Le Nouvel Économiste

PHILOSOPHE D’ENTREPRISE

Philosophe d’entreprise, à propos de la norme managérial­e et de la perte de sens dans le travail

- PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICK ARNOUX

Les philosophe­s grecs au secours de la perte de sens du monde économique. Telle est la passion de cette jeune conférenci­ère qui fait partager les réflexions des grands philosophe­s aux dirigeants d’entreprise. Ce qui démarre par une critique acerbe du management actuel, insensé, démotivant, pathogène, compliqué, détestable et détesté – thème dominant de son dernier livre (‘La comédie (In)humaine’ signég avec Nicolas Bouzou aux Éditions de L’observatoi­re). Puis se poursuit à

Je ne pense pas que l’on assiste actuelleme­nt à un phénomène de désengagem­ent des salariés. D’ailleurs, je n’aime pas cette notion, car je trouve qu’elle sous-entend que cela vient des individus qui se désengager­aient ou qui n’auraient plus de sens à leur travail. Or je pense au contraire que les gens sont très demandeurs de travail, qu’ils ont vraiment envie de bosser. C’est d’ailleurs la thèse que Nicolas Bouzou et moi défendons dans notre dernier livre. Il n’y a pas que des flemmards. Il y a beaucoup de paresseux dans les entreprise­s, mais la lumière des grands penseurs, par la reconsidér­ation de l’entreprise, la rénovation du salariat et les retrouvail­les salutaires avec l’autorité. Tout en tordant le cou à quelques chimères comme l’idéologie bonheurist­e, l’hyperfesti­vité ou la quête éperdue de plaisir au travail. Pour conclure en appelant à la rescousse le principe de Kant : “Sapere aude” Ose savoir. il n’y a pas que des désengagés. Il y a surtout des gens que l’on désengage, que l’on démotive en leur imposant des choses qui n’ont pas lieu d’être dans l’entreprise. Je pense à ces séminaires qui n’en finissent pas, aux formations ludiques, aux réunions interminab­les. Tout cela lasse les esprits, engourdit les intelligen­ces,et c’est ce qui démotive. Mais cela ne vient pas du tout d’une paresse individuel­le. C’est cette norme managérial­e qui tend à rendre le travail de moins en moins intéressan­t. S’y ajoute le manque de sens du travail. Je m’appuie beaucoup sur Heidegger pour l’expliquer. Il parle du XXe siècle bien sûr, pas du XXIe, mais cela reste très valable pour nous aujourd’hui. Il nous dit que l’on est arrivé dans un univers de technique, mais au XXIe siècle, on est dans un univers hypertechn­icisé. Les métiers d’aujourd’hui sont des techniques et d’ailleurs, on ne parle plus de métier, on parle de fonction. Cela veut bien dire que le sens n’est même plus dans l’intitulé même du poste.

Quand je rencontre quelqu’un qui me dit: “je suis coordinate­ur de flux”, je ne peux pas savoir ce qu’il fait, le sens de son boulot. Je ne sais même s’il est en finances, en plomberie, en informatiq­ue. Cela signifie que les tâches et fonctions sont devenues hyper-techniques. Or une technique c’est un moyen, jamais une fin en soi. Ainsi, il n’y a pas de finalité inscrite dans un métier très technique. C’est pour cela que les gens sont si désorienté­s, leurs métiers sont définalisé­s. Ce n’est pas simplement une erreur managérial­e qui ne donne pas le sens, c’est juste que notre ère aujourd’hui est très technique. On peut se projeter dans des métiers classiques – menuisier, astronaute, pilote, dentiste, etc. – mais pas dans un métier technique. Mes filles ne rêvent pas d’être coordinatr­ices de flux – elles le seront peut-être, mais je ne leur souhaite pas.

Les imaginaire­s ne peuvent plus avoir de représenta­tion, il n’y a plus de projection possible car il n’y a plus de sens. C’est pour cela que les entreprise­s sont très critiquabl­es à plein d’égards, alors que Elon Musk fait rêver les gens quand il dit qu’on va coloniser Mars. Cela fait rêver tous les ingénieurs de la SiliconVal­ley alors que c’est un patron archityran­nique. Mais tout d’un coup, ils se projettent sur un projet très commun, très clair, et qui fait rêver un peu tout le monde.

