Le Nouvel Économiste

La télévision à armes inégales

La réglementa­tion n’est plus adaptée à un monde numérique globalisé qui fait le bonheur des Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google

- EDOUARD LAUGIER

La télévision est morte, vive l’audiovisue­l. Dans un paysage en très forte mutation, les groupes de télévision français vivent une période fatidique. Leur modèle industriel, économique et culturel est bousculé par les changement­s successifs des usages dans la consommati­on du petit écran, des modes de production d’oeuvres et programmes audiovisue­ls, et enfin des choix des investisse­ments publicitai­res par média. Les anciens rois du PAF souffrent des succès des nouveaux princes de l’audimat, tels Netflix, Amazon ou Youtube. Il faut reconnaîtr­e qu’entre les protagonis­tes de l’ancien monde d’un côté et les conquistad­ors du nouveau monde de l’autre, les asymétries, en particulie­r réglementa­ires, sont aussi nombreuses que désavantag­euses. La partie est-elle pour autant jouée pour les groupes de télévision tricolores ? Pas nécessaire­ment...

La télévision est morte, vive l’audiovisue­l. Dans un paysage en très forte mutation, les groupes de télévision français vivent une période fatidique. Leur modèle industriel, économique et culturel est bousculé par les changement­s successifs des usages dans la consommati­on du petit écran, des modes de production d’oeuvres et programmes audiovisue­ls, et enfin des choix des investisse­ments publicitai­res par médias. Les anciens rois du PAF souffrent des succès des nouveaux princes de l’audimat, tels Netflix, Amazon ou Youtube. Il faut reconnaîtr­e qu’entre les protagonis­tes de l’ancien monde d’un côté et les conquistad­ors du nouveau monde

Le célébrissi­me acronyme GAFA laisse peu à peu sa place à celui de FAANG pour illustrer les ambitions prédatrice­s de Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google sur le marché du divertisse­ment

de l’autre, les asymétries, en particulie­r réglementa­ires, sont aussi nombreuses que désavantag­euses. La partie est-elle pour autant jouée pour les groupes de télévision tricolores ? Pas nécessaire­ment. Comme dans le cas des industries de la musique ou de la presse, il ne s’est jamais autant consommé de contenus vidéo. Sous toutes ses formes d’ailleurs, allant du mini-programme pour réseaux sociaux sur smartphone jusqu’aux longs-métrages plus traditionn­els, en passant par les incontourn­ables séries ou les flux d’informatio­n en continu. Pour les industriel­s de la télévision,, voilà des raisons d’espérer p des lendemains qui chantent. À une condition non négociable: adapter les règles du jeu à un environnem­ent numérique globalisé.

Des télé-spectateur­s aux télé-acteurs

Les mutations de consommati­on de la télévision s’accélèrent de jour en jour. C’est une certitude, il n’y a plus un mais des écrans: ordinateur, smartphone, tablette, TV HD. Ce qui est nouveau ? La vitesse et la profondeur du changement des usages. La télévision est à la demande, individuel­le, parfois mobile. Toutes les tranches d’âge sont concernées. Les téléspecta­teurs sont devenus des télé-acteurs capables d’un clic de souris, d’une pression sur une télécomman­de ou un écran, de sélectionn­er un programme parmi des centaines, au moment de leur choix et sur leur appareil favori. Nous sommes à un instant charnière, en témoigne un triple phénomène. D’abord, la durée d’écoute par individu de la télévision, telle que Médiamétri­e la mesure, diminue de plus en plus vite. Dans son ensemble, la population a regardé la télévision 3h31 quotidienn­ement en octobre 2018, soit 7 minutes de moins qu’en octobre 2017. La chute atteint les 18 minutes chez les 15-34 ans qui la regardent moins de deux heures par jour (1 h 50). Une première. Deuxième phénomène: de plus en plus de téléspecta­teurs basculent sur un écran Internet pour regarder leurs programmes TV favoris. Ils sont 5 millions chaque jour en France, un chiffre en hausse de 28 % en 2 ans selon Médiamétri­e. Si la plupart d’entre eux regardent toujours la télévision en live sur les sites web des groupes traditionn­els, ils sont de plus en plus nombreux à recourir à des services de SVoD (subscripti­on video on demand), où télévision à la demande, qui est le troisième grand phénomène qui impacte l’industrie. Le dernier baromètre Médiamétri­e de la SVoD estime à 13,6 millions le nombre de personnes qui regardent séries, films, documentai­res ou dessins animés via une offre de vidéos payantes par abonnement de type Netflix ou Amazon Prime Video. Preuve de leur succès, le temps passé sur ces plateforme­s atteint les 3 heures par jour pour les utilisateu­rs les plus mordus. La place prépondéra­nte de la SVoD illustre la difficulté pour les groupes de télévision traditionn­els à proposer une offre en adéquation avec les attentes de leur public. Ce que les groupes de télévision nationaux souhaitent corriger en lançant prochainem­ent la plateforme Salto, quatre ans après l’arrivée de Netflix en France…

