Le Nouvel Économiste

Les territoire­s perdus de la République

Les quartiers en difficulté concentren­t tous les problèmes de la société

- PHILIPPE PLASSART

Relégués, oubliés : jamais sans doute le sentiment d’abandon n’a été aussi fort dans les quartiers populaires. En octobre 2017, par une initiative inédite qui en dit long sur leur désarroi, une poignée de maires lancent “l’appel de Grigny” pour dénoncer la situation dans leur territoire. Une alarme vite oubliée. En mai 2018, la renonciati­on publique d’Emmanuel Macron à mettre en route un énième plan banlieues, pourtant attendu avec espérance par les édiles locaux, ajoute l’incompréhe­nsion à la déception. Trop cher, pas assez efficace, tranche sèchement le président. Il est vrai que les résultats de “la politique de la ville” censée améliorer la situation des quartiers sensibles depuis maintenant quarante ans – le premier plan fut initié par Raymond Barre en 1977 – ne sont pas vraiment au rendez-vous. Ces quartiers déshérités – on en dénombre officielle­ment 1 514 regroupant près de 5,5 millions d’habitants – restent un concentré explosif et désespéran­t des difficulté­s de la société française. Trois fois plus de chômage qu’ailleurs, deux fois plus de personnes se sentant en insécurité, moitié moins de médecins spécialist­es, trois fois moins de contrats d’apprentiss­age… Dans ces quartiers, c’est toujours plus ou moins, mais jamais à l’identique des autres. Autant de différence­s qui viennent contredire leur aspiration à se fondre dans la normalité de la moyenne nationale au nom du principe de l’équité territoria­le républicai­ne. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé...

Relégués, oubliés : jamais sans doute le sentiment d’abandon n’a été aussi fort dans les quartiers populaires. En octobre 2017, par une initiative inédite qui en dit long sur leur désarroi, une poignée de maires lancent “l’appel de Grigny” pour dénoncer la situation dans leur territoire. Une alarme vite oubliée. En mai 2018, la renonciati­on publique d’Emmanuel Macron à mettre en route un énième plan banlieues, pourtant attendu avec espérance par les édiles locaux, ajoute l’incompréhe­nsion à la déception. Trop cher, pas assez efficace, tranche sèchement le président. Il est vrai que les résultats de “la politique de la ville” censée améliorer la situation des quartiers sensibles depuis maintenant quarante ans – le premier plan fut initié par Raymond Barre en 1977 – ne sont pas vraiment au rendez-vous. Ces quartiers déshérités – on en dénombre officielle­ment 1 514 regroupant près de 5,5 millions d’habitants – restent un concentré explosif et désespéran­t des difficulté­s

Trois fois plus de chômage qu’ailleurs, deux fois plus de personnes se sentant en insécurité, moitié moins de médecins spécialist­es, trois fois moins de contrats d’apprentiss­age… Dans ces quartiers, c’est toujours plus ou moins, mais jamais à l’identique des autres.

“Les différents ministères n’acceptent pas de se laisser dicter leurs priorités par un ministère de la Ville qui pèse peu politiquem­ent dans la hiérarchie gouverneme­ntale”

de la société française. Trois fois plus de chômage qu’ailleurs, deux fois plus de personnes se sentant en insécurité, moitié moins de médecins spécialist­es, trois fois moins de contrats d’apprentiss­age… Dans ces quartiers, c’est toujours plus ou moins, mais jamais à l’identique des autres. Autant de différence­s qui viennent contredire leur aspiration à se fondre dans la normalité de la moyenne nationale au nom du principe de l’équité territoria­le républicai­ne. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de corriger ces handicaps. Mais, de plans Marshall avortés en appels rituels à la mobilisati­on générale, la politique de la ville s’est à la longue “éparpillée, complexifi­ée et a quasi disparu”, analyse Jean-Louis Borloo dans son dernier rapport. Un réquisitoi­re sévère qui pousse à s’interroger sur l’origine de cet échec : insuffisan­ce de moyens ? Erreurs de méthode ? Ou bien situation finalement trop inextricab­le condamnant les quartiers à la paupérisat­ion à perpétuité ? Le pire danger face à cette impuissanc­e est la lassitude. Fait significat­if, on sent poindre la critique émanant des autres laisséspou­r-compte de la République, les ruraux en tête, qui viennent réclamer leur part : trop d’argent serait dépensé en pure perte dans ces quartiers. Peu importe que cela soit faux puisque le total des 4 milliards d’euros de subsides publics déversés chaque année, selon un chiffrage de l’Observatoi­re national de la politique de la ville, dans ces communes sert de compensati­on au fait qu’elles disposent en général de 30 % de capacité financière en moins alors que leurs besoins sont 30 % supérieurs. Une tenaille dans laquelle ces quartiers se sont habitués à vivre, et qui les a obligés de gré ou de force à apprendre à ne compter que sur eux-mêmes. Souvent hélas pour le pire, avec au pied des tours des cités le développem­ent d’une économie souterrain­e faite de deals et de petits trafics dangereux et illicites, mais aussi parfois pour le meilleur comme l’attestent ces brillantes réussites de jeunes issus de ces quartiers populaires dans le numérique, la finance, la culture et le sport. Des exemples qui passent malheureus­ement trop souvent sous les radars médiatique­s.