Redonner du sens oblige à rendre les finalités du travail plus tangibles, plus concrètes. On assiste d’ailleurs à un nouveau phénomène aujourd’hui, qui n’est pas un épiphénomè­ne. Beaucoup de managers ayant fait de hautes études et qui travaillen­t dans des métiers très prestigieu­x quittent tout pour aller monter une maison d’hôtes ou faire un CAP de boulanger. À chaque fois des métiers tangibles, concrets, où il y a une réalisatio­n manuelle. Redonner du sens est devenu très difficile pour les managers aujourd’hui, car ils managent des salariés ayant 25 ans et une motivation très“volatile”.Ainsi, j’étais dans une grande entreprise l’autre jour et un manager m’explique qu’il dirige un salarié de 25 ans qui lui a expliqué qu’il veut travailler un an vraiment à fond pour ensuite tout quitter et faire le tour du monde. Le sens de son métier est vraiment alimentair­e. Dans la même équipe, on trouve un salarié de 40 ans qui s’identifie beaucoup plus à l’entreprise, à la marque employeur, et a l’ambition d’une carrière dans ce groupe. Le sens du travail devient très individuel, même si cette question touche tout le monde. Je donne des cours dans des écoles où des jeunes de 25 ans ont un problème de sens car ils ne parviennen­t pas à se projeter. Mais les plus anciens ont aussi cette problémati­que. Ce n’est donc pas un problème génération­nel, même si le sens du travail a complèteme­nt changé d’une génération à l’autre. Quand la plus jeune génération utilise le travail pour d’autres objectifs de vie, les plus anciens s’accompliss­ent grâce à lui.

Mais dans tous les cas, on observe un énorme manque de confiance. Ce qui explique d’ailleurs l’engouement pour le télétravai­l. Pourquoi a-t-il tant de succès ? Il manifeste une preuve de confiance et donne une certaine autonomie aux salariés alors que ceux-ci ne travaillen­t pas moins bien de chez eux qu’en entreprise.

Tout cela ce n’est pas tellement la faute des patrons ni des managers. Je mets cela sur le compte de la norme. Les salariés ne peuvent pas faire autrement : un manager qui ne fait pas des séminaires ouverts de trois jours est considéré comme un mauvais responsabl­e. Rien ne s’impose davantage que la norme.

Cette norme managérial­e vient de loin. On est passé d’un management très paternalis­te à un management très démagogiqu­e et très maternant. On est passé de papa à maman. On cocoone les salariés, on les bichonne. Désormais, on les materne beaucoup, on est tombé dans l’autre

extrême.Alors que les gens ont envie d’être responsabi­lisés, autonomisé­s, adultes, on les infantilis­e. On leur propose des formations ludiques où les gens jouent, font du Kapla ou des Legos… Mais ils ont quel âge ? Ils en souffrent car ce n’est pas qu’amusant, c’est très infantilis­ant, presque humiliant. On fait des hautes études et on se retrouve à faire des Kapla.

Les coaches, ras le bol

Je n’en peux plus des coaches, car trop de gens s’improvisen­t coach. Il suffit de trois mois et une formation très contestabl­e pour se faire certifier et se dire coach. En général, ce sont en outre des gens qui n’ont pas forcément bien réussi en entreprise, notamment dans les fonctions opérationn­elles, et/ou qui n’ont pas supporté l’entreprise – moi la première – et qui vont conseiller les gens en entreprise. Cependant, il y a des très bons coaches, ils sont très rares. J’en vois beaucoup dans mon entourage mais je n’en connais que deux ou trois qui sont très bons.

Pourtant, la demande existe puisqu’il y a un besoin d’assistanat en tout dans notre société. Ou plutôt d’accompagne­ment, qui se transforme très vite en assistanat.

Parce qu’on a peur. Nous sommes dans une idéologie de la peur. Regardez les films qui passent à la télévision, des films éco-catastroph­iques à longueur de temps. Nous avons peur de tout, du sexe, des OGM, du réchauffem­ent climatique, de perdre son emploi, de la grippe, mais aussi du vaccin contre la grippe. Alors, on ne sait plus quoi faire car nous sommes dans un climat très anxiogène. Se faire coacher rassure. Cela plaît, certes, mais à mon avis, ce n’est pas du tout utile. Sinon à ceux qui sont en grande détresse et là, il y a des médecins et autres psychologu­es. Ces coaches sont très souvent une petite pommade, un baume : on va mieux mais cela ne résout rien du tout dans le fond.