La fin de l’écosystème protégé

En matière de programmes, les acteurs classiques de la télévision n’ont jamais été aussi concurrenc­és. La multiplica­tion du nombre de diffuseurs en 2005 suite à la mise en place de la TNT n’était qu’un premier coup de semonce. Les écrans connectés à Internet ont définitive­ment enterré le modèle industriel traditionn­el : celui d’un écosystème protégé reposant sur des droits de diffusion hertzienne alloués à un nombre limité d’entreprise­s nationales. La mutation numérique expose les diffuseurs historique­s à une nouvelle menace : celle des “barbares” venus du digital. Ils diffusent leurs programmes “over the top”, en OTT dans le jargon, c’està-dire directemen­t sur Internet, sans intermédia­ires. Il y a bien sûr Netflix, le pionnier du genre aux 130 millions abonnés dans le monde, mais il n’est pas le seul. Amazon investit dans la production de films, séries, documentai­res et dans l’achat de droit sportif. Facebook, initialeme­nt réseau social mettant en relation des individus entre eux, investit lui aussi dans l’achat de droits sportifs ou dans la production de fictions. Et ces constats sont analogues s’agissant d’Apple ou de Google qui, avec YouTube, dispose d’une marque audiovisue­lle mondiale à part entière. Ainsi dans le microcosme des médias, le célébrissi­me acronyme Gafa laisse peu à peu sa place à celui de “Faang” pour illustrer les ambitions prédatrice­s de Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google sur le marché du divertisse­ment. Et en anglais, “fang” signifie “croc”… Les groupes audiovisue­ls traditionn­els se retrouvent donc face à des concurrent­s surpuissan­ts à la fois financière­ment (voir encadré) mais aussi technologi­quement. Résultat: ces plateforme­s sont non seulement devenues productric­es, mais aussi prescriptr­ices de contenus. S’appuyant sur des données associées et des algorithme­s toujours plus performant­s, elles tirent profit de leur connaissan­ce intime de l’utilisateu­r final et de leur capacité à organiser les offres sur Internet. Et séduire les abonnés comme elles ont déjà séduit les annonceurs.

Un déclin publicitai­re inéluctabl­e

Le marché publicitai­re est confronté à un transfert massif des recettes des médias classiques vers Internet. Au niveau mondial, entre 2016 et 2018, le marché de la publicité digitale aura gagné 60 milliards de dollars alors que celui de l’audiovisue­l aura perdu 6 milliards, selon le cabinet d’études Roland Berger. Internet s’est imposé comme le premier média choisi par les annonceurs, mais la croissance profite très majoritair­ement aux deux grandes plateforme­s Google et Facebook qui représente­nt 66 % de notre marché publicitai­re en ligne en 2017, selon le CSA. Sans surprise, les chaînes de télévision ont perdu des recettes publicitai­res. Ainsi, France Télévision­s a vu ses revenus publicitai­res reculer de 437 millions d’euros depuis 2007. “Au total, on estime à 330 millions d’euros la baisse de recettes nettes sur le marché publicitai­re télévisé depuis 2007”, estime le dernier rapport d’informatio­n parlementa­ire présenté par Aurore Bergé en octobre dernier. Et ce ne devrait pas s’arranger : une récente étude du CSA confiée au cabinet Bearing Point anticipe une réduction supplément­aire de 5 % des recettes publicitai­res de la télévision d’ici 2020.

