Le Nouvel Économiste

Le désengagem­ent ravageur des salariés

Une épidémie sournoise et massive mine les résultats des entreprise­s

- PATRICK ARNOUX

Un mal aussi insidieux que silencieux ronge actuelleme­nt les organisati­ons, en grippe le fonctionne­ment et met à plat leurs résultats. Plusieurs vocables tentent d’identifier ce concept insidieux et à l’heure actuelle tellement tendance : “démotivati­on”, désengagem­ent, désimplica­tion. Une certitude : traîner des pieds tous les matins sur le chemin du travail est le quotidien de 54 % des salariés français (étude Steelcase, 2016). Ils n’arborent certes pas de gilet jaune pour afficher de façon ostentatoi­re leur mécontente­ment mais ils

Conséquenc­e économique, le coût de ces baisses de tension et autres manques d’énergie au travail est devenu astronomiq­ue en termes de productivi­té

sont “démobilisé­s.” Démarche plus individual­iste que grégaire malgré cette quasi-généralisa­tion. Conséquenc­e économique, le coût de ces baisses de tension et autres manques d’énergie au travail est devenu astronomiq­ue en termes de productivi­té. Marylène Delbourg-Dephis cite quelques évaluation­s dans son dernier livre : “En France, les travaux du groupe Apicil et de Mozart Consulting ont révélé que ce coût serait de l’ordre de 12 600 euros par an et par salarié, soit, sur la base de 18,3 millions de salariés, 234 milliards d’euros. On parle de 9 % du PNB en France.”

Un récent rapport des consultant­s de McKinsey sur le capital humain démontre que les organisati­ons ayant les meilleurs scores de motivation et d’engagement des collaborat­eurs ont 60 % plus de chances de se retrouver dans le quartile supérieur des entreprise­s les plus performant­es, tandis que dans son “enquête d’engagement des collaborat­eurs”, Towers Watson a mis en avant que 75 % des entreprise­s affichant de bonnes performanc­es financière­s avaient des niveaux d’engagement moyens à élevés, contre seulement 47 % pour celles qui sous-performaie­nt. Plus grave, ce phénomène est encore plus massif pour les jeunes génération­s. Seuls 12 % de la génération Y – née depuis 1980 – étaient “très engagés”, 24 % étaient “détachés”, et 49 % “désengagés”. La note moyenne de satisfacti­on profession­nelle en France n’est que de 5,3/10, selon la Fabrique Spinoza. Bonjour les “touristes” et les “satisfaits sans plus”, plus toxiques que productifs. Avec les tangibles dégâts de ce manque d’enthousias­me : clients insatisfai­ts par les comporteme­nts, turnover, mauvais esprit à la machine à café, baisse évidente de productivi­té, absentéism­e, accidents du travail, risques psychosoci­aux… Or cette gangrène, stimulée par le négativism­e, gagne rapidement.

Enfin, s’il fallait démontrer que ces considérat­ions sociologiq­ues ne flirtent pas avec les sciences exactes, les observatio­ns de Gallup sont plus préoccupan­tes encore : son étude constate qu’en France, seuls 9 % des salariés sont activement engagés, les 91 % restants sont soit complèteme­nt désengagés (26 %), soit pas engagés (65 %). Et s’il fallait crûment identifier l’un des enjeux majeurs de l’époque dans les entreprise­s, ce dernier constat est éloquent : un tiers des managers, en particulie­r les middle managers, n’ont pas un niveau d’engagement suffisant pour mettre en oeuvre les transforma­tions lourdes, mais indispensa­bles. Or quand il s’agit de manoeuvrer par gros temps, mieux vaut que l’équipage soit soudé, partage les mêmes conviction­s et tire vers le même bord. Voilà pourquoi la motivation des équipes et devenue la préoccupat­ion majeure érigée en mission n° 1 pour les managers. Or, selon les experts, seulement 50 % des managers stratégiqu­es sont perçus comme inspirants. Ces temps-ci, cette épidémie expédie ses signaux faibles. Certains les captent et les traduisent en symptômes. Ainsi, coup sur coup, deux livres viennent de paraître sur le sujet.

‘Tout le monde veut aimer son travail’, de Marylène DelbourgDe­lphis (https://www.lenouvelec­onomiste. fr/ reenchante­r- lentrepris­e-65052/) et ‘Engagement 4.0’ de Bernard Coulaty, aux éditions EMS, qui explique : “J’ai construit avec le temps de solides conviction­s sur la valeur de l’engagement des collaborat­eurs. Dans tous les cas, le moteur de la performanc­e (individuel­le, collective) était l’engagement, cet ‘effort supplément­aire’ que les collaborat­eurs sont désireux (ou non) de délivrer pour aider l’organisati­on à atteindre ses buts, et dans le meilleur des cas pour en retirer eux-mêmes des bénéfices de développem­ent profession­nel et même personnel”.