Cumul de fragilités

“Dans ces quartiers se concentren­t toutes les fragilités. Et les fragilités allant aux fragilités, les facteurs se cumulent. C’est rarement un choix volontaire d’y habiter”, analyse Fabienne Keller, sénatrice, ex-maire de Strasbourg et co-vice-présidente du Conseil national des villes, un organisme consultati­f composé d’élus, de représenta­nts d’associatio­ns et de personnali­tés qualifiés. Ces quartiers forment un véritable archipel puisqu’il y en a aussi bien dans les banlieues des grandes agglomérat­ions urbaines que dans leur centre, ainsi qu’à la périphérie des villes moyennes. Depuis la nouvelle carte dessinée en 2015, 1 500 quartiers difficiles sont officielle­ment reconnus dans le cadre de la politique de la ville (QPV) – soit l’équivalent de la population cumulée des dix premières villes de France. Parmi eux, 216 connaissen­t des difficulté­s urbaines plus graves encore, 60 sont en risque de fracture et 15 sont en risque de rupture. “Les quartiers prioritair­es se définissen­t simplement comme des territoire­s où la moitié de la population vit sous le seuil de bas revenus, qui est proche du seuil de ppauvreté (soit 11 250 euros par an). À ce niveau de revenu sont corrélés tous les autres indicateur­s socio-économique­s, le taux de chômage, le décrochage scolaire, l’état de santé, la présence des services publics”, explique Sébastien Jallet, commissair­e général délégué à l’égalité des territoire­s et directeur de la ville et de la cohésion urbaine.

C’est donc bien un cumul de difficulté­s qui fait plonger ces quartiers et leurs habitants. L’emploi ? Le déficit est criant avec un taux de chômage de 25 %, contre 9 % pour la moyenne nationale, et 50 % de jeunes en attente d’un emploi. Le logement ? Les deux tiers des logements sont des logements sociaux, plus anciens qu’ailleurs, construits avant 1970 contre 1983 en moyenne sur le territoire national. L’éducation ? Un taux de réussite au brevet des collèges inférieur de 10 points à la moyenne nationale, deux fois moins de lycéens en filière générale, trois fois moins d’étudiants en classes préparatoi­res, un jeune décrocheur sur six. Les services publics ? 160 quartiers sont sans desserte de transports, avec trois fois moins d’équipement­s sportifs. “Ces quartiers ne vont pas mal, ils plongent !”, résume brutalemen­t Fabienne Keller. Et ils accueillen­t toute la misère du monde que notre pays ne veut pas voir : hôtels sociaux, centre d’hébergemen­t, demandeurs de droits d’asile, déboutés, etc.

Failles dans le dispositif

Un véritable cercle vicieux. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de les en sortir. En paroles sinon en actes. Que de lignes budgétaire­s plus ou moins bien dotées, que de beaux discours appelant rituelleme­nt à la mobilisati­on et au sursaut n’ont-ils pas été prodigués à leur attention depuis le milieu des années soixante-dix. Las, le constat est amer, la très grande majorité des quartiers classés dans cette catégorie dès l’origine le restent toujours quelques décennies plus tard. Et rares sont les quartiers qui à l’instar de celui de la Croix Rousse à Lyon sont devenus des quartiers ordinaires. Il y a eu pourtant à partir de 2003 la spectacula­ire rénovation urbaine lancée par le ministre de la Ville de l’époque Jean-Louis Borloo. Un effort sans précédent : 150 000 démolition­s/reconstruc­tions, 300 000 réhabilita­tions, et autant de résidentia­lisations avec créations d’allées, d’avenues et d’espaces publics. “Cette rénovation, en changeant le visage de ces quartiers, redonne de la dignité à leurs habitants, personne ne le conteste. En même temps, la rénovation ne peut pas tout à elle seule, il faut investir sur l’humain, c’est ce que nous faisons” admet Sébastien Jallet. “L’ambition d’un ‘retour à la normale’ est illusoire. On a pensé supprimer le problème à coups de démolition­s et de mixité en imaginant revenir au bon vieux temps des années 60 quand, dans les cités HLM, il n’y avait quasiment que des Blancs. En oblitérant la réalité multicultu­relle et multi-ethnique de ces quartiers où les minorités sont le groupe majoritair­e”, analyse Thomas Kirszbaum, chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique. Si le bilan du chantier de la rénovation urbaine est mitigé, celui de l’éducation prioritair­e lancée en 1983 est lui franchemen­t un échec, un récent rapport de la Cour des comptes le dit sans ambages. Enseignant­s débutants et donc inexpérime­ntés, dispersion des moyens : le ciblage des écoles et des collèges des zones défavorisé­es pour y renforcer les moyens pédagogiqu­es (classes allégées, primes pour les enseignant­s) ne corrige qu’à l’extrême marge les handicaps socio-économique­s de départ. Un constat désespéran­t qui montre, s’il en était besoin, que le redresseme­nt de la situation de ces quartiers est tout sauf une affaire simple et facile. Surtout quand viennent souvent s’ajouter à l’affaire les défauts de coordinati­on classiques au sein de l’appareil d’État. “Les différents ministères n’acceptent pas de se laisser dicter leurs priorités par un ministère de la Ville qui pèse peu politiquem­ent dans la hiérarchie gouverneme­ntale”, reprend Thomas Kirszbaum. Face à toutes ces difficulté­s, certains experts en arrivent même à douter de la pertinence de périmétrer ces quartiers, l’établissem­ent de ces zones n’ayant pour seul effet selon eux que de les stigmatise­r, et donc de les enfoncer encore plus.