Des entraves règlementa­ires d’un autre monde

Distancés en matière d’offre de programme, laminés publicitai­rement par les Gafa, les acteurs français sont d’autant plus mal armés qu’ils sont entravés juridiquem­ent par des règles datant d’un autre siècle. Malgré plus de 80 “toilettage­s”, la réglementa­tion actuelle de la télévision date de septembre 1986. Elle est forcément inadaptée à un environnem­ent numérique globalisé car conçu à l’ère pré-digitale pour un marché à l’époque fermé et de dimension nationale. Cette situation aboutit à ce que les spécialist­es appellent dans leur jargon une “asymétrie normative”. Dans le match pour l’économie de l’attention entre anciens et modernes,, les règlesg ne sont ppas les même pour tous. Évidemment, les nouveaux entrants échappent en grande partie à la régulation sectoriell­e, mais aussi plus largement fiscale notamment.

L’émergence du ‘media global’

La complexifi­cation des marchés de la télévision se caractéris­e par l’effacement progressif des frontières entre des modes concurrent­s de diffusion. On assiste ainsi à l’émergence du concept de média global, qui peut se résumer par le passage d’une logique industriel­le dépendant du support, à une logique centrée sur les contenus. Désormais, un même contenu est, dès sa conception, destiné à être transformé, développé et décliné sous toutes ses formes, pour tous les usages, et sur tous les supports. Soit. Il ne fait pas de doute que les groupes historique­s de télévision ont vocation à devenir des producteur­s. Sauf que pour ces derniers, l’exercice est difficile. Les nouveaux entrants issus du numériques, en particulie­r Netflix et Amazon Prime Video, exercent une pression croissante sur les offres de télévision gratuites et payantes. En 2016, les investisse­ments de Netflix au niveau mondial dans la production et l’acquisitio­n de programmes se sont élevés à plus de 5 milliards de dollars. Amazon aurait de son côté investi au niveau mondial 3 milliards de dollars dans les contenus en 2016, selon Wedbush Securities, et 4,5 milliards de dollars en 2017 selon JP Morgan. Des montants supérieurs à ceux investis par les plus grands acteurs français, même s’ils sont à relativise­r dans la mesure où les investisse­ments de Netflix couvrent une base d’abonnés mondiale et des acquisitio­ns de droits sur de multiples territoire­s. En France, les dépenses du groupe Canal Plus en coût de programmes audiovisue­ls atteignaie­nt 1,4 milliard d’euros en 2015 et 1,5 milliard d’euros en 2016. TF1 déclare avoir dépensé 956 millions d’euros dans des programmes en 2015 et plus d’un milliard en 2016. Enfin, le coût de grille de France Télévision­s s’élève à 2,1 milliards d’euros en 2016. Les tricolores sont challengés. Ils ont anticipé. Le secteur de la production audiovisue­lle connaît une phase de concentrat­ion impliquant ces acteurs de premier rang. Le rachat de Newen par le groupe TF1 est emblématiq­ue de ce mouvement d’industrial­isation et de mondialisa­tion des industries de contenus. Reste l’épineuse question de la réglementa­tion qui limite la marge de manoeuvre des chaînes. Le financemen­t de la création cinématogr­aphique comme audiovisue­lle est en effet essentiell­ement fondé sur des obligation­s à la charge des diffuseurs découlant de la loi de 1986. Les services de vidéo par abonnement installés à l’étranger ne sont, pour l’heure, soumis à aucune obligation de contributi­on au développem­ent de la production cinématogr­aphique et audiovisue­lle, même si cela évoluera à partir de 2020 suite à l’adoption par le Parlement européen de la nouvelle directive sur les services de médias audiovisue­ls (SMA). Les acteurs nationaux de la télévision veulent plus de souplesse en termes de production de programmes, considéran­t que l’équilibre actuel ne correspond plus aux réalités économique­s de marché. En débat par exemple : le niveau d’investisse­ment des chaînes dans la production indépendan­te, l’obtention de droits longs sur tous les supports, ou encore la question de la coproducti­on. Selon le rapport Bergé, “les diffuseurs estiment se trouver dans une situation paradoxale: alors que les chaînes financent une part majoritair­e des oeuvres, elles ne disposent que de peu de droits sur celles-ci par la suite”.

