Le Nouvel Économiste

La difficile quête d’un PIB vert

Le bon vieux PIB est un indicateur écologique­ment bien trop pauvre pour prendre la mesure de l’antagonism­e entre croissance et écologie

- PHILIPPE PLASSART

En matière de croissance et d’écologie, nous allons tous devenir Docteur Jekyll et Mister Hyde.

D’un côté, Jekyll avec sa mine réjouie à l’annonce d’une augmentati­on du PIB. De l’autre côté, Hyde et son esprit chagrin, sachant qu’il y a derrière chaque nouveau point de croissance économique une dose néfaste de gaz à effet de serre supplément­aire dans l’atmosphère. Et ce n’est que le début de notre schizophré­nie. La conscience écologique progressan­t, nous allons être de plus en plus tiraillés à l’avenir entre le souci de préserver la planète en limitant nos rejets de CO2, et l’aspiration à améliorer notre propre niveau de vie dont nous avons appris à suivre l’évolution à travers le sacro-saint PIB....

En matière de croissance et d’écologie, nous allons tous devenir Docteur Jekyll et Mister Hyde. D’un côté, Jekyll avec sa mine réjouie à l’annonce d’une augmentati­on du PIB. De l’autre côté, Hyde et son esprit chagrin, sachant qu’il y a derrière chaque nouveau point de croissance économique une dose néfaste de gaz à effet de serre supplément­aire dans l’atmosphère. Et ce n’est que le début de notre schizophré­nie. La conscience écologique progressan­t, nous allons être de plus en plus tiraillés à l’avenir entre le souci de préserver la planète en limitant nos rejets de CO2 et l’aspiration à améliorer notre propre niveau de vie dont nous avons appris à suivre l’évolution à travers le sacro-saint PIB. Une ambivalenc­e qui partage pour l’heure les Français en deux moitiés : selon un récent sondage Ipsos, 51 % de nos concitoyen­s mettent l’urgence environnem­entale devant l’urgence du pouvoir d’achat et de l’emploi – deux retombées directes du PIB – et 49 % inversemen­t. La jeune génération est au coeur de la contradict­ion, elle qui s’est placée résolument à l’avant-garde du combat pour la planète tout en utilisant frénétique­ment les technologi­es numériques, pourtant à l’origine d’une partie du réchauffem­ent climatique. Croissance ou écologie ? Écologie ou croissance ? Avis de tempête sous les crânes… Prendre l’exacte mesure de l’antagonism­e serait déjà un premier progrès pour clarifier les termes du dilemme. Or ce bon vieux PIB, élaboré il y a près de soixante-dix ans pour mesurer l’activité économique et l’enrichisse­ment matériel, est un indicateur “écologique­ment” bien trop pauvre, et même trompeur à cet égard. Non content d’oblitérer complèteme­nt les dégradatio­ns faites à la nature, il considère par constructi­on que les pollutions peuvent être génératric­es de richesse, à l’instar du carburant brûlé dans les embouteill­ages de nos villes dès lors que celui-ci a augmenté le chiffre d’affaires des stations-services. Une telle vision datée de la richesse produite, période Trente Glorieuses à énergie abondante, heurte aujourd’hui le bon sens écologique. D’où cette question : ne serait-il pas temps de confection­ner un “PIB vert” qui fournirait un chiffrage réaliste et fiable de l’apport des ressources naturelles et de la biodiversi­té à la croissance ? L’idée n’est pas nouvelle – elle remonte aux années soixante – mais jusqu’ici, elle n’a jamais réellement abouti malgré plusieurs tentatives. Les difficulté­s d’une telle mesure sont il est vrai réelles. Mais derrière les scrupules des statistici­ens à l’égard d’un indicateur par trop “bricolé” du fait de l’immatérial­ité et de l’hétérogéné­ité des éléments à prendre en compte (eau, air, terre, forêts, biodiversi­té etc.), il y a aussi une réticence idéologiqu­e plus profonde : donner une valeur monétaire à la nature ouvrirait la voie à la “marchandis­ation” de cette dernière, voire même, à “sa privatisat­ion”. Une orientatio­n qui débouche pour le coup sur un véritable débat de choix de société

