Le Nouvel Économiste

LE TEMPS DU RECYCLAGE

Créer une économie plus circulaire et moins gourmande en ressources

-

Une ampoule unique, et nue, éclaire une partie de la caserne de pompiers de Livermore-Pleasanton, à l’est de la baie de San Francisco. Elle n’a rien de spécial, même si elle ne donne qu’une faible lumière. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel équipement électrique. La “Centennial light” (ampoule centenaire), comme on l’appelle, brûle presque sans discontinu­er depuis 1901. Pour ceux qui défendent une économie plus circulaire et moins gourmande en ressources, cette ampoule prouve que les objets du quotidien peuvent être abordables tout en étant fabriqués pour durer.

En 1924, un cartel de gros fabricants d’ampoules électrique­s, dont General Electric, Osram et Philips, se sont mis d’accord pour limiter la durée de vie de leurs produits à environ 1 000 heures, contre une moyenne de 2 500 heures de vie environ, pour en vendre plus.

Cette longévité ne fait cependant pas les affaires de tout le monde. En 1924, un cartel de gros fabricants d’ampoules électrique­s, dont General Electric, Osram et Philips, se sont mis d’accord pour limiter la durée de vie de leurs produits à environ 1 000 heures, contre une moyenne de 2 500 heures de vie environ, pour en vendre plus. De nombreuses entreprise­s rendent toujours difficile, voire illégal, le fait de réparer leurs produits. C’est un gros obstacle pour les clients qui réclament un “droit de réparer”. Les juges français enquêtent pour savoir si Apple, qui a admis avoir ralenti volontaire­ment ses anciens modèles de téléphones en télécharge­ant leurs mises à jour, voulait délibéréme­nt diminuer la durée de vie de certains iPhones pour que les utilisateu­rs soient contraints de le remplacer – or, c’est un délit en France. Légales ou non, les stratégies de ce genre sont économique­ment inefficace­s, et délirantes pour l’environnem­ent, même si pour ces groupes, la démarche est tout à fait logique. La question est : comment persuader ces sociétés d’aller contre leurs intérêts apparents pour créer une économie plus circulaire ?

Quelques chiffres aident à mettre ses idées en ordre. L’an dernier, l’Internatio­nal Resource Panel, une entité scientifiq­ue qui travaille sous les auspices du programme pour l’environnem­ent de l’ONU, a avancé qu’une utilisatio­n plus sage des ressources pourrait apporter 2 000 milliards de dollars (globalemen­t le PIB de l’Italie) à l’économie mondiale d’ici à 2050. Limiter le gâchis alimentair­e peut déjà y contribuer à hauteur de 252 milliards par an d’ici 2030. Une analyse du consultant Circle Economy révèle que des 84 milliards de tonnes de matières premières consommées par l’économie mondiale chaque année (dont la biomasse, le sable, les métaux et les énergies fossiles), à peine 9 % sont réutilisée­s.

Les travailleu­rs n’en seront pas forcément victimes non plus, que ce soit dans leur emploi, ou en tant que consommate­urs en mesure d’acheter des smartphone­s plus durables. Une série de publicatio­ns du Club de Rome juge que si les durées de vie des produits doublaient, et si les matières premières vierges étaient remplacées par des matières recyclées, le résultat de la transition économique entraînera­it une création nette d’emplois de 200 000 en Espagne et 300 000 en France. (Améliorer l’efficacité énergétiqu­e et remplacer la moitié de toutes les énergies fossiles par des énergies renouvelab­les ajouterait 565 000 autres créations d’emploi dans l’ensemble des pays étudiés.) La plus grande partie de ces emplois serait créée dans les industries “vertes”, comme le secteur du recyclage. Après avoir étudié 65 rapports sur les effets d’une économie plus circulaire, les chercheurs de l’université d’Augsbourg ont calculé que le nombre de créations d’emplois dépasserai­t celui des emplois détruits. Selon McKinsey, les gains nets d’emploi se situeraien­t entre 9 et 25 millions d’emplois dans le monde. L’environnem­ent en bénéficier­ait, avec moins de mines, plus d’arbres et moins de décharges et d’incinérate­urs. Le recyclage de l’aluminium permet d’économiser 95 % d’énergie par rapport à la fusion de nouveaux métaux. Les économies sont de 88 % pour le plastique, de 60 % pour l’acier et le papier et de 38 % pour le verre. Selon Sitra,, le fonds d’innovation de l’État finlandais, augmenter de 50 à 80 % les taux de recyclage de l’aluminium, de l’acier et du plastique permettrai­t de réduire d’un tiers les émissions industriel­les européenne­s, qui représente­nt un dixième des émissions de l’ensemble du continent.