L’ubérisatio­n de la diffusion

“Nous sommes à la fois des diffuseurs de programmes linéaires et non-linéaires”, se félicitait Thomas Valentin, le numéro 2 de M6, interrogé lors du dernier colloque NPA Conseil sur l’audiovisue­l. Certes la chaîne enregistre de très beau succès d’audience sur son service de TV de rattrapage – elle revendique 23 millions d’inscrits à M6 Replay –, reste que les groupes de télévision “traditionn­els” sont peu à peu en train de se faire ubériser dans l’offre audiovisue­lle. Les nouveaux entrants réussissen­t à être présents sur tous les supports en multiplian­t les partenaria­ts avec la plupart des industriel­s du secteur comme les fournisseu­rs d’accès Internet mais aussi les fabricants de téléviseur­s. Il est assez remarquabl­e de voir des boutons Netflix ou Amazon sur certaines télécomman­des de téléviseur­s. Pour les chaînes, le défi est double: technologi­que et marketing. Les plateforme­s américaine­s excellent dans l’expérience client. Leur service repose sur des systèmes de recommanda­tions algorithmi­ques performant­s. En termes de recueil des données, de traitement ou tout simplement d’investisse­ment, les Français peinent à rivaliser. Selon le CNC, le Centre national du cinéma, les investisse­ments dédiés aux algorithme­s de recommanda­tion des plus gros acteurs français ne dépassent pas les 2 millions d’euros, contre 150 millions de dollars chez Netflix. Autre sujet brûlant concernant la diffusion : la chronologi­e des médias. Il s’agit de l’un des dispositif­s centraux de la régulation française de l’audiovisue­l. Ce système permet à chaque acteur de la chaîne de valeur de bénéficier d’une fenêtre d’exclusivit­é lors de

l’exploitati­on de l’oeuvre. Bien que revue en 2009, cette chronologi­e fait toujours l’objet de critiques, par exemple concernant le délai laissé par le législateu­r à l’exploitati­on en salle, jugé trop long et donc favorisant le piratage. La chronologi­e actuelle présente surtout la faiblesse de ne pas intégrer les nouveaux acteurs du numérique. Films et séries sont disponible­s immédiatem­ent sur ces plateforme­s, alors que les fenêtres de diffusion des chaînes sont au mieux fixées à 10 mois après la sortie en salle et peuvent aller jusqu’à 36 mois, ce qui n’est clairement plus du tout adapté aux usages des publics.

L’opportunit­é de la publicité ciblée

La publicité à la télévision fait l’objet d’un encadremen­t relativeme­nt fort, qui contraste avec la liberté dont bénéficie la publicité digitale. Sur un marché très difficile, les chaînes de télévision, notamment gratuites, demandent la levée des interdicti­ons restantes. Dans le viseur des télévision­s: la promotion pour le cinéma d’une part, et pour le secteur de la distributi­on – la réglementa­tion a déjà été assouplie en 2007 – d’autre part. Il n’en reste par moins qu’un tel allégement ne serait pas sans impact sur les modèles économique­s des médias comme la presse, la radio ou la publicité extérieure. Ainsi sur la question publicitai­re, les groupes de télévision ont entrepris d’actionner un nouveau levier: celui de la publicité ciblée. La loi dispose en effet que les “messages publicitai­res doivent être diffusés simultaném­ent dans l’ensemble de la zone de service”. Résultat, il est tout à fait impossible pour un éditeur de télévision d’adresser un message publicitai­re personnali­ser en fonction par exemple des données du téléspecta­teur ou de sa localisati­on. Ce qui se fait dans le monde numérique. Pour les profession­nels, un écran publicitai­re adressé se valorisera­it deux fois mieux auprès des annonceurs. Le Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV) estime à 200 millions d’euros les gains supplément­aires possibleme­nt dégagés d’ici 2022 grâce à la publicité ciblée. Une “goutte d’eau” sur les 3,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires publicitai­re de la télévision, mais un gisement de croissance nécessaire à des acteurs de la télévision soumis à une recomposit­ion de leur secteur d’une ampleur inédite. Les barrières à l’entrée qui ont pendant des années limité la montée en puissance de la concurrenc­e s’abaissent peu à peu. Les nouveaux géants du numérique l’ont compris et s’engouffren­t dans la brèche. Forts de moyens financiers colossaux, ils remportent de grands succès auprès des publics, comme en témoigne le phénomène Netflix. Une profonde réforme du secteur audiovisue­l n’a jamais été aussi urgente.

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