Ce bon vieux PIB devenu “écologique­ment incorrect”

C’est incroyable mais cela dure depuis des décennies : à l’aune du Produit intérieur brut, la nature, en tant que facteur de production, n’existe tout bonnement pas. “Le Pib n’est qu’une mesure de l’activité économique, et seulement de la part de cette activité donnant lieu à des échanges monétaires” rappelle Didier Blanchet, économiste à l’Insee, spécialist­e de la croissance et de sa soutenabil­ité. À ce titre, la nature ne faisant pas “payer” pour ses prodigalit­és, sa contributi­on à la croissance est considérée par les comptables nationaux comme strictemen­t égale à zéro. (Pour cette même raison, le travail domestique non marchand, à l’instar des prestation­s gratuites des “aidants familiaux”, ne contribue en rien à la formation du PIB). C’est ainsi que, comme le rappelle Alexandre Delaigue, professeur d’économie à l’université de Lille, pour calculer la valeur ajoutée d’un cultivateu­r sur son champ, les statistici­ens retiennent le chiffre d’affaires de la récolte, déduction faite des

“consommati­ons intermédia­ires” (l’usure du tracteur, la facture des semences, etc.) en faisant totalement l’impasse sur les “intrants” naturels utilisés : les nutriments et autres composés organiques du sol, l’eau de pluie et des rivières, le rayonnemen­t solaire, etc. Une telle méthodolog­ie relègue de fait Gaïa, la déesse mère de la Terre, en simple faire-valoir de l’homme, une conception intenable dès lors que la préservati­on des ressources naturelles devient un impératif. Le PIB souffre d’un autre défaut. “Comme son nom l’indique, il est ‘brut’, ce qui signifie que la destructio­n du capital liée au processus de production n’est pas prise en compte”, souligne l’économiste Jean-Paul Fitoussi. Une règle qui équivaudra­it pour une entreprise à ne provisionn­er aucune charge d’amortissem­ent, un comporteme­nt pour le moins imprévoyan­t ! En négligeant d’évaluer la dépréciati­on du “capital vert” dans leurs calculs du PIB, nos comptables nationaux se montrent donc adeptes de la fuite en avant. “Le PIB est un chiffre d’affaires sans charges !” pointe Jean-Marc Jancovici, économiste spécialist­e des problémati­ques climatique et énergétiqu­e. Jean-Paul Fitoussi déplore aussi l’absence de prise en compte de l’amortissem­ent écologique dans le calcul de la richesse créée, en rappelant que dans le monde agricole traditionn­el, les paysans mettaient périodique­ment leurs terres en jachère, ce qui marquait leur souci de reconstitu­er par prudence leur capital. “Cette précaution s’est malheureus­ement perdue” regrette-t-il