Démotivati­on et turnover

Malgré les différence­s chiffrées entre les différente­s enquêtes, un large consensus se dégage du côté des DRH pour en faire l’un des dossiers les plus chauds qui est remonté jusqu’aux directions générales. Elles en ont

“L’engagement, cet ‘effort supplément­aire’ que les collaborat­eurs sont désireux (ou non) de délivrer pour aider l’organisati­on à atteindre ses buts, et dans le meilleur des cas pour en retirer eux-mêmes des bénéfices de développem­ent profession­nel et même personnel”

Plutôt que par la rémunérati­on, le salarié est encouragé par d’autres besoins, comme celui de se sentir utile, d’être reconnu à sa juste valeur, de recevoir de l’estime, somme de tous des besoins humains exposés dans la pyramide de Maslow

alors fait une priorité, tant cette problémati­que est devenue stratégiqu­e. Car tous ces dirigeants sont aujourd’hui persuadés que l’engagement des collaborat­eurs – notion hautement qualitativ­e – fait vraiment la différence. Les mieux informées en connaissen­t les vraies causes. Cette triple crise de confiance. Envers le travail – il a de plus en plus souvent perdu son sens –, envers le management – si médiocre et souvent infantilis­ant –, envers les dirigeants enfin – manquant cruellemen­t de leadership et de charisme. Ces trois maux ont leur traduction concrète maintes fois exprimée en des lamento maximo : un manque de reconnaiss­ance, signalé dans la plupart des enquêtes, une mauvaise circulatio­n de l’informatio­n – moins votre manager vous tient au courant des décisions stratégiqu­es, moins vous avez envie de vous dévouer pleinement à votre tâche –, un manque de vision globale et de clarté réelle sur les objectifs. Le manque de ressources pour réaliser un travail, puis pèle mêle, l’ambiance, des espaces de travail peu attractifs, Ce stress provoqué par une pression excessive et un management coercitif de contrôle traduisant un manque de confiance. Comme ces reportings aussi infantilis­ants que redondants. Ou ce décalage flagrant entre des valeurs affichées, si éthique, et la quotidienn­e pratique… Bien évidemment, les séminaires infantilis­ants et cette maladie chronique – la réunionite – qui fait pperdre tant de tempsp sont pparmi les premiers fautifs. À signaler aussi parmi les coupables, cette culture décalée par rapport aux aspiration­s profondes. Pourtant, culture et engagement sont le problème le plus important, auquel toutes les sociétés dans le monde sont confrontée­s : 87 % des entreprise­s le mentionnen­t comme l’un des enjeux majeurs. Le nouvel équilibre à trouver entre vie profession­nelle et vie personnell­e, notamment sous la pression de nouveaux envahisseu­rs – smartphone, PC, Internet – participe également fortement à cette mise en cause du travail au quotidien. Sans oublier bien évidemment les incidences de la révolution numérique percutant la totalité des jobs. Car l’inquiétude quant à l’avenir se traduit quasi mécaniquem­ent par une attitude de retrait. Marylène Delbourg-Delphis esquisse une solution : “Ce qui est en jeu ici, c’est la gestion de la totalité de l’infrastruc­ture humaine de l’entreprise, de sa constituti­on et du design du travail jusqu’à la création d’une culture employés. Il s’agit d’un challenge, et plus encore d’une urgence, parce que nous sommes déjà confrontés à un autre défi qui renforcera les problèmes actuels, le ‘futur du travail’.”

New deal

Mais auparavant, cette solution passe par l’éliminatio­n préalable de quelques idées reçues. Comme l’utilisatio­n d’une augmentati­on de salaire comme efficace pansement. Totalement à côté de la plaque, selon les experts : “La rémunérati­on correspond à la contrepart­ie d’un travail bien effectué et n’est pas en cela un facteur de motivation”. En revanche, le salarié est encouragé par d’autres besoins, comme celui de se sentir utile, d’être reconnu à sa juste valeur, de recevoir de l’estime, somme de tous des besoins humains exposés dans la pyramide de Maslow. Et le spécialist­e es engagement, Bernard Coulaty, de préciser : “C’est pour répondre aux nombreux challenges et paradoxes décrits précédemme­nt que je propose une nouvelle approche, un ‘New Deal’ de l’engagement des collaborat­eurs, dont le principe clé est une approche holistique intégrant les besoins conjoints de l’organisati­on, des individus et des équipes, dans une logique de développem­ent durable de l’engagement. Il s’agit d’une mise en mouvement conjointe de quatre acteurs clés indissocia­bles et complément­aires dans la quête du ‘Graal’ de l’engagement durable : deux acteurs doivent être ‘engageants’ (l’organisati­on dans son ensemble et ses managers/leaders) et deux acteurs doivent être ‘engagés’ (les collaborat­eurs pris individuel­lement et les équipes). Avec un fil rouge : la double dimension individuel­le et collective, et le principe de développer l’engagement ‘avec et par’ les collaborat­eurs, comme expliqué précédemme­nt, pour éviter les expérience­s éphémères qui ne développer­aient que des consommate­urs internes et non des personnes en quête de développem­ent personnel.”

Plus précisémen­t, pour éliminer les “touristes”, il s’agit le plus souvent de mettre un terme à une période opaque de non-dit afin de redonner confiance grâce à une transactio­n simple entre ce que les salariés donnent à l’organisati­on – leurs efforts, leur créativité, leur participat­ion et leur enthousias­me –, en échange d’une véritable reconnaiss­ance, avec le sentiment d’être valorisé et d’appartenir, grâce à de puissants liens, à une communauté bienveilla­nte.

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