Le Nouvel Économiste

Fractures multiples

Inclusive ou excluante : quelle societe volouns-nous?

- PHILIPPE PLASSART

En 1995, Jacques Chirac se faisait élire à la présidence de la République sous la bannière de la lutte contre la “fracture sociale”, l’un de ses principaux thèmes d’une campagne érigée contre une “pensée unique”, aveugle aux réalités du pays qui “menacent l’unité nationale”. Il visait essentiell­ement les banlieues déshéritée­s dans lesquelles il voyait poindre la révolte des jeunes. Près d’un quart de siècle plus tard, le diagnostic est encore plus désolant : ce n’est plus une mais plusieurs fractures qui lézardent désormais l’Hexagone dans tous les sens, qui viennent creuser chaque jour un peu plus le fossé des différence­s, mettant dangereuse­ment à mal la cohésion sociale de l’ensemble du pays. Villes/campagnes, riches/ pauvres, élites/peuple, vieux/ jeunes, geek informatiq­ue/analphabèt­es numériques, minorités/

Villes/campagnes, riches/ pauvres, élites/peuple, vieux/ jeunes, geek informatiq­ue/ analphabèt­es numériques, minorités/majorité, croyants/ laïcs, musulmans/non musulmans… Jamais la France n’est apparue autant fragmentée.

majorité, croyants/laïcs, musulmans/non musulmans… Jamais la France n’est apparue autant fragmentée, composée désormais d’une multitude de morceaux épars et disjoints tel le vase brisé de Soissons. Et le pire est que l’on a perdu, semble-t-il, la colle pour remettre les pièces ensemble. Jamais le fameux “vivre ensemble” – c’est-à-dire le sentiment d’appartenan­ce collective, indispensa­ble socle de la démocratie – n’est apparu aussi fragile et loin de la réalité. Tout désormais alimente la division, nourrit la suspicion et attise les stigmatisa­tions entre les groupes et les individus : la religion, le lieu d’habitation, le niveau de diplômes, le langage, etc. C’est la guerre de tous contre tous. Avec le risque de passer à la confrontat­ion tant il est vrai qu’à force de s’éloigner les uns des autres, les groupes sociaux ne se comprennen­t plus. Or une société dynamique et ouverte a un besoin impératif de liens entre les individus passant par la mobilité, l’écoute et les échanges. D’où le débat latent que posent ces évolutions, celui du modèle de société que l’on veut. Une société inclusive qui se préoccupe du sort de tous et en priorité des plus faibles et des plus fragiles autour d’un modèle solidaire ? Mais alors se pose une question : comment se fait-il qu’avec plus du tiers du produit intérieur brut, soit 600 milliards d’euros redistribu­és dans notre pays, l’État-providence n’assurepas cette cohésion ? Ou bien, version anglo-saxonne, une societe excluante, plus exigeante cfertes, mais aussi plus dure avec ses membres et qui risque alors de générer des formes dissolvant­es de séparatism­e ? Ce dilemme ne se pose pas qu’en France. Certes, la remise en cause du modèle égalitaris­te est particuliè­rement violente chez nous car elle sape un des fondements de base de la société hérité de la Révolution française. Mais tous les pays, quelle que soit leur tradition, individual­iste et libérale dans les pays anglo-saxons, étatiste et solidaire dans les pays scandinave­s, connaissen­t aujourd’hui peu ou prou les mêmes fractures. Et les mêmes interrogat­ions sur leur modèle de société, dont témoigne la montée un peu partout des populismes.

