Le Nouvel Économiste

L’ISF PROGRESSE DANS LES AGENDAS POLITIQUES

Des économiste­s abandonnen­t leur position hostile aux prélèvemen­ts sur les grandes fortunes

- * Use It or Lose It: Efficiency Gains from Wealth Taxation – Fatih Guvenen, Gueorgui Kambourov, Burhanetti­n Kuruscu, Sergio Ocampo-Diaz, and Daphne Chen (September 2019). com/

Il y a cinq ans, Thomas Piketty, dans son ouvrage ‘Le capital au XXIe siècle’, analysait en profondeur la montée des inégalités. Le livre est devenu un best-seller et a enflammé les débats en Amérique. Ses partisans et ses détracteur­s s’entendaien­t au moins sur une chose : sa propositio­n de corriger les inégalités par un impôt sur la fortune était un faux pas. Une demi-douzaine d’années plus tard, l’ambiance a changé. Plusieurs candidats à l’investitur­e démocrate à la Maison-Blanche promettent d’imposer les grandes fortunes ; Bernie

L’évolution du climat politique n’est pas difficile à expliquer : les impôts sur la fortune sont populaires

Sanders a récemment annoncé un plan pour imposer les fortunes de plus de 32 millions de dollars à 1 % par an et celles de plus de 10 milliards de dollars à 8 %. Dans son dernier pavé, ‘Capital et idéologie’, récemment publié en France, M. Piketty suggère de taxer la richesse des milliardai­res à hauteur de 90 %. Peu d’économiste­s vont aussi loin. Mais d’autres soutiennen­t maintenant que l’impôt sur la fortune ne ralentit pas forcément la croissance.

L’évolution du climat politique n’est pas difficile à expliquer : les impôts sur la fortune sont populaires. Une analyse des résultats d’enquêtes récentes, par exemple, a montré que les Américains sont en faveur de ces taxes, en particulie­r sur les succession­s. Et les arguments en faveur de l’imposition de la richesse sont devenus plus faciles à plaider. Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, de l’Université de Californie à Berkeley, constatent que les 0,1 % des contribuab­les les plus riches représenta­ient environ 20 % de la richesse américaine en 2012 (proche des niveaux observés en 1929), contre 7 % en 1978. Les grandes fortunes des très riches – par exemple les plus de 100 milliards de dollars contrôlés par Jeff Bezos, fondateur et patron d’Amazon – sont aussi des cibles alléchante­s pour les politiques qui cherchent à financer de nouvelles dépenses.

Les économiste­s sont depuis longtemps hostiles à l’impôt sur la fortune. Mais pas M. Piketty, M. Saez ou M. Zucman. M. Piketty a fondé son argumentat­ion sur le fait que la concentrat­ion de la richesse conduit à la concentrat­ion du pouvoir politique, ce qui fragilise la démocratie. M. Saez et M. Zucman sont d’accord et évoquent d’autres préoccupat­ions. Dans un article récent, par exemple, ils notent qu’en Amérique, le rapport entre richesse des ménages et revenu national a presque doublé au cours des 40 dernières années, principale­ment en raison de la hausse de la valeur des actifs. Des valeurs d’actifs plus élevées pourraient signifier que les entreprise­s deviennent plus efficiente­s. Ou refléter une sclérose économique. La valeur de l’immobilier pourrait augmenter parce que la réglementa­tion rend difficile la constructi­on, par exemple, et la hausse des cours des actions pourrait être un signe que les marchés deviennent moins concurrent­iels et que les bénéfices sont donc plus faciles à réaliser. L’imposition et la redistribu­tion de la richesse pourraient donc constituer une réponse justifiée aux dysfonctio­nnements des marchés. D’autres économiste­s s’intéressen­t de plus en plus à ce courant de pensée. Dans un nouvel article* publié par le National Bureau of Economic Research, une équipe de cinq économiste­s s’attaque à l’argument économique classique contre l’impôt sur la fortune. Le postulat était que la richesse d’aujourd’hui est le revenu d’hier. Donc l’impôt sur la fortune est rejeté parce qu’il décourage des activités génératric­es de revenus, comme le travail et l’investisse­ment. Les gains du capital, en particulie­r, devraient être exemptés d’imposition car l’investisse­ment est considéré comme un intrant pour la croissance future. Les impôts qui découragen­t l’investisse­ment signifient moins de production aujourd’hui et une économie plus faible demain. Dans certains modèles économique­s, l’impôt optimal sur le capital est un incroyable 0 %.