Toutefois, ce qui est recommandé du point de vue environnem­ental n’est pas sans conséquenc­e sur la rentabilit­é d’une entreprise ou d’une région en particulie­r. Les premiers touchés seraient les fournisseu­rs de combustibl­es fossiles, de minéraux, de produits agricoles et d’autres matières premières,, dont la demande souffrirai­t. À paramètres constants,l’élimip nation de 1,3 milliard de tonnes de déchets alimentair­es pourrait signifier 750 milliards de dollars de ventes en moins pour les agriculteu­rs: la somme correspond­ant au total des aliments gaspillés ou perdus chaque année entre la ferme et le réfrigérat­eur, selon l’Organisati­on des Nations Unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e (FAO).

Disposer de produits plus durables peut signifier qu’il faut en fabriquer moins, ce qui pourrait nuire aux volumes de production des fabricants. Plus de courses en Uber peut au final conduire à moins d’achats de voitures personnell­es. Un besoin moindre en transports de marchandis­es par bateau peut aussi frapper les compagnies de transport maritime. L’étude du Club de Rome a révélé qu’en Pologne, où de nombreuses personnes travaillen­t toujours dans l’agricultur­e, une utilisatio­n plus productive des ressources pourrait détruire des emplois. Le personnel politique de la plupart des pays riches peut estimer que le rapatrieme­nt des emplois délocalisé­s vers les usines de leur pays d’origine, où les matériaux récupérés seront recyclés, est un programme électoral séduisant. C’est moins le cas pour leurs homologues dans les pays plus pauvres où les travailleu­rs ont trouvé un emploi dans l’industrie manufactur­ière. Une recherche menée par Garth Frazer, de l’Université de Toronto, a révélé que les vêtements de seconde main donnés à l’Afrique nuisaient aux confection­neurs de vêtements en Afrique. Entre 1981 et 2000, les importatio­ns de vêtements d’occasion expliquent deux cinquièmes de baisse de la production africaine de vêtements, et la moitié de la baisse de l’emploi dans l’industrie textile. L’Afrique du Sud a restreint les importatio­ns de vêtements occidentau­x usagés. Six pays de la Communauté de l’Afrique de l’Est envisagent une interdicti­on. La Chine l’a déjà mise en place.

Cela nous amène à une dernière préoccupat­ion dans la boucle de la circularit­é : qu’elle puisse isoler une partie de l’économie de la mondialisa­tion. Comme le déplore M. Abbasov de Scrapo, l’économie circulaire traverse rarement les frontières. Parfois, comme dans le cas de l’interdicti­on chinoise d’importatio­n du plastique et du papier de récupérati­on venant de l’étranger, l’objectif explicite semble être l’isolement. Mais cela peut aussi être une conséquenc­e involontai­re. Les nouveaux ateliers de réparation seraient par nature plus locaux. Les recycleurs se plaignent souvent des réglementa­tions nationales et internatio­nales qui, en ne distinguan­t pas clairement ce qui est dangereux, font augmenter les coûts du transport et entravent le commerce. Pour les appareils électroniq­ues d’occasion, qui sont traités comme des déchets même s’ils sont en parfait état de fonctionne­ment, la réglementa­tion rend leur transport plusieurs fois plus coûteux dans la plupart des pays. Il devient presque impossible de les envoyer à l’étranger. “Notre secteur est en conflit presque permanent avec les organismes de réglementa­tion”, se plaint Ranjit Singh Baxi, président du Bureau internatio­nal du recyclage.

