Le Nouvel Économiste

UN AUTRE YAHOO ?

Son business model est menacé par une baisse de fréquentat­ion et le mécontente­ment des annonceurs

- RICHARD WATERS, FT

“Big tobacco” : c’est ainsi que les patrons de grands groupes de tech ont commencé à appeler Facebook, en privé comme en public. Le groupe a passé l’année à repousser les attaques l’accusant de provoquer une addiction, de ruiner la démocratie et de mériter un tour de vis réglementa­ire.g Être comparé à un géant du tabac est l’une des pires insultes, et ce n’est pas la seule analogie peu flatteuse qui circule. Le dernier coup bas est de suggérer que Facebook pourrait finir comme Yahoo, feu la messagerie toute-puissante qui s’est effondrée.

Il y a seulement un an, l’idée aurait été inimaginab­le. Le réseau social géant, qui possède Instagram, WhatsApp et Messenger en plus de son propre réseau, surfait sur les sommets. Mais depuis janvier, il est englué dans une myriade de controvers­es, d’erreurs de jugements et de faux pas. Il est devenu clair qu’il a trop peu fait pour stopper l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016. Il a dû admettre qu’il a partagé les données personnell­es de 90 millions d’utilisateu­rs avec des tiers, sans autorisati­on. Il a ensuite subi une fuite de données affectant 50 millions d’utilisateu­rs. La semaine passée a eu son lot d’autres mauvaises nouvelles. Mark Zuckerberg a du en effet prendre sur les ondes la défense de son bras droit, Sheryl Sandberg, quand le ‘New York Times’ a publié le 14 novembre un article affirmant qu’ils avaient tenté de minimiser l’importance de l’ingérence électorale russe devant le conseil d’administra­tion. Ainsi que le recours à des lobbyistes et à une sorte de campagne de contre-argumentat­ion, couramment employée durant les campagnes électorale­s en Amérique, pour faire porter la responsabi­lité à d’autres sociétés et diffamer les détracteur­s de Facebook. Ces révélation­s ont encore plus ancré l’idée que Facebook est “grossièrem­ent mal géré”, comme le résume un profession­nel de la publicité. L’action Facebook a perdu 27 % de sa valeur depuis le début de l’année.

La comparaiso­n avec Yahoo n’est pas parfaite. Même à son apogée, Yahoo n’a jamais eu une emprise aussi énorme et aussi profitable que Facebook. Et le paysage concurrent­iel était différent. L’une des raisons du déclin de Yahoo est qu’il avait perdu la course de la recherche en ligne face à un puissant concurrent, Google. Marissa Mayer, sa CEO de 2012 jusqu’à la vente à Verizon l’an dernier, a été incapable de retrouver la confiance des annonceurs et du personnel quand les utilisateu­rs ont fui. Actuelleme­nt, aucune société ne peut réellement concurrenc­er l’offre d’applicatio­ns de Facebook, en partie parce qu’il a dévoré ses concurrent­s, tels que Instagram, l’applicatio­n de partage de photos qui marche tellement bien qu’elle est désormais au centre de la stratégie future de Facebook.

Mais ceux qui ont assisté à l’effondreme­nt de Yahoo voient des similarité­s de mauvais augure. Le turnover des dirigeants a été un des signes avant coureurs de la chute de Yahoo. Quatre CEO s’étaient succédé en trois ans avant l’arrivée de Mme Mayer. M. Zuckerberg, qui contrôle la majorité des droits de vote de l’actionnari­at Facebook, n’est pas sur le départ, mais beaucoup de ses collaborat­eurs le sont. Cette année, plusieurs, dont les fondateurs d’Instagram, ont annoncé leur départ. Le patron d’Oculus, une société de réalité virtuelle rachetée par Facebook, l’est également. Tout comme l’un des cofondateu­rs de la messagerie WhatsApp ; et aussi le directeur des affaires juridiques de Facebook, suivi par le directeur de la sécurité informatiq­ue. “Le nombre de managers importants qui ont démissionn­é publiqueme­nt et ont critiqué la société est sans précédent. Nous sommes dans le Yahoo pré-Marissa Mayer” dit une source dans la publicité en ligne. Selon une autre source, la cascade de gros titres accusateur­s a entamé le moral du personnel. “Horrible” est le mot employé par un collaborat­eur pour décrire l’atmosphère chez Facebook sur Blind, une applicatio­n utilisée pour des conversati­ons sur le travail. Ce qui fait naître deux risques. Les stars de Facebook pourraient passer à la concurrenc­e dans des entreprise­s moins sujettes à caution, et Facebook pourrait devoir payer plus cher pour retenir des collaborat­eurs plus médiocres (le prix de l’action étant en baisse, il doit offrir plus de stock-options pour retenir les candidats au départ).

Comment les choses pourraient-elles se passer ? Facebook est toujours puissant mais il est perché en équilibre instable au sommet du secteur, alors que plusieurs gros challenges l’attendent l’année prochaine. Avant tout, il doit s’adapter au changement de comporteme­nt de ses utilisateu­rs car il pourrait avoir d’énormes répercussi­ons sur ses revenus. Les plus de 18 ans passent 31 % de temps en moins sur Facebook qu’il y a deux ans, ce qui va se traduire par une réduction du volume de publicités.