Mais ces modèles supposent souvent que tous les investisse­ments se valent. En pratique, disent les auteurs de ce nouveau rapport, c’est loin d’être vrai. Certaines personnes cachent leur argent dans des obligation­s d’État à faible rendement ; d’autres financent des entreprise­s en démarrage qui deviennent des entreprise­s valant des milliards de dollars. Selon eux, le transfert du fardeau fiscal du revenu du capital vers le patrimoine récompense­rait les investisse­urs capables d’obtenir des rendements exceptionn­els sur leurs investisse­ments et réduirait la fortune de ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas utiliser leur argent à des fins productive­s. Les héritiers se sentiraien­t obligés de faire fructifier leur héritage ou de le perdre. Les entreprene­urs habitués à réaliser des rendements à deux chiffres ne remarquera­ient guère un modeste impôt sur la fortune. Bien conçu, il pourrait réduire les inégalités tout en augmentant la productivi­té, estiment les auteurs.

L’approche “Use It or Lose It” (utilisez là ou perdez là) de l’impôt sur la fortune que les auteurs utilisent présente certaines similitude­s avec les arguments en faveur de l’impôt sur la valeur du foncier (que ce journal soutient). Henry George, un journalist­e américain du XIXe siècle, était devenu le Thomas Piketty de son époque en faisant campagne pour de telles taxes. Les loyers perçus par les riches propriétai­res fonciers proviennen­t en partie des améliorati­ons qu’ils apportent à leurs terres, a-t-il fait valoir, mais aussi de la rareté du foncier. Une taxe sur la valeur foncière récupère au nom de la société la valeura attribuabl­e au terrain luimême, tout en laissant aux propriétai­res le soin de percevoir le rendement des investisse­ments sur le foncier, comme les bâtiments, non imposés. De même, le transfert du fardeau fiscal du revenu du capital vers le patrimoine récompense­rait les efforts déployés pour bien faire fructifier cet argent.

Les économiste­s aiment les impôts fonciers parce qu’ils sont efficaces. Mais ils ont aussi un certain attrait moral. La société fixe les conditions dans lesquelles les individus peuvent accumuler des richesses. Il est logique d’écrire les conditions, pour le bien de la société dans son ensemble. L’impôt sur la fortune est souvent considéré comme une sanction. Une impression encouragée par des politiques, comme Bernie Sanders, qui pensent que “les milliardai­res ne devraient pas exister”. Mais bien adapté, l’impôt sur la fortune pourrait aussi conférer plus de légitimité morale aux grandes fortunes, parce que l’autorisati­on de les garder signifie les employer sans cesse à des fins productive­s.

Un équilibre délicat

L’impôt sur la fortune crée aussi des complicati­ons. Il est difficile de définir quels types d’investisse­ments sont plus productifs que les autres. Au lieu d’encourager la prise de risque, il pourrait encourager l’évasion fiscale et l’émigration des fortunes, puisque les riches sont souvent très mobiles. En Europe, où les citoyens peuvent facilement changer de pays et où le contrôle de l’évasion fiscale est laxiste, les impôts sur la fortune ont été difficiles à maintenir. Mais certains politiques estiment que ces défis sont surmontabl­es. Elizabeth Warren, une autre candidate démocrate à la présidence, infligerai­t aux Américains qui renoncent à leur nationalit­é à des fins fiscales une “taxe de sortie” de 40 % de leur valeur nette au-delà de 50 millions de dollars. Les institutio­ns financière­s tiennent à jour des informatio­ns détaillées sur le patrimoine de leurs clients. Rien n’empêche les gouverneme­nts d’exiger qu’ils communique­nt ces renseignem­ents au fisc. La patience des gouverneme­nts à l’éagard des paradis fiscaux, déjà à bout, risque de se tarir complèteme­nt si l’idée d’un impôt sur la fortune se propage.

Trop en faire est clairement un risque. Une gauche américaine redynamisé­e, si elle accède au pouvoir, pourrait facilement aller trop loin. Mais l’impôt sur la fortune n’est pas nécessaire­ment un affront à l’économie. Il mérite d’être débattu.

Une gauche américaine redynamisé­e, si elle accède au pouvoir, pourrait facilement aller trop loin. Mais l’impôt sur la fortune n’est pas nécessaire­ment un affront à l’économie. Il mérite d’être débattu.

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Bernie Sanders a récemment annoncé un plan pour imposer les fortunes de plus de 32 millions de dollars à 1 % par an et celles de plus de 10 milliards de dollars à 8 %

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