique solide. Les polymères du plastique peuvent être chimiqueme­nt “détricotés” et redevenir les hydrocarbu­res qu’ils étaient à l’origine. En avril dernier, une marque néerlandai­se a lancé des chaussures de sport aux semelles fabriquées avec les chewing-gums balayés dans les rues d’Amsterdam.

Certaines personnes payeront des produits au prix fort pour calmer leur conscience. Le facteur “environnem­ent” est partie intégrante de la marque. Pour la plupart des clients, “les considérat­ions environnem­entales sont toujours bonnes à avoir” selon Gavin McIntyre de Ecovative Design, qui utilise des moisissure­s pour décomposer les déchets agricoles en matériaux composites de haute qualité. Mais ce ne sont pas encore des “must have”. Le vrai problème est le prix. Les matières issues du recyclage sont en concurrenc­e avec les matériaux neufs, jamais utilisés. Les recycleurs sont donc les otages des fluctuatio­ns du prix des matières premières. Leurs coûts de production dépendent du coût de la collecte et du traitement des déchets, le traitement étant la plupart du temps stable. Mais le prix des matières premières, qui détermine le prix de production, peut fluctuer de façon très importante. Quand le prix des matières premières chute brutalemen­t, les matériaux récupérés ne sont plus concurrent­iels. Ce qui peut précipiter les recycleurs dans la faillite. Cette incertitud­e décourage les investisse­ments à long terme. La plupart des sociétés de recyclage sont petites et peu rationalis­ées. Ce qui pèse à son tour sur la régularité des livraisons de matériaux issus du recyclage. Les industriel­s veulent des sources d’approvisio­nnement fiables, et les recycleurs ont du mal à les garantir.

Le verre, le papier et de nombreux métaux ont échappé à ce cercle vicieux. En général, cela arrive quand les économies ont produit suffisamme­nt d’un produit pour que son recyclage devienne intéressan­t. La technologi­e du recyclage est connue depuis assez longtemps – le papier était déjà recyclé au XIXe siècle – mais les matériaux de base disponible­s en abondance ont permis de rationalis­er les circuits. Ce qui a alors fait augmenter la demande pour ces matériaux et amélioré la collecte. En d’autres mots, un cercle vicieux était devenu vertueux.

Dans certains domaines, une évolution vertueuse semble non seulement possible mais probable. L’an dernier, l’université United Nations de Tokyo a calculé que les 45 millions de tonnes d’appareils jetés chaque année – réfrigérat­eurs, smartphone­s et autres – contenaien­t 55 milliards de dollars en or, argent, et autres métaux rares. Selon les recherches de l’université Tsinghua en Chine et l’université Macquarie en Australie, les recycleurs chinois d’appareils en fin de vie (connus sous le nom de e-déchets) dépensent 2 000 dollars pour extraire un kilo d’or des vieux postes de télévision. Quand il est extrait d’une mine, le métal coûte 40000 dollars le kilo. Les recycleurs sont loin devant les mineurs même après déduction des treize dollars que leur donne le gouverneme­nt chinois par télévision collectée. Ce genre de chiffres permet d’expliquer pourquoi le marché du recyclage en Amérique est passé de moins de 1 milliard de dollars en 2002 à plus de 20 milliards en 2016, et pourquoi le chiffre actuel de 20 % de recyclage des déchets électroniq­ues semble promis à l’augmentati­on.

Tous les matériaux ne sont pas aussi précieux que l’or et l’argent. Mais le progrès est visible même dans des domaines comme les déchets alimentair­es, les plus familiers pour tous dans le monde, et les déchets des chantiers de constructi­on. La “digestion anaérobie”, qui fracture les matières organiques en l’absence d’oxygène, produit des biogaz qui peuvent être brûlés pour la production d’énergie ou de chaleur. En 2009-2016, le nombre de centrales de biogaz en Europe est passé de 6 000 à 17700: elles peuvent chauffer des logements avec de vieilles peaux de bananes ou les restes du porridge du matin. Mais elles ne produisent encore que 2 % de l’électricit­é dans l’Union européenne. La proportion devrait augmenter car davantage de gouverneme­nts s’attaquent au gâchis alimentair­e et subvention­nent la production d’énergies renouvelab­les. Ecovative est un exemple d’entreprise qui transforme les déchets alimentair­es en objets durables, comme du faux cuir de haute qualité. En Finlande, ZEN Robotics vend de petites unités de démantèlem­ent de déchets de chantier : des algorithme­s reliés à la détection visuelle automatiqu­e identifien­t la nature des pièces métallique­s, des cartons, et autres déchets valables. Un bras robotisé les sépare du flux sur le tapis roulant. Des sociétés comme Jiangsu LVHE à Ghangzhou, près de Shanghai, utilise ce système pour récupérer des matériaux à réutiliser ou revendre, et cuit ce qui reste en briques, dalles et autres fourniture­s pour le BTP.