Une ligne de force semble structurer l’ensemble de ces césures, celle qui oppose les “somewhere” – les gens de quelque part, enracinés dans une identité locale – et les “anywhere” – les gens de n’importe où qui ont, eux, du fait de leur bagage économique et culturel, la capacité de tirer le bénéfice de la globalisat­ion

Somewhere contre anywhere

On ne passe pas en une génération d’une économie quasi administré­e – et relativeme­nt homogène – à une économie ouverte à la globalisat­ion et en voie de numerisati­on sans dommages nour la cohession sociale. Le premier effet de la mondialisa­tion a été de renforcer la polarisati­on, c’est à dire l’opposition aux extrêmes, de la société. Des conséquenc­es visibles à tous les niveaux. Celui des inégalités de revenus d’abord. Mondial, le phénomène de creusement des inégalités n’épargne plus l’Hexagone. “8 % des Français sont pauvres, ne disposant que d’un revenu en dessous de la moitié du salaire médian, soit 5 millions de personnes. Ceux-là n’arrivent pas à accéder à la société de consommati­on. Si en bas de l’échelle, les inégalités sont moindres, la France est en revanche un pays où les 10 % les plus riches sont très riches. Au Royaume-Uni, les revenus de cette catégorie sont inférieurs de l’équivalent de 1 000 euros”, observe Louis Maurin, directeur de l’Observatoi­re des inégalités. Au niveau des territoire­s ensuite. Jamais le pouvoir d’attraction des métropoles n’a été aussi fort au détriment des zones périurbain­es et rurales. Un phénomène dúrbanisat­ion lui aussi mondial, mais qui est accentuee par notre tradition centralisa­trice. À elle seule, la région Ile-de-France pèse plus de 30 % du PIB national et concentre les emplois qualifiés et bien rémunérés. Ce clivage se nourrit d’une spécificit­é jusqu’ici bien française, mais à laquelle une majorité de pays s’identifie désormais : le poids accordé aux diplômes. “La fracture éducative est devenue première en France, tant les chances d’insertion apparaisse­nt liées au niveau de diplôme. Avec à la clé une compétitio­n forcenée pour les hauts diplômes qui fait que les diplômes vraiment porteurs sont ceux des grandes écoles et des masters. Ces derniers concernent une minorité de 20 % d’une classe d’âge. Ceux-là peuvent monnayer leur formation sur le marché du travail tandis que l’entrée des autres est beaucoup plus longue et problémati­que”, souligne la sociologue Monique Dagnaud. Toujours sur le même front des aptitudes, une nouvelle crevasse s’est creusée autour des usages du numérique. Environ 23 %

des Francais declarent ne jamais naviguer sur Internet, ou bien difficilem­ent. Dans une société française qui est en passe de basculer dans le tout-numérique, cet “illectroni­sme” va devenir totalement pénalisant pour cette frange de la population…

Les germes d’une autre confrontat­ion se mettent en place, dont l’allergie des retraités à la récente majoration de leur CSG ne donne qu’un avant-goût. L’ancienne “lutte des classes” a vécu, voici venir “la lutte des âges”. Selon un sondage Swiss Life, 52 % de la génération Y (18 à 25 ans) pensent que les personnes âgées vivent aux dépens des jeunes, mais 86 % de la ggénératio­n 66 à 79 ans réfutent cette opinion. À tort, car il est établi que le pacte social de 1945 tourne désormais nettement au désavantag­e des jeunes. Une spécificit­é pour le coup française. Antagonism­e entre les riches et les pauvres, opposition entre le monde des urbains et celui des ruraux, discrimina­tion entre

Modèle français “républicai­n” contre modèle anglo-saxon “communauta­riste” ? La ligne de démarcatio­n ne concerne pas que la religion, elle soulève aussi le débat très contempora­in de la place des minorités (de couleur ou de sexe par exemple) par rapport à la majorité.

diplômés les non diplômés, confrontat­ion entre les vieux et les jeunes : ces fractures créent des tensions multiforme­s dans le corps social, où la réussite des uns se mesure à la capacité de se distinguer – et de s’éloigner – des autres. Une ligne de force semble néanmoins structurer l’ensemble de ces césures, celle qui oppose les “somewhere” – les gens de quelque part, enracinés dans une identité locale – et les “anywhere” – les gens de n’importe où qui ont, eux, du fait de leur bagage économique et culturel,, la capacitép de tirer le bénéfice de la globalisat­ion. Élite mondialisé­e, surdiplômé­e, polyglotte et habituée à franchir les fuseaux horaires, contre peuple mal doté culturelle­ment et financière­ment, scotché dans son territoire : cette grille d’analyse en deux blocs avancée par le politologu­e anglais David Goodhart pour expliquer le Brexit – les somewhere plébiscita­nt le Brexit, les anywhere étant favorables au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne – s’applique aussi à la France et à l’ensemble des pays gagnés par le populisme, comme en témoignent les dernières élections.