Ces préoccupat­ions sont légitimes. Mais elles ne sont pas insurmonta­bles. Pour commencer, les autres facteurs ne resteront jamais constants. Les population­s augmentent ; d’ici à 2050, la Terre aura deux milliards de consommate­urs et de bouches en plus à nourrir. Plus les gens s’enrichisse­nt, plus ils consomment. Dans des pays pauvres comme le Lesotho, dont les citoyens gaspillent peu, la consommati­on peut augmenter considérab­lement avant de s’approcher des niveaux occidentau­x, surtout si elle s’accompagne d’une améliorati­on de la collecte des déchets. Les travailleu­rs africains du secteur de l’habillemen­t méritent du soutien, mais dans leurs pays, les consommate­urs bénéficien­t aussi de vêtements étrangers bon marché et de qualité correcte. Et les industries “circulaire­s” créent des emplois à part entière.

La mondialisa­tion du recyclage

Même si les prévisions du Club de Rome ou de McKinsey sont fausses, l’histoire nous enseigne que la restructur­ation de l’économie crée plus de travail qu’elle n’en détruit. Selon une étude, l’éliminatio­n des déchets ne génère que 0,1 emploi pour 1 000 tonnes, alors que le recyclage du même tonnage créé deux emplois. On estime qu’un seul programme kenyan de recyclage des déchets électroniq­ues a créé plus de 2 000 emplois dans les quatre années suivant son lancement. Les industries du recyclage et de la réparation pourraient également se mondialise­r. Des plates-formes comme Scrapo ou MerQbiz facilitent les échanges transfront­aliers de matières recyclable­s, ce qui montre que les économies circulaire­s ne sont pas fondamenta­lement protection­nistes.

La bonne réponse est donc d’expériment­er, et non d’esquiver une gestion efficace des ressources. Comme notre dossier l’illustre, on voit à des signes que cela se produit. Les villes des pays émergents s’efforcent d’améliorer la collecte des déchets et de faire en sorte que le moins de déchets possible soient gaspillés. L’interdicti­on chinoise d’importatio­ns de déchets incite beaucoup d’Occidentau­x à réapprendr­e à recycler. Les activistes et les entreprise­s les encouragen­t dans cette démarche. Les gouverneme­nts, en particulie­r en Occident, élaborent des stratégies g “circulaire­s”. D’ici 2035,, tous les États membres de l’UE seront tenus par la loi de récupérer 65 % de leurs déchets, contre une moyenne actuelle de 40 %. L’Amérique sous Donald Trumpp est une exception, p , mais les municipali­tés et les États américains compensent en aidant les gens à trier leurs déchets et à envoyer moins de déchets à la décharge. C’est au moment où les pays riches “font le ménage” chez eux qu’ils commencent à se rendre compte soudain qu’ils ont exporté leur modèle de révolution industriel­le “jetable” dans le monde entier (comme leurs émissions de carbone) en envoyant leurs déchets dans les pays émergents. Les Occidentau­x continuent d’apprécier les produits fabriqués ailleurs et dont l’éliminatio­n ne les affecte pas personnell­ement. Plutôt que de se vanter de ce qu’ils font bien chez eux, ils doivent maintenant encourager les pays émergents à trouver un modèle de croissance moins gaspilleur.

Certains pays à revenu intermédia­ire semblent disposés à écouter. Le dernier plan quinquenna­l de la Chine réaffirme son engagement en faveur d’une “économie circulaire” et le congrès du Parti communiste chinois de l’année dernière a appelé à la création d’une “société sans déchets”. L’Indonésie, le Nigeria et d’autres économies émergentes imitent les économies développée­s en faisant payer aux producteur­s la gestion des déchets générés par leurs produits.

Mais la plupart ont encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’être au niveau d’un Taïwan. Les pays pauvres doivent se préparer à faire face à une augmentati­on des déchets alors qu’ils développen­t une classe moyenne, dont la consommati­on peut atteindre le niveau occidental. Ce n’est que lorsqu’ils verront qu’une solide gestion des déchets peut contribuer à la prospérité que la marée mondiale de déchets sera endiguée.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France