Le Nouvel Économiste

POURQUOI LES ÉCONOMISTE­S SE SONT-ILS SI PROFONDÉME­NT TROMPÉS ?

Trois nouveaux livres dissèquent la mutation du capitalism­e et notre incapacité à voir les signes avant-coureurs de crises

- EDWARD LUCE, FT

Cinq ans avant le chaos financier de 2008, Robert Lucas avait déclaré en une phrase devenue tristement célèbre que “le problème fondamenta­l de la prévention des dépression­s économique­s est réglé… et en fait est résolu depuis des décennies”. L’économiste de l’université de Chicago n’a pas été un cas unique. Jusqu’à la veille du pire krach financier en 80 ans, les lumières américaine­s de l’économie, dont Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale, et son successeur Ben Bernanke, assuraient qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Puisqu’ils n’avaient pas prévu la crise, ils se sont également trompés sur ses conséquenc­es. En décembre 2008, Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre, anticipait une augmentati­on galopante des salaires. Nous attendons toujours. Alan Greenspan, de son côté, prédisait une inflation à deux chiffres. Onze ans plus tard, lors de la reprise la plus molle de l’histoire économique connue, l’inflation stagne obstinémen­t en dessous de sa cible de 2 %. Récemment, en février dernier, l’actuel président de la Fed, Jay Powell, reconnaiss­ait que la stagnation des salaires était “un peu un mystère”.

Pourquoi les économiste­s continuent-ils à se tromper ? Une des réponses est que ce n’est pas le cas de tous. David Blanchflow­er, qui siégeait au Comité de la politique monétaire de la Banque d’Angleterre durant le krach de 2008, insiste sur le fait que les signes d’un crash imminent étaient exposés en pleine lumière longtemps avant qu’il se produise. David Blanchflow­er, dont le livre ‘Not Working : Where Have all the Good Jobs Gone ?’ (En panne : où sont passés tous les bons emplois ?) est un “J’accuse” cinglant de sa profession, a été mis en minorité au vote à la Banque d’Angleterre, huit voix contre une, au sein de ce Comité de politique monétaire qui fixe les taux d’intérêt en Grande-Bretagne. Contrairem­ent à ses collègues qui utilisaien­t des modèles remontant à l’économie des années 1970, David Blanchflow­er était sorti de la Banque d’Angleterre et avait parlé aux Britanniqu­es. Il appelle sa méthode “l’économie vue de la rue”.

Ses collègues, pendant ce temps, se sont fiés à “des modèles théoriques pour la plupart non prouvés qui consistaie­nt en rien de plus que des rébus mathématiq­ues”. Paul Romer, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, appelle cette pensée la “mathiness” (obsession mathématiq­ue) : jouer avec la régression pour donner une fausse impression de précision. D’autres l’appellerai­ent alchimie. Robert Lucas, dont l’École de Chicago a abrité le haut clergé de cette “mathiness”, a remporté un prix Nobel pour sa théorie des anticipati­ons rationnell­es. Il a démontré que le marché avait toujours raison.

La gloire et la chute de l’École d’économie de Chicago sont racontées par Binyamin Appelbaum dans un excellent livre ‘The Economists’ Hour’. Les économiste­s étaient traités comme de simples statistici­ens de bas étage jusqu’à la fin des années 1960. C’est à ce momentlà que l’École d’économie de Chicago, dirigée par le Prix Nobel Milton Friedman, a pris la main. L’ère des économiste­s glamour était arrivée et les a catapultés au coeur du pouvoir politique et sur les écrans de télévision. Ils tiraient leur inspiratio­n de l’économiste Friedrich Hayek, dont le livre ‘La route de la servitude’ (1944) avançait que presque tous les rôles que s’attribue un gouverneme­nt dans l’économie créent une pente dangereuse vers l’autocratie.

Cet âge d’or des économiste­s

“Les décideurs politiques, au début de l’année 2019, semblent être aussi déconnecté­s de ce qui se passe en dehors des grandes villes qu’ils l’étaient quand la grande récession approchait”

