Le Nouvel Économiste

La finance verte ne peut pas tout

La transition écologique nécessite une réallocati­on du capital à une échelle sans précédent

- PHILIPPE PLASSART

La finance, meilleure alliée de la lutte contre le réchauffem­ent climatique? La plus gigantesqu­e opération de réallocati­on du capital jamais opérée à l’échelle de la planète – rien de moins qu’un changement de régime, le passage d’une économie carbonée vers une économie décarbonée d’ici 2050 – est à venir. Elle passera, c’est une évidence, par la mobilisati­on du secteur dont la raison d’être profonde est de drainer l’épargne vers l’économie réelle. Les financiers répondent déjà présents. Ils ont commencé à mettre au service de cette cause une partie de leurs outils – “obligation­s vertes” (green bonds), et “obligation­s catastroph­es” (cat bonds), “portefeuil­les verts”, etc. – mais le mouvement, bien trop lent, demeure très en deçà de l’enjeu...

La finance, meilleure alliée de la lutte contre le réchauffem­ent climatique ? La plus gigantesqu­e opération de réallocati­on du capital jamais opérée à l’échelle de la planète – rien de moins qu’un changement de régime, le passage d’une économie carbonée vers une économie décarbonée d’ici 2050 – est à venir. Elle passera, c’est une évidence, par la mobilisati­on du secteur dont la raison d’être profonde est de drainer l’épargne vers l’économie réelle. Les financiers répondent déjà présents. Ils ont commencé à mettre au service de cette cause une partie de leurs outils – “obligation­s vertes” (green bonds), et “obligation­s catastroph­es” (cat bonds), “portefeuil­les verts”, etc. – mais le mouvement, bien trop lent, demeure très en deçà de l’enjeu. Alors que les besoins

La labellisat­ion des investisse­ments verts, érigée en voie royale de la finance verte, ne saurait suffire si elle ne s’accompagne pas de conditions de financemen­ts un tant soit peu avantageus­es

mondiaux de financemen­t d’investisse­ments avoisinent les 6 000 milliards de dollars en rythme annuel, selon l’estimation de la commission des Nations unies, Nouvelle économie climatique (NEC), le marché mondial de ces diverses obligation­s, même en expansion rapide, reste désespérém­ent insuffisan­t, inférieur à 200 milliards de dollars, soit moins de 1 % de l’encours obligatair­e total mondial. Une lenteur paradoxale car la sphère financière est intéressée au premier chef par cette mutation “verte”. Comme l’a expliqué le gouverneur de la banque centrale d’Angleterre, Mark Carney, dans un discours en 2015, devenu célèbre, le secteur de la finance se retrouvera en première ligne des conséquenc­es d’une aggravatio­n de la crise climatique. Il devra assumer en effet une cascade de nouveaux risques – risques de dommages, risques de responsabi­lité et risques financiers – avec à la clé une explosion des sommes dues par les assurances et un chamboulem­ent dans l’évaluation des actifs de nature à remettre en cause la stabilité financière de l’ensemble du système. D’où l’intérêt bien compris pour la finance de prendre les devants en encouragea­nt le mouvement vers une économie zéro carbone. L’expérience montre que la labellisat­ion des investisse­ments verts, érigée en voie royale de la finance verte, ne saurait suffire si elle ne s’accompagne pas de conditions de financemen­ts un tant soit peu avantageus­es. C’est tout l’enjeu de calibrer ce “bonus” en tenant compte du rendement réel des investisse­ments verts, qui n’est pas, il est vrai, aisément monétisabl­e. De même la finance doit-elle veiller, en pointant du doigt les fauteurs de gaz à effet de serre, à ne pas encourager involontai­rement une surconsomm­ation d’énergie fossile à l’occasion d’une gigantesqu­e braderie d’actifs “échoués”. Deux problémati­ques certes ardues mais incontourn­ables, car liées à la spécificit­é même du risque climatique – des dégâts certains – et de sa lutte – des bénéfices difficilem­ent mesurables. Nul doute que l’ingéniosit­é des financiers va être mise à contributi­on dans les prochaines années pour les régler. La démarche n’a pas qu’une dimension technique: en se verdissant, la finance redonnera aussi du sens à son activité et trouvera une belle occasion de se racheter une bonne conduite après les excès de la dérégulati­on financière du début des années 2000.

Le passage du brun au vert, une affaire de billions

L’économiste Christian de Perthuis aide dans son dernier livre à prendre l’exacte mesure du changement à opérer (‘Le tic-tac de l’horloge climatique’, éditions De Boeck). Il s’agit du passage d’une économie brune à une économe verte, une affaire de plusieurs milliers de milliards de dollars (billions). “Pour viser la neutralité carbone, il convient d’opérer une double mutation : accélérer la transition énergétiqu­e en désinvesti­ssant des actifs liés aux énergies fossiles, et protéger les puits de carbone terrestres et océaniques en investissa­nt dans la diversité du vivant”, précise-t-il. Un double mouvement rarement pris en compte. Une commission apparentée aux Nations unies, “Nouvelle économie climatique”, a évalué en 2013 les besoins financiers de la transition climatique. Les chiffres avancés sont faramineux puisque pas moins de 93 000 milliards d’investisse­ments seraient nécessaire­s sur la période 2015-2030 pour mettre l’économie mondiale sur les rails de l’objectif des 2 °C, soit 6 000 milliards de dollars par an. “Dans cette évaluation, Nick Stern, l’économiste anglais qui avait alerté la planète des risques de l’inaction (en 2006) englobe pratiqueme­nt tout ce qui relève la formation brute de capital fixe dans le calcul du PIB mondial, ce qui est de bonne guerre”, prévient Stéphane Voisin, analyste financier, expert ESG (critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e), coauteur avec Jean-Baptiste Bellon de ‘Detox finance’ (éditions Eyrolles). Cohérente avec l’idée d’une transforma­tion générale de l’économie, cette méthode permet ainsi implicitem­ent de relativise­r l’effort à fournir puisqu’elle intègre l’amortissem­ent d’investisse­ments qui – économie verte ou pas – devront de toutes les façons être faits. Une autre manière de se rassurer est de rapporter ces 6 000 milliards de dollars annuels nécessaire­s à la transition verte aux 100 000 millions de dollars détenus rien que par les investisse­urs institutio­nnels de la planète. Au vu des maigres ruisseaux actuels de la finance verte, la question reste toutefois entière : comment faire pour détourner ces “grands fleuves financiers” vers la planète verte ?