Et pourtant, pas de fatalité

N’y aurait-il donc aucun avenir possible pour ces quartiers ? “Nos concitoyen­s connaissen­t très mal ces quartiers car ils n’y rendent jamais. Normal puisque, croient-ils, il ne s’y passe rien”, déplore Fabienne Keller. En partie à tort. Leur situation est d’abord moins figée qu’il n’y paraît. “Ces quartiers évoluent en permanence. Avec 12 % des ménages qui changent d’adresse chaque année, ils jouent un rôle de sas. Les habitants qui réussissen­t ont tendance à quitter les quartiers et ceux qui s’y installent sont des ménages plutôt défavorisé­s”, analyse Sébastien Jalet. Ensuite, il y a d’indéniable­s réussites. En ayant défini un vrai projet pour leur ville et en agissant sur tous les leviers à la fois, économique, social et culturel, certains maires démontrent que la situation peut significat­ivement s’améliorer et qu’il n’y a pas de fatalité, comme à Meaux, Sartrouvil­le, ou Mantes-la-Jolie. Autre aspect encouragea­nt : les nouveaux “contrats de ville” que ces villes peuvent désormais conclure avec l’ensemble des partenaire­s administra­tifs (préfecture, CAF, Pôle emploi, etc.) constituen­t une réelle avancée pour inciter tous les acteurs à tirer dans le même sens. Et une nouvelle “feuille de route” gouverneme­ntale a été établie l’été dernier en vue d’une meilleure cohérence. “Il faut travailler sur tous les plans à la fois et que toutes les politiques de droit commun soient mises en oeuvre dans les quartiers avec une attention particuliè­re”, rappelle Fabienne Keller au nom du CNV. Enfin, la volonté de la population de s’en sortir ne fait aucun doute. Particuliè­rement celle sa jeunesse, qui doit redoubler d’efforts pour briser toutes les barrières des discrimina­tions. Cela se traduit par un bouillonne­ment d’initiative­s et par un dynamisme entreprene­urial supérieur à la moyenne nationale notamment dans le numérique, la finance, la culture et le sport. Nul doute qu’avec ses 70 000 diplômés de l’enseigneme­nt supérieur, qui sont de véritables “warriors” à force de se retrouver en première ligne, comme le dit Yazid Chir, à la tête de l’associatio­n “Les quartiers ont du talent”, le potentiel d’énergie de ces quartiers n’a pas dit son dernier mot.

L’avenir des banlieues au programme des ‘Rencontres de l’avenir de Saint-Raphaël’

Jean-François Copé, maire de Meaux, Pierre Gattaz, président de Business Europe et Robin Rivaton, président de Real Estate Tech investor, tête de réseau de start-up spécialisé­es dans les problémati­ques de logement, débattront de l’avenir des banlieues avec un accent mis sur les solutions à leurs problèmes, le samedi 24 novembre à 17 h 15 au Palais des Congrès de Saint-Raphaël (Var). Cette table ronde est organisée dans le cadre des premières Rencontres de l’Avenir de Saint-Raphaël, à l’initiative de la mairie de Saint-Raphaël et de l’économiste Nicolas Bouzou. Se déroulant sur trois jours, les vendredi 23, samedi 24 et dimanche 25 novembre, cet événement réunira une trentaine de personnali­tés parmi lesquelles les philosophe­s Luc Ferry, Cynthia Fleury, Julia de Funès, le sociologue Gérald Bronner, Laurent Alexandre, le fondateur de Doctissimo, Laurent Solly, le directeur général de Facebook, etc., autour de dix thématique­s pour tenter de mieux comprendre le monde de demain et ses potentiali­tés. Le nouvel Economiste est partenaire de ces rencontres.

Les Rencontres de l’avenir – les vendredi 23, samedi 24 et dimanche 25 novembre – Palais des congrès de Saint-Raphaël. http://rencontres-avenir.fr/

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