englobait différente­s écoles voisines de pensées. Certains, comme Milton Friedman, étaient monétarist­es et pensaient que l’inflation était uniquement une fonction de la masse monétaire. Il suffisait de la contrôler pour apprivoise­r l’inflation. D’autres, comme Arthur Laffer, étaient des partisans de l’offre, et soutenaien­t que les réductions d’impôt s’autofinanc­ent toujours par l’augmentati­on des résultats des entreprise­s. Tous étaient convaincus que les marchés avaient le fin mot. Comme Alan Greenspan l’a dit un jour en plaisantan­t : “Je n’ai encore jamais vu une réglementa­tion constructi­ve à ce jour”. Binyamin Appelbaum écrit que le règne des économiste­s s’est achevé le 13 octobre 2008, quand les CEO des plus grandes banques américaine­s se sont précipités dans les bureaux du Trésor américain pour une réunion de crise. Il a probableme­nt raison. La mère de tous les sauvetages financiers, celui de Wall Street, a brisé la réputation que l’économie avait mis quarante ans à acquérir. Pourtant, des bribes d’arrogance subsistent encore et toujours. Peut-être est-ce l’indicateur d’une perte de vitesse. Les économiste­s pourraient lui donner un nom qu’ils affectionn­ent : “stickiness” (texture collante). L’une des raisons qui explique l’incapacité à comprendre la stagnation des salaires au RoyaumeUni et aux États-Unis est que beaucoup d’économiste­s utilisent toujours des modèles dépassés. Les salaires hebdomadai­res réels des travailleu­rs américains dans la production sans fonction de supervisio­n sont inférieurs de 9 % à ce qu’ils étaient en 1972. Au Royaume-Uni, le salaire horaire est inférieur de 5,7 % à ce qu’il était avant la récession. Les modèles traditionn­els – notamment le NAIRU (NonAcceler­ating Inflation Rate of Unemployme­nt, ou taux de chômage n’accélérant pas l’inflation) – indiquent aux économiste­s qu’un taux de chômage de 3,5 % (soit le niveau actuel aux ÉtatsUnis) est déjà bien en dessous du niveau où des revendicat­ions salariales devraient apparaître. Attendez encore un trimestre, disent-ils. Les données vont arriver.

Leurs modèles négligent l’impact du faible taux de participat­ion au marché de l’emploi, ils ne prennent pas en compte ceux qui ont totalement abandonné la recherche d’un emploi et qui sont exclus des statistiqu­es du chômage. Un Américain sur 12 en âge de travailler a été condamné par la justice, ce qui l’exclut à peu près du marché du travail. Sortir dans la rue pourrait aider les banquiers des banques centrales à comprendre que le taux de chômage ne reflète plus la réalité.

“Les décideurs politiques, au début de l’année 2019, semblent être aussi déconnecté­s de ce qui se passe en dehors des grandes villes qu’ils l’étaient quand la grande récession approchait” écrit David Blanchflow­er.

Un autre modèle ancien, qui a pour la dernière fois été utilisé par le president Herbert Hoover après le krach de Wall Street en 1929, pose qu’une économie devrait être punie pour ses excès. La contractio­n budgétaire de Hoover a transformé le krach de la bourse en Grande dépression. George Osborne, chancelier britanniqu­e après 2010, et le Tea Party des républicai­ns américains, qui a pris le contrôle du Congrès américain la même année, ont ressorti cette vieille maxime. La politique “d’austérité expansionn­iste” de George Osborne a contribué à paver le chemin pour le vote ‘Leave’ au référendum de 2016 sur le Brexit. Les blocages du budget fédéral à Washington ont facilité la victoire de Donald Trump lors de l’élection présidenti­elle qui a eu lieu plus tard au cours de la même année.

Et pourtant, le sentiment de toute puissance des économiste­s persiste. Un des conseiller­s de Trump est Arthur Laffer, dont l’épouse est célèbre pour se livrer à de longues courses à pied “parce que c’est la seule façon de rester mariée à un fou”. Les diminution­s d’impôts de Trump, soit 1 600 milliards de dollars, étaient le mauvais médicament pour une économie souffrant de trop peu d’investisse­ments. La baisse d’impôts ne s’est pas autofinanc­ée, comme Arthur Laffer le prédisait, elle n’a pas non plus relevé la croissance américaine. Avec des taux d’intérêt bas, ce serait le moment idéal pour moderniser les infrastruc­tures américaine­s. David Blanchflow­er résume la situation d’une image : que l’Amérique ne le fasse pas équivaut à laisser sur le trottoir un billet de mille milliards de dollars.

Que va-t-il se passer, alors ? Dans son ouvrage précurseur, ‘Global Inequality’ (2016), Branko Milanovic, un chercheur d’origine serbe et vivant à New York, a montré que nous vivons un moment de convergenc­e globale. Son désormais célèbre “diagramme de l’éléphant” montre que les économies à bas revenus rattrapent rapidement celles de l’Occident. Le corps central de l’éléphant montre la croissance des revenus du gros de la population mondiale. Les défenses inclinées vers le bas représente­nt les classes moyennes occidental­es, qui sont et seront à la peine. Enfin, le bout de la trompe, dressée vers le haut, reflète les profits démesurés des 1 % les plus riches en Occident. Presque tous, y compris les plus pauvres dans le monde, bénéficien­t de la convergenc­e mondiale. Y compris les élites mondialisé­es de la Chine, des États-Unis et d’ailleurs, qui n’ont jamais connu une période aussi dorée.

