Le Nouvel Économiste

‘RÉCONCILIE­R L’INDUSTRIE ET L’ÉCOLOGIE’

secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, à propos de la décarbonat­ion de l’économie

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-MICHEL LAMY

Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) tout en préservant l’appareil productif de tout collapsus, c’est le redoutable défi au quotidien que relève Agnèsg Pannier-Runacher. Inspectric­ep des finances de formation, la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Economie et des Finances parle aussi comme un ingénieur ancré dans le réel. Sa force est de constammen­t se garder des vendeurs de rêve pour mieux être du côté des lanceurs de solutions. La politique industriel­le du gouverneme­nt est de fait en équilibre instable entre les injonction­s des militants ultras de l’écologie et le travail de décarbonat­ion de l’économie. Dans cet entretien, la ministre insiste sur les stratégies de filière mises en place par les pouvoirs publics et sur les enjeux de l’innovation, comme par exemple le train à hydrogène. L’objectif est d’amener les acteurs à travailler ensemble sur les problémati­quesq de la transforma­tion industriel­le – c’est la dimension État stratège de Bercy. Pour Agnès Pannier-Runacher, l’investisse­ment dans l’industrie sert ensuite à épauler les différents secteurs dans leurs processus de décarbonat­ion. C’est pourquoi la ministre insiste pour

“ne pas opposer économie et écologie”.

La réconcilia­tion des irréconcil­iables est un vrai programme politique.

Notre objectif est de réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES) de 40 % à l’horizon 2030 par rapport à 1990 et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Cela signifie que nous devons réinventer la manière de produire, et c’est passionnan­t.

Qu’est-ce que cela signifie pour l’industrie ? Il faut d’abord s’attacher aux émissions que l’industrie émet elle- même – ce qui représente 20 % du total des GES enregistré­s sur le territoire. C’est tout le travail que nous avons lancé avec Élisabeth Borne et Emmanuelle Wargon dans le cadre du Conseil national de l’industrie ( CNI), puis du Pacte productif, en identifian­t des filières clés sur lesquelles nous pouvons avoir le plus d’impact en matière de réduction des GES. Il s’agit tout d’abord de la chimie, de la constructi­on et de la métallurgi­e. Ensuite, nous avons retenu cinq autres filières à fort potentiel : l’agroalimen­taire, l’aéronautiq­ue, la mer, l’automobile, les déchets.

Double enjeu pour l’industrie

Le deuxième sujet, c’est le rôle que doit jouer l’industrie pour aider certains secteurs d’activité à réduire drastiquem­ent leurs émissions. C’est pour cela que nous avons besoin d’une industrie qui soit performant­e et innovante. Par exemple, les bâtiments neutres pour l’émission de CO2 reposent sur des procédés de constructi­on conçus par l’industrie ! Et ceci a bien plus d’impact sur notre bilan carbone que le seul travail de décarbonat­ion de l’industrie. Chaque filière industriel­le fait ainsi face à un double enjeu : celui de son empreinte carbone et celui de sa contributi­on à l’effort collectif.

Je pense notamment à la filière ferroviair­e qui prépare un grand projet autour de l’hydrogène. Le train à hydrogène est une réponse à la mobilité décarbonée ! Vous avez également tout le travail sur les motorisati­ons aéronautiq­ues et celui sur la décarbonat­ion des processus dans la métallurgi­e. Comment utiliser moins d’énergie pour produire le même nombre de tonnes d’acier ? Ça intéresse beaucoup de monde : c’est moins d’émissions de CO2 mais aussi moins de coûts de production et plus de compétitiv­ité.

Pour la filière automobile, vous le savez, la grande question, c’est celle de la batterie électrique. Aujourd’hui, les fournisseu­rs sont essentiell­ement coréens et chinois. Alors qu’est-ce qu’on fait ? L’objectif est de disposer de fabricants européens capables de produire les batteries de la génération suivante qui auront moins de volume et moins de poids mais davantage de capacité énergétiqu­e. Nous avons construit, à huit États membres, un premier projet européen sur l’ensemble de la chaîne de valeur : 17 entreprise­s y participen­t, dont Total et PSA. Il reste à obtenir le feu vert de la Commission européenne pour autoriser la participat­ion financière des États.

L’ambition à l’horizon 2025-2030

Quel est en France le rôle des pouvoirs publics ? Le CNI travaille depuis plus de deux ans sur la convergenc­e et la réduction de l’empreinte environnem­entale des industries. Mais c’est à la demande du président de la République, le 25 avril dernier, que nous construiso­ns la vision de l’industrie à l’horizon 2025-2030, avec la préparatio­n du Pacte productif. Notre ambition est de mettre en place les mesures d’accompagne­ment nécessaire­s pour être en situation à la fois de tenir nos objectifs de réduction de CO2, prendre le virage de l’usine du futur et renforcer notre production industriel­le. Il importe de savoir dans quels secteurs nous mettrons plus d’argent en termes d’innovation et dans lesquels nous allons accompagne­r les transforma­tions.