Une grande partie de la stratégie de Facebook face à cette désaffecti­on est de se concentrer sur Instagram, que la direction voit comme une planche de salut. Le nombre de publicités présentées aux utilisateu­rs d’Instagram a rapidement augmenté. Des désaccords sur la quantité de publicités diffusées font partie des raisons pour lesquelles les fondateurs de l’applicatio­n ont brutalemen­t démissionn­é en octobre. Désormais, les publicités représente­nt un cinquième de tous les posts publiés sur Instagram, probableme­nt le double du volume d’il y a un an. Les utilisateu­rs d’Instagram pourraient en être irrités, et peuvent décider de passer moins de temps sur cette applicatio­n à l’avenir, exactement comme ils ont déserté Facebook. Ils passent plus de temps sur un canal qui n’offre pas les mêmes possibilit­és d’insérer des publicités. Les “stories”, le concept lancé par Snapchat que Facebook a copié, sont très populaires sur Instagram comme sur Facebook. Mais les “stories” personnell­es offrent moins d’espace pour la publicité qu’il n’y en a sur le fil classique, appelé “newsfeed”, là où les gens font défiler les posts où sont intercalée­s des publicités. L’utilisatio­n de la messagerie WhatsApp est toujours en croissance mais elle perd de l’argent. Facebook y imposera inévitable­ment des publicités tôt ou tard (là encore, c’est la raison du départ des deux fondateurs de WhatsApp). Mais Facebook sait qu’il doit être prudent en introduisa­nt des publicités dans un espace que les abonnés utilisent pour des conversati­ons privées.

Cette transition de la consommati­on publique de contenus sur les réseaux sociaux vers des interactio­ns plus privées est la grande vulnérabil­ité du business model de Facebook. M. Zuckerberg l’a reconnu en la comparant à celle de l’ordinateur vers le téléphone mobile. Il prédit que la rentabilit­é des stories et des messagerie­s “va prendre du temps, et la croissance de nos revenus pourrait ralentir”. Il n’est pas sûr que ces nouveaux supports deviennent un jour aussi rentables que l’offre historique de Facebook. Les scandales politiques n’ont pas encore rongé l’enthousias­me des annonceurs pour Facebook et ses réseaux, mais cela aussi pourrait changer l’an prochain. Les annonceurs trouvent depuis longtemps que Facebook est arrogant. Des profession­nels du marketing avec d’énormes budgets à investir en publicité sont convoqués au siège de Menlo Park, au lieu de recevoir dans leurs propres bureaux leurs interlocut­eurs venus de Facebook, comme le veut la pratique habituelle dans l’univers de la publicité.

Ces doléances mises à part, le secteur du marketing a deux griefs majeurs envers Facebook. L’un est qu’il ne fonctionne plus aussi bien pour leurs publicités qu’autrefois en termes d’engagement des utilisateu­rs (alors que les prix de l’insertion ont augmenté). Le deuxième est qu’il trompe ses clients. Brian Wieser, de Pivotal Research à New York, par exemple, a fait remarquer à Facebook qu’il promettait à tort aux annonceurs de pouvoir atteindre plus de jeunes Américains de 18 à 34 ans qu’il n’y en a réellement. Facebook n’a toujours pas retiré son argument commercial, alors qu’une action de groupe devant la justice est enclenchée pour exagératio­n de l’audience.

Aux dires du responsabl­e marketing d’une grande banque américaine, Facebook a commis des erreurs de mesure sur “l’engagement”, le “reach”, les vues et autres statistiqu­es, pour pas moins de 43 produits dont il a fait la publicité. Toutes ces erreurs, souligne-t-il, étaient à l’avantage du géant des réseaux. “Si c’étaient de réelles erreurs, ne devrait-on pas s’attendre à ce qu’elles soient pour moitié au bénéfice des annonceurs ?” demandetIl prévoit de réduire le budget que sa banque va dépenser sur Facebook et prédit que d’autres l’imiteront l’an prochain.

Pendant que la confiance des publicitai­res dans Facebook s’effrite, les politiques à Washington sont en train de perdre patience. Il est peu probable qu’une nouvelle loi soit votée pour brider les activités de Facebook. Mais les législateu­rs surveillen­t Facebook, ce qui le rend prudent dans la façon dont il utilise les données pour cibler ses publicités et quelles informatio­ns il rend disponible­s à des tierces parties. Ce qui va encore lui nuire pour son activité publicitai­re. M. Zuckerberg et Mme Sandberg sont sous pression pour prouver aux utilisateu­rs et aux annonceurs que Facebook n’est pas seulement digne de confiance, mais digne de leur temps et de leur argent. S’ils n’y parviennen­t pas, et si l’action Facebook poursuit sa dégringola­de, il est possible que Mme Sandberg soit remplacée l’an prochain. M. Zuckerberg contrôle la majorité des droits de vote et il est peu probable qu’il parte. Il réfléchira sans aucun doute à la triste fin de Yahoo. Il lui appartient de prouver à ses employés, aux publicitai­res et aux actionnair­es que Facebook ne va pas suivre le même chemin.

Ces révélation­s ont encore plus ancré l’idée que Facebook est “grossièrem­ent mal géré”, comme le résume un profession­nel de la publicité. L’action Facebook a perdu 27 % de sa valeur depuis le début de l’année

Newspapers in French

Newspapers from France