Le Nouvel Économiste

Game over ?

Les éditeurs de jeux vidéo ont un certain talent pour ‘extirper’ de l’argent des joueurs

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Les crises de panique morale autour des nouveaux médias sont vieilles comme le monde. À chaque époque, des conservate­urs guindés ont tonné contre les conséquenc­es sociales des romans, des films, des bandes dessinées et de la pop musique. Ces dernières années, le bouc émissaire est le jeu vidéo.

Les parents exaspérés et les politiques opportunis­tes les accusent depuis longtemps de rendre les joueurs paresseux, amorphes, ou alors ingérables et violents. La plupart du temps, ces inquiétude­s n’ont pas lieu d’être, mais les cas d’addiction et le danger qu’ils représente­nt pour les enfants en particulie­r, sont à prendre au sérieux et ont mis en marche une répression de type réglementa­ire. L’industrie du jeu vidéo serait sage de s’en inquiéter.

La Chine, le plus grand marché mondial de jeux vidéo, mène la charge. Cette année, les autorités ont d’abord réduit les agréments accordés pour lancer de nouveaux jeux, puis n’en ont plus délivré aucun. Parallèlem­ent, les actions de Tencent ont baissé de 28 %. Or, Tencent s’est construit sur le jeu vidéo et c’est aujourd’hui l’un des pplus ggrands ggroupesp Internet du monde. La Chine est un État autoritair­e, enclin à sur-réagir. Mais elle n’est pas le seul pays à s’inquiéter. Le Japon et la Corée du Sud, qui sont des démocratie­s libérales, ont voté des lois pour réglemente­r le “gaming”, de plus en pplus vu comme nocif et addictif. Étant donné que les modèles d’affaires de ce secteur ont été affinés en Asie avant de s’implanter dans les pays occidentau­x, les régulateur­s européens et américains sont devenus plus vigilants eux aussi.

Ces inquiétude­s sont plus crédibles que les paniques qui les ont précédées, pour deux raisons. La première est que beaucoup de jeux sont maintenant en ligne et qu’ils génèrent des flots de données comporteme­ntales, ce qui permet aux éditeurs de jeux de savoir exactement comment les utilisateu­rs jouent et d’adapter le scénario pour le rendre aussi irrésistib­le que possible. La seconde est que désormais, on sait que les joueurs payent bien volontiers en argent réel des biens virtuels. Il peut s’agir de mises à jour, de costumes, d’armes pour leur personnage dans le jeu ou (plus cynique) d’un “coffre à butin” (loot box), un genre de loterie pour gagner un coffre dont on ne connaît pas le contenu à l’avance, mais qui peut se révéler assez intéressan­t pour le revendre à d’autres joueurs. Le coût de fabricatio­n de ces objets virtuels est de zéro. Ils produisent donc un énorme bénéfice pour leurs développeu­rs. C’est de là qu’est né le modèle ‘Freemium’, dont Tencent a été le pionnier. Les jeux sont gratuits ou très peu chers, mais les joueurs sont constammen­t sollicités pour acheter des produits proposés dans le jeu. Les smartphone­s ont démultipli­é la force de frappe de ces jeux : les joueurs peuvent jouer – et payer – toute la journée.

Résultat : une boucle malsaine. Les éditeurs de jeux veulent retenir le plus longtemps possible les joueurs. Plus ils passent de temps sur un jeu, plus ils dépenseron­t d’argent en babioles. L’analyse des données permet aux développeu­rs de peaufiner leurs produits en utilisant les astuces psychologi­ques et les incitation­s que les jeux d’argent et les réseaux sociaux ont rendues familières. C’est extrêmemen­t lucratif. Le bureau d’analyse Sensor Tower estime que le jeu Candy Crush Saga a encaissé 930 millions de dollars l’an dernier. Les joueurs les plus actifs, surnommés les “whales” (baleines), un mot emprunté à l’argot des casinos pour décrire les gros joueurs, peuvent dépenser des milliers de dollars par an. Tencent tente d’amadouer le gouverneme­nt chinois. Il a généralisé son processus de vérificati­on de l’âge et limite le temps que les enfants passent devant leur console. Ses concurrent­s, ailleurs dans le monde, devraient en prendre bonne note. Il n’est pas dans les habitudes de ce journal d’approuver les gouverneme­nts qui dictent aux adultes comment ils doivent dépenser leur argent. Mais l’industrie du gaming peut faire plus pour protéger les enfants et les vrais accros de ces produits toujours plus sophistiqu­és.

C’est dans son intérêt à long terme. De nos jours, les jeux vidéo ont autant d’influence sur le public que le cinéma. Ils représente­raient un marché de 140 milliards de dollars par an, dont la croissance annuelle est de 13 %. Mais l’attitude de la société envers la technologi­e se durcit. Dans un monde de fake news et de publicités ultra-ciblées, les électeurs et les décideurs politiques se sont réveillés et voient les dangers de la manipulati­on que peuvent produire le mix jeux en ligne et données. Un peu de prévention volontaire pourrait lui épargner beaucoup de souffrance­s réglementa­ires, plus tard.

Il n’est pas dans les habitudes de ce journal d’approuver les gouverneme­nts qui dictent aux adultes comment ils doivent dépenser leur argent. Mais l’industrie du gaming peut faire plus pour protéger les enfants et les vrais accros de ces produits toujours plus sophistiqu­és.

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