C’est crucial dans l’automobile, où vous avez un double mouvement. D’un côté, nous allons créer des usines à moteurs et à batteries électrique­s, et d’un autre côté on va replier les infrastruc­tures ou les sites industriel­s qui produisent des moteurs thermiques dont les pièces sont beaucoup plus complexes que “l’électrique”. Notre accompagne­ment consiste à recenser les sites positionné­s sur les technologi­es thermiques et à

les aider à diversifie­r leurs activités dans l’automobile ou d’autres secteurs.

Les moyens d’action

Quels sont les moyens d’action de la puissance publique ? L’État a signé dix- huit contrats stratégiqu­es de filière. Dans chacun d’eux, des projets d’innovation sont cofinancés – le privé met aussi de l’argent. Le simple fait de coordonner l’ensemble des acteurs privés pour avoir des buts communs est un élément majeur de l’action du ministère de l’Économie. Ce n’est pas juste une affaire de moyens. La coordinati­on est indispensa­ble pour que les acteurs aillent dans la direction souhaitée. Articuler les relations entre les PME, les ETI, les grands groupes, ça ne vient pas naturellem­ent. Pour ce faire, Bercy s’appuie sur plusieurs leviers : le financemen­t de l’innovation, porté notamment par le PIA ( Programme d’investisse­ment d’avenir), le changement dans la loi ou la réglementa­tion, pour amener les acteurs à travailler ensemble sur les problémati­ques de transforma­tion industriel­le. Ces sujets sont bien sûr relayés au niveau européen pour faire bouger les lignes à Bruxelles. Qu’il s’agisse des normes ou des aides d’État. Il faut savoir mettre les acteurs européens autour de la table.

Le défi d’une taxe carbone aux frontières

Tout cela est très concret. Comme le montre le mécanisme d’inclusion carbone. Il s’agit de taxer aux frontières les produits importés qui émettent plus de carbone que ceux qu’on fabrique dans l’Union européenne. Nous avons beaucoup avancé là-dessus.

Le sujet, porté par le président de la République depuis le discours de la Sorbonne, figure dans le programme de la nouvelle Commission européenne. Il a été soutenu au Conseil franco- allemand du 16 octobre dernier. Nous devons y travailler avec les autres États membres, par exemple l’Espagne et l’Italie, qui partagent nos préoccupat­ions. Pour cela, nous devons être concrets et précis.

Car une idée est bonne si elle est bien appliquée, sans que ce soit une usine à gaz ou que cette mesure dégrade la compétitiv­ité des filières européenne­s. Là où nous convergeon­s, c’est qu’il faut commencer par des process de production relativeme­nt simples, comme l’aluminium ou le ciment. Ces industries achètent leurs “droits d’émissions de gaz à effet de serre” grâce au mécanisme de marché carbone qui existe en Europe pour les industries fortement émettrices de CO2, ce qui évite d’introduire des hiatus dans la compétitiv­ité des entreprise­s.

La vigilance s’impose aussi pour que l’exigence dans les normes imposées à l’industrie européenne ne conduise pas à importer davantage de produits ayant une empreinte carbone plus forte : ce qu’on appelle le risque de “fuites carbone”. Alors que l’industrie française a diminué de 20 % ses émissions entre 1995 et 2015, nos émissions globales de CO2 ont augmenté de 11 % à cause de la teneur en carbone de nos importatio­ns.

Comme nous avons mis nos exigences à un niveau élevé, nos industries se retrouvent – que ce soit à l’exportatio­n ou sur le marché domestique – en concurrenc­e par rapport à des entreprise­s qui ne sont pas aussi vertueuses en exigences environnem­entales. C’est ce défi qu’il nous faut résoudre.

Notre conviction, c’est qu’écologie et économie sont parfaiteme­nt conciliabl­es, parce que notre modèle est déjà l’un des plus exigeants du monde. Pour les université­s américaine­s – cf. l’étude 2018 de Yale – nous sommes la deuxième économie la plus avancée en termes de performanc­es environnem­entales.

Les enjeux de la transition énergétiqu­e

En matière de transition énergétiqu­e où en est-on ? Notre chance, c’est que plus de 90 % de notre production électrique est décarbonée. Il faut rappeler que le nucléaire est une énergie décarbonée. Elle pose d’autres questions, notamment la gestion des déchets, mais son bilan CO2 est bon alors que certaines études indiquent que trois quarts des Français pensent que cette industrie émet du carbone ! L’enjeu est d’augmenter la part du renouvelab­le tout en créant des filières industriel­les nouvelles .