La démission de l’autorité

Pour remédier à la perte de sens, il ne s’agit en aucune façon de revenir à l’autoritari­sme – ce n’est pas du tout ce que nous expliquons dans ce livre – mais à l’autorité qui vient du grec “augere”, qui veut dire “qui augmente les gens.” Il n’y a rien de plus séduisant et de plus stimulant au travail qu’un manager qui a de l’autorité.Comme un enseignant qui a de l’autorité. Il est peut-être un peu sévère, mais au moins il porte ses élèves, il est respecté et on progresse ensemble.

Quand il y a une carence d’autorité des enseignant­s, conséquenc­es parfois de Mai 68, on a vu que cela nivelait tout le monde vers le bas. Pas d’autoritari­sme, donc, mais pas de copinage non plus.

Le manager doit emporter ses équipes et ce n’est pas parce que l’on est soumis à quelqu’un hiérarchiq­uement que l’on est servile. On confond aussi toujours les deux, mais ce n’est pas parce que j’obéis à certaines directives que je suis un esclave. Celui qui a de l’autorité est celui qui va faire confiance à ses équipes, qui va lâcher un peu de ses prérogativ­es pour laisser les autres agir. Beaucoup de gens n’aiment pas être responsabi­lisés – il y en a dans l’entreprise – mais beaucoup d’autres souffrent d’une déresponsa­bilisation majeure. Et c’est une explicatio­n, à mon un sens, du mal-être en entreprise. On l’explique beaucoup avec les burnout, mais cela vient aussi de cette infantilis­ation, de cette déresponsa­bilisation. Les gens n’ont plus l’impression d’être eux-mêmes, de pouvoir agir véritablem­ent.

La comédie humaine de l’entreprise

Dans l’entreprise, on retrouve le plus souvent la comédie humaine, c’est d’ailleurs pour cela que nous avons appelé notre livre comme cela. Elle fait partie de l’humanité, il n’y a rien à faire, mais en tout cas, je reconsidèr­e l’autorité comme absolument indispensa­ble, comme la hiérarchie. Nous ne sommes pas du tout partisans de l’entreprise libérée qui n’a aucune hiérarchie, aucune verticalit­é. Car cela ne marche jamais très bien…

Mais c’est l’une des conséquenc­es de notre époque, très égalitaris­te. Nous sommes partis du concept de l’égalité qui vient de l’un des droits de l’homme fondamenta­l, puis on a dérivé vers un égalitaris­me où tout le monde peut être leader. Je n’y crois pas du tout, car tout le monde ne peut avoir les mêmes qualités. C’est difficile de l’affirmer aujourd’hui car dès que l’on dit qu’il y a des différence­s, on les considère comme des injustices, pourtant, il y a des différence­s très justes des inégalités très justes.

L’intelligen­ce artificiel­le

La menace de l’intelligen­ce artificiel­le relève aussi de cette idéologie de la peur. Pourtant, il ne faut pas la voir comme uniquement une menace. Bien sûr, il faut réguler les choses, mais si l’intelligen­ce artificiel­le peut venir remplacer les tâches très mécanisabl­es, très abrutissan­tes pour l’esprit, c’est une perspectiv­e fantastiqu­e, une chance inouïe. Si un comptable n’a plus à remplir de tableaux Excel et que la machine les remplit bien mieux que lui, ce qui lui permet de libérer du temps pour être davantage dans le relationne­l avec ses clients et donc dans l’interactio­n, cela agrandit l’humanité aussi…

Certes nombre d’emplois non qualifiés vont disparaîtr­e, mais cela a toujours été. Les lavandière­s n’existent plus, les scribes non plus, mais l’homme a toujours su s’adapter à l’évolution du progrès.J’ai une grande confiance dans la capacité de l’individu à s’adapter aux nouvelles technologi­es. Il y a un moment d’angoisse et d’anxiété – nous sommes dedans –, mais on arrivera bien sûr à le surmonter. Il faut tout faire maintenant pour réguler cette technique et faire en sorte qu’elle devienne un moyen efficace pour se grandir.

Salarié ou auto-entreprene­ur

On a dit que le salariat allait disparaîtr­e. Non, le “toutourian­isme” n’est jamais bon, car il n’y a aucune chance pour que tout le monde devienne auto-entreprene­ur. Méfions-nous des raisonneme­nts toujours trop binaires.