Panne d’intégrateu­rs

Face à ces lignes de fractures multiples,p, les ppuissants intégrateu­rs g que furent par le passé l’Église, l’armée et l’école se révèlent inopérants tant ils se sont effacés du paysage. Finie la messe du dimanche réunissant la communauté villageois­e dans sa diversité, et qui donnait l’occasion au notable de côtoyer l’ouvrier ou le paysan ; finis le service national et le brassage social de la chambrée permettant aux jeunes hommes des catégories supérieure­s de vivre plusieurs mois et sur un pied d’égalité avec leurs concitoyen­s des classes moyennes et des catégories populaires. “Les casernes ont accueilli les derniers appelés en 2001. Même si sa durée avait été progressiv­ement raccourcie et si les exemptions accordées s’étaient multipliée­s, le service militaire demeurait une période au cours de laquelle un sentiment d’appartenan­ce à une nation commune se forgeait”, analyse Jérôme Fourquet, directeur à l’Ifop, dans un rapport pour la Fondation Jean-Jaurès. L’expert pointe dans le même ordre d’idée le lent déclin des colonies de vacances. En trente ans, leur fréquentat­ion a chuté de moitié. “Les colonies généralist­es où l’on envoyait les enfants, quel que ce soit leur milieu social, durant deux à quatre semaines, ont du plomb dans l’aile.” Idem désormais dans les tribunes des stades de football. “Le prix des places variant fortement d’une tribune à l’autre, les principaux stades de football ne sont plus un lieu de brassage où les cadres feraient corps avec les ouvriers ppour soutenir leur équipeqp de coeur”, , analyse Jérôme Fourquet. À quoi tient pourtant le sel d’une société, si ce n’est assurément à toutes ces occasions de contacts et d’interactio­ns entre individus au-delà de leur origine ?

Choix de société

Or que constate-t-on ? Un repli sur soi des différente­s catégories qui débouche sur des formes de séparatism­e, certains groupes allant même jusqu’à faire sécession. Aussi bien en bas qu’en haut de l’échelle. Que ce soit de gré ou de force, ces évolutions s’accompagne­nt d’un processus de rejet débouchant sur des formes insidieuse­s d’apartheid. “Un fossé de plus en plus béant s’est creusé entre la partie supérieure de la société et le reste de la société”, analyse Jérôme Fourquet. Une évolution qui pose question sur la société que nous voulons. Veut-on une société “inclusive”, c’est-à-dire une société qui veille à ne pas laisser se creuser irrémédiab­lement les fractures en son sein et qui se montre soucieuse de ne laisser aucun groupe se désolidari­ser du bien commun ? Ou une société “excluante”, c’està-dire une société qui laisse les individus se rassembler en cultivant leurs différence­s en autant de sous-groupes juxtaposés, indifféren­ts au destin commun ? Modèle français “républicai­n” contre modèle anglo-saxon “communauta­riste” ? La ligne de démarcatio­n ne concerne pas que la religion, elle soulève aussi le débat très contempora­in de la place des minorités (de couleur ou de sexe par exemple) par rapport à la majorité. Et c’est dans le champ politique que se joue l’intégratio­n – ou pas – dans le creuset commun. Difficile de faire fi ici du poids de l’Histoire. “En France, les individus deviennent citoyens en mettant de côté, sans l’oublier, leur identité particuliè­re” rappelle le professeur en sciences politiques Laurent Bouvet. Un principe aujourd’hui mis à mal car désormais, force est de le constater : cette règle de conduite de “citoyens sans étiquette” ne s’impose plus d’elle-même.

* 1985-2017 : quand les classes favorisées font sécession – Jérôme Fourquet (Fondation Jean-Jaurès).

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