En effet, aujourd’hui l’essentiel des panneaux photovolta­ïques sont importés. L’éolien terrestre également. Avec l’éolien en mer, nous voudrions changer la donne et créer une filière EnR exportatri­ce. Nous en sommes au tout début. Le 6 novembre, j’ai inauguré à Cherbourg- en- Cotentin la nouvelle usine de production de pales d’éoliennes de GE Renewable Energy. Ce qui sera une source d’emplois importante avec un effectif de 300 personnes d’ici la fin de l’année, et à terme 2 000 emplois induits dans la région.

Comme je suis très “facts and data”, je précise que les énergies renouvelab­les auront progressé de 50 % à 74 GW en 2023 par rapport à 2017, et qu’on montera à plus de 100 GW d’ici 2028. Nous devons tirer parti de cette croissance pour générer de la richesse industriel­le – nous construiso­ns des filières industriel­les – et en favoriser l’exportatio­n. Au travers de la PPE ( Programmat­ion pluriannue­lle de l’énergie), le gouverneme­nt montre qu’il mise sur une pluri- énergie renouvelab­le. Et avec le Contrat stratégiqu­e de la filière “Nouveaux systèmes énergétiqu­es” signé en mai dernier, nous souhaitons que ces engagement­s forts pris dans la PPE se traduisent en emplois industriel­s sur le territoire.

Il n’y aura ainsi plus de centrales à charbon dans le mix énergétiqu­e à partir de 2022. C’est d’autant plus important que si on développe des batteries électrique­s, ce n’est pas pour les “charger” en électricit­é provenant d’un charbon lui-même chargé en CO2…

Sur le versant nucléaire, le chemin est dessiné avec la fermeture de Fessenheim et des perspectiv­es de fermetures de tranches au-delà de 2028. En ce qui concerne l’EPR, c’est une question industriel­le à traiter comme telle. C’est aussi un sujet stratégiqu­e pour la défense de notre souveraine­té énergétiqu­e et technologi­que.

Alerte sur les vendeurs de rêve

Je me méfie beaucoup des gens qui vendent du rêve écologique en proposant des dispositif­s qui sont perdants non seulement économique­ment, mais aussi pour l’environnem­ent. Imposer des normes et des taxations unilatéral­ement sur un certain nombre d’énergies ou d’activités polluantes en France peut conduire à ce que celles- ci se déploient juste de l’autre côté de la frontière. Prenons l’exemple des avions : si nous taxons le carburant comme certains le demandent, les pleins se feront à côté, chez nos voisins. Mais là aussi nous devons être leaders. C’est pour cela que nous proposons la taxation des billets d’avion et que nous portons le débat aux niveaux européen et internatio­nal, pour obtenir des avancées plus larges et efficaces.

Ainsi pour le plastique, nous avons pris des législatio­ns courageuse­s mais nous avons aussi porté le sujet au niveau européen pour

obtenir une directive d’interdicti­on des plastiques à usage unique. Sans l’action de la France, nous ne l’aurions pas eue, ou alors dans une version beaucoup moins ambitieuse. Pour le coup, ce n’est pas un pays qui joue tout seul, mais un espace de 500 millions de personnes qui monte ses exigences. Et cela rend plus difficile la délocalisa­tion des production­s, notamment du fait des frais logistique­s, douaniers, etc.

Il ne faut pas mentir aux Français. Souvent, vous avez des mesures vertueuses en apparence, car exprimées de manière très simple, mais qui en réalité n’apportent aucune solution parce qu’elles ne font que déplacer le problème. C’est tout l’enjeu des fuites carbone : on se donne bonne conscience en imposant des normes aux entreprise­s qui produisent en France alors qu’elles ne s’appliquent pas entreprise­s qui produisant ailleurs et dont on importe les produits.

Le choc d’une prise de conscience

Vous rappelez que le président de la République a réclamé “un choc dans nos modes de production”. J’observe qu’il y a une transforma­tion de la façon de produire. Les entreprise­s optimisent l’utilisatio­n d’énergie et des matières premières. C’est gagnantgag­nant parce qu’elles réduisent leurs coûts à moyen et long terme. C’est vrai qu’il faut davantage investir, mais à la sortie, les entreprise­s supportero­nt moins de dépenses courantes.