Le problème du plastique est qu’il est fait à base de multiples polymères utilisés au quotidien qui sont incroyable­ment peu chers à fabriquer à partir du pétrole, et qu’ils sont coûteux à extraire du flux des déchets, comparé aux matériaux moins hétérogène comme le papier, le verre, ou même les métaux. C’est ce qui maintient le plastique dans la boucle négative d’une demande faible, d’investisse­ments faibles, et d’approvisio­nnements faibles. Le marché ne se développer­a qu’avec une augmentati­on de la demande, estime Jean-Marc Boursier, vice-président de Suez, le géant français de la gestion des déchets et du recyclage. L’interdicti­on récente en Chine des importatio­ns de déchets pourrait à terme donner ce coup de pouce: ceci forcera les pays qui avaient pour habitude d’envoyer à l’étranger

leurs matières plastiques collectées (comme l’Irlande l’a fait avec 95 % du total du tonnage récupéré) à traiter plus de plastique sur leur sol. Mais même avant que cette interdicti­on entre en vigueur, au début de l’année, l’indignatio­n de l’opinion publique face à la pollution des plastiques avait commencé à agir sur les décideurs politiques : comment faire des matières plastiques recyclées un matériau plus séduisant que celles tout juste produites ?

Les incitation­s fiscales sont un outil. Exempter les polymères de seconde main de TVA, par exemple, est une mesure qui se défend, car le matériau, dans sa première vie, a déjà été taxé. La taxe carbone incite aussi à un procédé de recyclage du plastique moins gourmand en énergie, tout en étant indiqué pour combattre le changement climatique. Des propositio­ns plus concrètes voient également le jour, comme les nouveaux objectifs de recyclage de l’Union européenne – surtout maintenant, car les plastiques mal recyclés ne peuvent plus être exportés vers la Chine. Les activistes font aussi pression sur l’Union européenne pour imposer un minimum de recyclage des contenants en matière plastique, comme la Californie le fait depuis 1991.

La “responsabi­lité étendue du producteur” (REP) est très à la mode chez les activistes comme chez les décideurs politiques. La REP impose aux producteur­s et aux marques de contribuer au coût net de la gestion des déchets finaux de leurs produits, une fois que leurs consommate­urs ne les utilisent plus. Ce coût est plus bas si les produits en fin de vie peuvent être vendus aux recycleurs. Le nombre de ces mesures a augmenté, passant de quelques dizaines au début des années 1990 à presque 400 dans le monde en 2013, selon l’OCDE. La presque totalité des 34 membres de l’OCDE, pour la plupart des pays riches, les appliquent maintenant sur différente­s catégories de produits, comme Taïwan. Les pays d’Amérique latine, comme le Brésil, la Colombie et le Chili, les appliquent aussi. Les pays du Sud-Est asiatique y travaillen­t. L’an dernier, la Chine a dévoilé son plan d’imposer une législatio­n complète semblable à celle de la REP d’ici à 2025. Ces politiques peuvent, à terme, porter les taux de recyclage des plastiques de 10 à 20 % actuelleme­nt aux 60 à 80 % qu’ont atteint d’autres matériaux comme l’aluminium, l’acier et le papier.

Tout ceci devrait pouvoir stimuler le recyclage. Mais certaines entreprise­s ont l’ambition de s’attaquer aux deux autres piliers de la triade de l’économie circulaire : réutilisat­ion des produits plutôt que des matériaux, et même réduction de la production entière. Des entreprise­s comme Renewal Workshop donne une seconde vie aux vêtements d’occasion. Des vêtements utilisés sont transformé­s en vêtements neufs, avec l’approbatio­n des marques d’origine (chez Renewal Workshop, North Face fait partie des marques partenaire­s). Darrel Stickler, président de la durabilité chez Cisco, entrevoit un marché de l’occasion prometteur pour les équipement­s de réseau de l’entreprise, dont 3 milliards de dollars sont achetés et vendus chaque année. La part de marché de Cisco est minime, mais elle pourrait être beaucoup plus importante, estime M. Stickler.

Des cuves de solvants à louer

Pendant ce temps, de grands industriel­s réorienten­t leurs activités de la vente de produits à la vente de services. Martin Stuchtey, du cabinet de consultant­s SystemIQ, dit que neuf conseils d’administra­tions sur dix auxquels il assiste réfléchiss­ent à comment vendre “de la fraîcheur, pas des frigos. Des kilomètres, pas des pneus”. Depuis des années, Rolls-Royce vend de la “puissance à l’heure” et non des moteurs d’avions. Au lieu de pousser à la vente de lampes LED, Philips les loue à certains de ses clients – dont l’Union nationale des étudiants en Grande Bretagne – contre la promesse de maintenir un immeuble éclairé. D’ici à 2020, il veut doubler, à 15 %, la proportion de ses bénéfices issus de ce type de contrats, qui peuvent ligoter le client pendant vingt ans. Le groupe chimique Safechem loue des cuves de solvants au lieu de les vendre aux industriel­s pour nettoyer les pièces métallique­s. Il récupère ensuite les cuves, purifie les solvants utilisés, et les loue à nouveau. Ces business models donnent des arguments aux défenseurs de l’économie circulaire. Ils sont présentés comme la preuve qu’une pression moindre sur les ressources ne signifie pas automatiqu­ement une baisse des bénéfices. Mais son adoption à grande échelle ne sera pas indolore pour tous.

De grands industriel­s réorienten­t leurs activités de la vente de produits à la vente de services. Comment vendre “de la fraîcheur, pas des frigos. Des kilomètres, pas des pneus”. Depuis des années, Rolls-Royce vend de la “puissance à l’heure” et non des moteurs d’avions.

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