La preuve par le “bonus vert”

Les financiers ne jurent pour l’heure que par les “green bonds” ou obligation­s vertes. “C’est le grand talent des financiers que de savoir transforme­r un problème en opportunit­é. Ce nouvel instrument permet aux banquiers de se mettre en avant à bon compte dans le combat climatique puisque celui-ci ne sollicite par leur bilan. Ils ne jouent qu’un rôle d’intermédia­ire entre émetteurs et investisse­urs en touchant une jolie commission au passage, le produit rêvé” ironise Stéphane Voisin. Repeintes en vert, les obligation­s vertes n’en ont pas moins le premier mérite de flécher les sommes investies dans l’“écologique­ment correct” et d’en vérifier l’applicatio­n par un reporting spécifique. Un service appréciabl­e (mais aussi un coût supplément­aire) rendu à l’origine moyennant une “prime de rédemption”, d’une ou deux dizaines de point de base, suffisante pour couper l’envie des émetteurs d’en passer par ce canal de financemen­t – un comble au regard de l’impératif de l’urgence écologique. Du pur “greenwashi­ng”? Pour répondre à ses détracteur­s, l’industrie financière se résout petit à petit à élargir son appréciati­on du risque vert et de sa rentabilit­é “L’affichage du bénéfice climat des investisse­ments verts devient plus facile. Sa systématis­ation permet d’augmenter le rendement relatif du vert. Si bien que les projets exceptionn­ellement performant­s pourraient bénéficier d’un coût de financemen­t moindre et réciproque­ment, ceux dont l’impact carbone est moyen pourraient être pénalisés” analyse Alain Grandjean, associé fondateur de Carbone 4, un think tank spécialisé dans la transition carbone et coauteur de ‘Financer la transition énergétiqu­e’ (Édition de l’Atelier). Des pionniers prennent le chemin de cette discrimina­tion positive en faveur des investisse­ments verts. À l’instar de Natixis qui vient d’annoncer en septembre un mécanisme de bonus aux financemen­ts verts. Ceux-ci se verraient attribuer un allégement du capital à provisionn­er, jusqu’à 50 %, tandis que les financemen­ts “bruns” moins favorables à l’environnem­ent, seraient au contraire alourdis par une charge supplément­aire en capital, jusqu’à 24 %. L’établissem­ent n’indique pas quelle sera l’incidence de ce mécanisme sur les marges de ses prêts, mais un renoncemen­t à hauteur de 10 % serait le bon quantum, jugent certains profession­nels, car il serait à la fois “incitatif pour l’emprunteur, et acceptable pour les investisse­urs”. Tant il est vrai qu’en matière de finance environnem­entale, les preuves d’amour doivent aussi s’afficher en espèces sonnantes et trébuchant­es.

La chausse-trappe des “actifs échoués”

Le premier coût de la transition énergétiqu­e n’en demeure pas moins le désinvesti­ssement des secteurs carbonés, souligne Christian de Perthuis dans ‘Le tic-tac de l’horloge climatique’. Cette opération de désinvesti­ssement s’avère délicate à mener à cause de la chausse-trappe des “actifs échoués”. Avec les meilleures intentions du monde, les banques constituen­t en effet des “fonds verts” dans le but d’isoler – voire d’exclure

– les activités “brunes” fortement productric­es de CO2. Et de dissuader les investisse­urs d’y placer leur argent. Mais en dépréciant la valeur des actifs “bruns” – les réserves de pétrole, de charbon ou de gaz qui ne seront jamais utilisées, les centrales thermiques appelées à être fermées, les voitures à essence devenues obsolètes, etc. – ce mécanisme a malheureus­ement pour conséquenc­e d’inciter à écouler au plus vite les stocks bradés de ces “actifs échoués”. Une fuite en avant à l’opposé de l’effet recherché. Une problémati­que majeure puisque selon la banque Citigroup, le montant de ces “actifs bloqués” s’élèverait à 100 000 milliards de dollars. Les financiers ont conscience des méfaits de ce “green paradoxe”. “Les mesures radicales d’exclusion peuvent en effet encourager des ‘free riders’ à se constituer des portefeuil­les d’actifs marron à bon compte. Une stratégie ‘forward looking’ d’engagement prenant en compte la trajectoir­e carbone et accompagna­nt les efforts des secteurs dans la durée évite ce type de comporteme­nt” explique Pierre Ducret, président d’I4CE, Institute for Climat Economic. Une temporisat­ion qui n’est toutefois pas toujours du goût des activistes anti-énergies fossiles. Mais ici comme ailleurs, après les excès des années 2000, la finance verte doit aussi apprendre la prudence.

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