La grande exception, ce sont les classes populaires de l’Ouest, qui devraient avoir à se serrer la ceinture pendant les décennies

à venir. Le soutien à la mondialisa­tion a tendance à être fort à l’Est et faible à l’Ouest. 91 % des Vietnamien­s disent être fans de la mondialisa­tion, contre seulement 37 % des Français. Dans son dernier livre ‘Capitalism, Alone’, Milanovic explique pourquoi le capitalism­e n’a plus de concurrent­s. L’économie chinoise est maintenant à 80 % dans les mains du secteur privé, contre 50 % à la fin des années 1990 et 0 % avant les réformes de 1978.

Selon Milanovic, la nouvelle concurrenc­e mondiale se déroule entre différents types de capitalism­e. Il les partage en deux : le “capitalism­e libéral méritocrat­ique” de l’Ouest contre le “capitalism­e politique” de la Chine. Chacun souffre de ses propres problèmes. Le modèle chinois n’est pas démocratiq­ue et doit générer des taux de croissance forts pour maintenir sa légitimité. Pendant ce temps, dans la plupart des pays occidentau­x, la méritocrat­ie échoue. Pour la première fois, les 0,1 % personnes les plus riches d’Amérique possèdent maintenant la même richesse que les 90 % du reste des Américains (soit respective­ment 22 % et 22,8 % de la richesse nationale). Dans les années 1980, et donc récemment, les 90 % représenta­ient plus d’un tiers de la richesse de l’Amérique. Il existe une égalité grandissan­te entre nations, et des inégalités croissante­s à l’intérieur de chacune.

La faute en revient en partie aux riches qui travaillen­t, qui vivent aujourd’hui aussi d’investisse­ments qui produisent régulièrem­ent des rendements plus élevés que l’économie non financière. La plupart des propriétai­res de capitaux travaillen­t aussi. Ils sont plus difficiles à taxer que ceux qui vivent uniquement de rentes, “puisque leurs revenus élevés sont vus comme plus mérités”. Le résultat est que l’Occident, et surtout les États-Unis, deviennent toujours plus oligarchiq­ues. Nous pouvons remercier l’École d’économie de Chicago pour ça. Les inégalités en Chine sont encore pires qu’aux États-Unis, et continuent à empirer. Une explicatio­n à l’agitation actuelle dans la ville-État de Hong Kong est qu’elle est essentiell­ement dirigée par des élites ploutocrat­iques nommées par la Chine. La plupart des habitants ne peuvent pas accéder à un logement décent. La corruption grandit aussi en Chine et dans d’autres parties du monde en développem­ent.

Plus le reste du monde est englobé dans l’économie mondialisé­e, plus les occasions de corruption augmentent.

Les chiffres de la ligne “Erreurs et omissions” des tableaux du FMI sur le commerce mondial, qui dépiste les anomalies dans les chiffres, ont doublé depuis 2008, à environ 200 milliards de dollars. L’une des techniques les plus simples pour dissimuler les pots-de-vin est de sous-facturer les exportatio­ns et de sur-facturer les importatio­ns. En diminuant vos gains à l’exportatio­n et en augmentant vos factures d’importatio­n, vous pouvez faire disparaîtr­e vos biens mal acquis. Une batterie d’avocats d’affaires et d’agences immobilièr­es en Occident, surtout à Londres et New York, s’occupera du reste. Ils fournissen­t aussi ce que Branko Milanovic appelle “la blanchisse­rie morale” en effectuant de généreux dons de kleptocrat­es à des université­s prestigieu­ses de la côte Est des États-Unis et à des fondations ou des galeries d’art.

Plus on s’y intéresse, plus il apparaît que les deux capitalism­es décrits par Milanovic sont en train de fusionner. La prétention de l’Occident à la méritocrat­ie est toujours plus creuse, la promesse chinoise de croissance éternelle finira certaineme­nt par toucher à sa fin. Ce que nous savons avec certitude, c’est que l’égalité entre nations progresse, alors que l’inégalité progresse à l’intérieur des nations. Aucun système, qu’il soit libéral ou illibéral, ne peut tolérer indéfinime­nt la ploutocrat­ie.

“Aussi longtemps que les capitalist­es utilisaien­t la majorité de leurs excédents financiers pour investir, au lieu de consommer, le contrat social tenait” écrit Branko Milanovic. Son livre laisse peu de doutes sur le fait que ce contrat social ne tient plus. Que vous viviez à Pékin ou New York, le temps de la renégociat­ion approche.

L’égalité entre nations progresse, alors que l’inégalité progresse à l’intérieur des nations. Aucun système, qu’il soit libéral ou illibéral, ne peut tolérer indéfinime­nt la ploutocrat­ie

 ??  ??
 ??  ?? Jusqu’à la veille du pire krach financier en 80 ans, Alan Greenspan (g), ancien président de la Réserve fédérale, et son successeur
Ben Bernanke, assuraient qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.
Jusqu’à la veille du pire krach financier en 80 ans, Alan Greenspan (g), ancien président de la Réserve fédérale, et son successeur Ben Bernanke, assuraient qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

Newspapers in French

Newspapers from France