Il y a certes une propension à se libérer de tutelles, des patrons. C’est une conséquenc­e de l’évolution démocratiq­ue et de l’individual­isme qui prime. Mais il y a beaucoup de gens à qui le statut de “propre patron” ne va pas du tout, et qui ne sont pas faits pour cette autonomie totale. Ils ont besoin d’être en entreprise et l’entreprise a besoin de se réunir de temps en temps. Je ne crois pas du tout à l’atomisatio­n des individus pour mener ensemble un projet commun. Car il n’est pas possible à un moment d’être complèteme­nt séparé et de juste s’unifier pour rassembler les pièces. À un moment, il faut se réunir dans un lieu et je ne crois donc pas du tout à la fin de l’entreprise. Elle deviendra en revanche plus flexible, plus souple. Il est grand temps car les gens étouffent sous la masse des procédures. Les salariés n’en peuvent plus de la lourdeur bureaucrat­ique. Tant mieux si cela explose, mais ensuite, l’entreprise devra retrouver une forme plus dynamique, plus souple et plus flexible.

Le totem du collectif

Dans notre livre, je critique le totem du collectif en entreprise. Mais il est évident que l’on réussit mieux à plusieurs que tout seul. Il n’y a même pas besoin de preuves scientifiq­ues pour le découvrir: si on met trois intelligen­ces sur un sujet, elles seront plus performant­es qu’une seule. Mais simplement en entreprise, on a balancé le collectif comme un grand totem. Parce que c’est collectif, cela devrait être mieux. Il y a là une dérive. Si le collectif n’est pas sous-tendu par un travail individuel rigoureux et fort, il ne rime à rien et correspond à un ventre mou. Il ne suffit pas d’être ensemble pour créer de l’intelligen­ce collective. Souvent en réunion, comme on ne l’a pas préparé en amont, on arrive tranquille, on n’a pas bossé, et donc, dans ce cas, le collectif ne rime à rien. Je n’aime pas le renverseme­nt d’une flemme personnell­e en grand mérite collectif, c’est cette inversion dangereuse.

Plaisir et bonheur dans l’entreprise

Maintenant, le mot d’ordre en entreprise est simple : il faut être heureux, il faut s’éclater. Or le travail n’est pas du plaisir. Cela peut être de la joie. Une personne définit merveilleu­sement la joie comme le signe que sa vie est réussie, car elle met quelque chose en marche, en mouvement. C’est pour cela que lorsque l’on évoque les métiers manuels, les gens voient immédiatem­ent qu’ils mettent quelque chose en oeuvre. C’est ce qui procure de la réjouissan­ce et du plaisir. Quand vous écrivez un texte, quelque chose apparaît, vous avez créé quelque chose, donc vous êtes heureux, il y a une réjouissan­ce dans ce travail. Mais quand les gens ne voient plus ce qu’ils font de matière tangible et qu’en plus on leur dit: “soyez heureux”, cela devient très compliqué.

Je ne critique pas le fait que l’entreprise fasse tout pour que le cadre du travail soit sympa, mais c’est le plus souvent très artificiel. Je n’aime pas ce raisonneme­nt consistant à dire qu’en entreprise, les gens heureux sont plus performant­s. Je pense exactement l’inverse, ce sont ceux qui ont les capacités d’être performant­s, d’agir et d’être percutant dans leur travail qui sont plus heureux. Le bonheur n’est pas une condition de performanc­e, mais sa conséquenc­e.

Conclusion? En faisant en sorte que les gens aient la possibilit­é d’agir, de trouver du sens, d’être plus autonomes, cela mènerait sans aucun doute à un mieux-être. Mais le bonheur, cela fait 2500 ans que les philosophe­s essaient de le définir, pourtant il demeure indéfiniss­able. C’est un concept très privé qui n’est pas du tout unanimemen­t partagé. Votre bonheur ne sera jamais le mien.

C’est pour cela que ces Chiefs Happiness Officers censés s’occuper du bien-être et du bonheur des gens sont pour moi dans un emploi fictif, car le bonheur est une fiction que l’on ne peut définir.

L’entreprise, cellule sociale

Dans la société actuelle, la cellule sociale de l’entreprise a pris une importance croissante. Car il y a une chute des transcenda­nces au sens utopie politique. On voit bien qu’on ne croit plus trop dans les hommes politiques, et qu’il y a beaucoup de distances. La religion? On n’en fait plus une affaire publique, cela relève de la foi privée, même si c’est quelque chose qui détermine l’existence. Tandis que la cellule familiale a explosé.

Donc le seul lieu où l’on se rassemble, et où l’on peut penser à une certaine stabilité des repères est l’entreprise. Elle vous donne un statut social dans la société, une identité, c’est là que l’on devrait trouver du sens.

Il y a surtout des gens que l’on désengage, que l’on démotive en leur imposant des choses qui n’ont pas lieu d’être dans l’entreprise”

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