Cette transforma­tion dans l’industrie, on la retrouve chez les ménages. Pour réduire sa consommati­on d’énergie, il faut invertir dans de nouvelles chaudières, isoler les bâtiments. Avec la mise en place d’une prime pour accompagne­r la rénovation énergétiqu­e qui remplace le crédit d’impôt, le gouverneme­nt a accru les aides allouées aux ménages modestes et leur capacité à financer l’investisse­ment dans les travaux de rénovation ! Il y a là un vrai parallèle entre entreprise­s et ménages : au début il faut investir, mais sur le long terme nous sommes tous gagnants économique­ment et écologique­ment.

Qu’est-ce qui peut favoriser une telle prise de conscience ? Nous avons créé plusieurs entités. Chacune son rôle. Le Haut conseil pour le climat réunit les experts français et internatio­naux qui analysent et apportent une vision scientifiq­ue sur les politiques publiques de lutte contre le changement climatique. La Convention citoyenne, c’est monsieur et madame tout- le- monde qui travaillen­t à des propositio­ns concrètes.

Une fois les enjeux connus, comment procède- t- on ? Faut- il commencer par la rénovation thermique ou par les déplacemen­ts ? Est-ce plus facile de donner de l’argent au début pour investir d’un coup, ou faut-il donner un peu d’argent dans la durée pour accompagne­r la transition ? Quelles sont les meilleures pratiques ? Sur cela, les citoyens ont des idées et des propositio­ns que nous mettrons en oeuvre.

Quant au Conseil de défense écologique, c’est une instance de décision efficace sur les dossiers écologique­s, qui s’articulent avec l’ensemble des politiques publiques. Elle réunit les ministres compétents sous la présidence d’Emmanuel Macron

Le marqueur du budget vert

Tout ce travail pourra être suivi à la trace dans le “budget vert”. À chaque projet de loi de finances, la visibilité des actions en faveur de la transition écologique énergétiqu­e est améliorée. La démarche est la même au niveau européen. Les analyses sont en cours pour connaître la part exacte des actions qui y sont consacrées. Il y a par exemple des réflexions sur le gaz naturel. Dans quelle catégorie le placer ? C’est une énergie thermique mais moins polluante que d’autres.

Notre ambition est d’arriver à donner à la fois les chiffres d’investisse­ment puis de dépenses courantes consacrés à des enjeux écologique­s bien paramétrés. Quand il y a l’améliorati­on d’une activité polluante, est-ce écologique ou ne faut-il retenir que les activités qui n’ont pas du tout d’empreinte ? Je suis de ceux qui pensent qu’à chaque fois qu’on améliore une situation, ça doit être pris en compte comme un élément positif. Changer une vieille voiture qui émet dix fois plus de particules qu’une voiture moderne, c’est une améliorati­on, même si ce n’est pas directemen­t l’achat d’une voiture qui n’émet pas de CO2.

N’opposons pas écologiste­s et économiste­s

Au sein du Pacte productif, je travaille avec France Nature Environnem­ent, avec aussi d’autres associatio­ns de défense de l’environnem­ent. Parce que toutes apportent une véritable expertise. Encore une fois, il ne faut pas opposer écologie et économie, il ne faut pas non plus opposer écologiste­s et économiste­s. L’enjeu devant nous, c’est de trouver la façon de produire autrement en devenant les meilleurs dans le monde pour proposer nos solutions.

C’est une chance historique puisque notre population est plutôt plus sensibilis­ée que pas mal d’autres population­s. Nous sommes “poussés” par les Français. Ils vont adopter d’autres manières de se déplacer, de se loger, de consommer, et du coup ça crée des marchés qui n’existaient pas.

Il ne faut pas opposer écologie et économie, il ne faut pas non plus opposer écologiste­s et économiste­s”

La France, c’est 1,2 % des émissions de CO2 mondiales. C’est important de l’avoir en tête parce que pour le pays, le défi est d’être dans l’exemplarit­é et d’avoir aussi la capacité à entraîner les autres États. Si la France ne se concentre que sur son problème national, rien ne sera résolu.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? "Je me méfie beaucoup des gens qui vendent du rêve écologique en proposant des dispositif­s qui sont perdants non seulement économique­ment, mais aussi pour l’environnem­ent."
"Je me méfie beaucoup des gens qui vendent du rêve écologique en proposant des dispositif­s qui sont perdants non seulement économique­ment, mais aussi pour l’environnem­ent."
 ??  ?? “La France, c’est 1,2 % des émissions de CO2 mondiales. C’est important de l’avoir en tête parce que le défi est d’être dans l’exemplarit­é et d’avoir aussi la capacité à entraîner les autres États”
“La France, c’est 1,2 % des émissions de CO2 mondiales. C’est important de l’avoir en tête parce que le défi est d’être dans l’exemplarit­é et d’avoir aussi la capacité à entraîner les autres États”

Newspapers in French

Newspapers from France