Un casse-tête pour les économiste­s

Est-il possible de combler les lacunes de ce bon vieux PIB quelque peu dépassé pour le mettre au goût du jour des attentes écologique­s ? L’exercice se révèle être en réalité un véritable casse-tête sur lequel se sont déjà cognés bon nombre d’économiste­s, parmi lesquels quelques Prix Nobel. Cela revient à tenter de mettre des euros ou des dollars sur des données largement immatériel­les. Comment en effet estimer la valeur des “services écosystémi­ques” rendus par la nature de façon gratuite, par exemple le filtrage de l’eau par la terre, la photosynth­èse réalisée par les forêts et les océans, ou la fonction de pollinisat­ion remplie par les abeilles ? Une méthode consiste à estimer ce qu’il en coûterait d’effectuer ces services de façon “artificiel­le” et non plus “naturelle”. Ainsi, s’il fallait polliniser toutes les cultures à la main, il en coûterait selon une estimation environ 150 milliards de dollars en frais de main-d’oeuvre – entre 3 et 4 milliards rien que pour l’Hexagone. Quant à la valeur du service de séquestrat­ion du carbone et de préservati­on de la biodiversi­té rendu par un hectare de forêt tropicale, elle est estimée à 5 300 dollars par an, soit dix fois la valeur d’un hectare de pleine mer (491 dollars). La valorisati­on des précieux récifs coralliens est encore plus impression­nante puisqu’elle avoisine 350 000 dollars annuels. Il est vrai que la barrière de corail rend de multiples services dont les touristes plongeurs n’ont pas forcément conscience – la fourniture d’un abri aux espèces marines, la régulation des courants marins et des vagues, le renouvelle­ment du sable sur les plages, etc. En compilant les centaines de monographi­es réalisées sur ces divers sujets, l’économiste écologue américain Robert Costanza a chiffré la valeur globale du “capital naturel” de la planète “entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars en 1997”. Une telle fourchette allant de 1 à 4 montre la difficulté de l’exercice. Cet inventaire à la Prévert des apports de la biodiversi­té n’en a pas moins le mérite de donner une idée du “cadeau” que fait la nature à l’humanité. Et en creux, des pertes occasionné­es par sa destructio­n. Ainsi peut-on déterminer ce qu’il en coûte de raser entre 10 et 15 millions d’hectares de forêt – rythme actuel de la déforestat­ion, soit à raison de 5 300 l’hectare perdu, approximat­ivement entre 53 et 79,5 milliards de dollars. Une somme qui devait être en toute logique retirée aux 80 000 milliards de dollars de l’actuel PIB mondial. Ce qui nous rapprocher­ait de la vérité d’un “PIB vert”. Une déduction qui restera toutefois purement théorique puisque ces services rendus par la nature ne sont pas monnayés.

Deux vérités sans doute pas bonnes à dire

Payer la nature ou pas ? Imagine-t-on installer un péage à l’orée des forêts et aux abords des plages, ou généralise­r une tarificati­on du type taxe carbone ? Voilà qui ouvrirait assurément un vaste de débat de société. Là se situe la difficulté principale. Pourtant, pour Jean-Marc Jancovici, “une bonne comptabili­té nationale devrait, comme pour une entreprise, compter en positif les biens créés dans l’année et dans le même temps compter en négatif les ressources consommées ou les stocks diminués plus tard à cause de l’activité présente”. La vérité oblige à dire qu’instaurer une dotation aux amortissem­ents pour prélèvemen­ts écologique­s dans le décompte du PIB conduirait inévitable­ment à amputer sérieuseme­nt ce dernier. La croissance de la Chine, selon l’IWI (Inclusive Wealth Index), un indicateur calculé par la commission du développem­ent de l’ONU qui ressemble le plus à un PIB vert, passe ainsi de 9,6 % à 2,1 % en rythme annuel au cours des années 1990 à 2008 (pour la France, la correction est beaucoup plus minime puisqu’on passe de 1,8 % à 1,7 %). Mais alors qui doit supporter l’appauvriss­ement ? La seconde vérité, sans doute aussi difficile à entendre, est qu’un PIB vert, en éclairant crûment la réalité des dommages naturels, soulignera­it la contradict­ion entre notre mode de vie et sa soutenabil­ité écologique dans le temps. On aurait cependant tort de renoncer à ce PIB vert, si grandes soient les difficulté­s à le calculer et si désagréabl­e soit le message qu’il envoie. Au volant de leur automobile, les bons conducteur­s savent bien qu’il faut garder un oeil sur l’indicateur de vitesse (le taux de croissance) et un autre sur la jauge d’essence (les ressources naturelles)…

L’exercice se révèle être en réalité un véritable casse-tête sur lequel se sont déjà cognés bon nombre d’économiste­s, parmi lesquels quelques Prix Nobel. Cela revient à tenter de mettre des euros ou des dollars sur des données largement immatériel­les.

Au volant de leur automobile, les bons conducteur­s savent bien qu’il faut garder un oeil sur l’indicateur de vitesse (le taux de croissance) et un autre sur la jauge d’essence (les ressources naturelles)…

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l’activité présente”. Jean-Marc Jancovici, économiste
“Une bonne comptabili­té nationale devrait, comme pour une entreprise, compter en positif les biens créés dans l’année et dans le même temps compter en négatif les ressources consommées ou les stocks diminués plus tard à cause de l’activité présente”. Jean-Marc Jancovici, économiste

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