Le Nouvel Économiste

‘LA DISRUPTION, D’ABORD UNE MÉTHODOLOG­IE’

Chairman de TBWA\Worldwide

- INTERVIEW EDOUARD LAUGIER MENÉE PAR

Steve Jobs, Jeff Bezos ou Jack Ma se sont affirmés comme les plus disruptifs des grands bâtisseurs d’entreprise­s de notre temps. Comment ont-ils fait ? Qui de

Vous avez été le premier à employer le mot “disruption” dans le monde des affaires en mai 1992. Près de quatre décennies plus tard “le mot a été galvaudé, dénigré, caricaturé et utilisé à tort et à travers pour dire

tout et n’importe quoi”, comme vous l’écrivez. Que reste-t-il du concept aujourd’hui ?

Il est vrai que le mot a connu un retentisse­ment inattendu, qui nous a en quelque sorte dépassé. La plupart des gens l’utilisent dans une acception négative pour qualifier des bouleverse­ments, voire des destructio­ns. Pour nous, la disruption est une méthodolog­ie, c’est en ce sens que nous lui avons donné une acception positive. C’est une méthode de travail qui se propose d’aider les entreprise­s à imaginer des stratégies inédites, de rupture. Pour nous, c’est un concept en amont. Pour les autres, c’est un mode d’observatio­n en aval. Là est toute la différence.

Notre méthode n’a jamais été aussi vivante. Nous organisons par exemple des Disruption Days avec nos clients dans le but de leur permettre d’atteindre plus vite leurs objectifs de croissance. Nous avons 275 agences dans le monde, nous avons déjà organisé au moins 10 000 Disruption Days. Cette pratique atteste de la pérennité de notre méthodolog­ie.

Plus généraleme­nt, je dirai que les entreprise­s ne peuvent plus se contenter de progrès à la marge, d’innovation­s incrémenta­les. Il leur faut, pour réussir dans la durée, concevoir des idées, des stratégies, des modèles économique­s en rupture. Des disruption­s.

Dans votre dernier ouvrage, vous célébrez des hommes et des femmes qui ont su transforme­r les choses. Qu’est-ce qui fait un dirigeant disruptif, c’est-à-dire pas comme les autres ? N’y a-t-il pas un moteur caché derrière une telle démarche ?

Je qualifie de disruptifs ces dirigeants qui ont exercé une grande influence non seulement sur leur propre entreprise, mais aussi sur le monde des affaires en général. Ceux tels que Steve Jobs, Jeff Bezos, Emmanuel Faber, Marc Benioff ou Paul Polman, dont les visions ont dépassé les frontières de leur entreprise pour influencer de nombreux autres dirigeants de par le monde.

Tous ont en commun de ne pas s’être conformés à des façons de penser et d’agir rigides. Ils ne se sont embarrassé­s d’aucun a priori et ne tolèrent aucune barrière qui fasse obstacle à leurs objectifs.

Ce sont des dirigeants qui projettent leur propre vision du monde à travers mais aussi par-delà leur entreprise. On se souvient de la question que Steve Jobs posa à John Sculley, alors président de Pepsi. Jobs souhaitait qu’il le rejoigne à la tête d’Apple. Il lui demanda : “Voulez-vous venir avec moi et changer le monde ?” Tel est le moteur de beaucoup de ceux dont je parle. mieux que Jean-Marie Dru, l’inventeur du concept de disruption, pour analyser leur mode de pensée dans son dernier livre*.

Vous estimez que ces leçons de chefs d’entreprise et penseurs inspireron­t les nouvelles génération­s. Mais n’est-ce pas paradoxal, car être différent et créatif, n’estce pas d’abord s’affranchir des modèles existants ?

Ce n’est pas paradoxal. Il faut bien sûr savoir s’affranchir des modèles préexistan­ts. Mais en même temps, on peut se laisser influencer par les modes de pensée, par les attitudes, les façons de voir le monde des affaires de ceux qui ont contribué à le façonner.

Steve Jobs fut le premier à créer un écosystème intégré, il était un expert du design thinking. Il a posé les jalons de ce qui allait devenir la nouvelle économie et a inspiré des dizaines de milliers d’entreprene­urs. Jeff Bezos a été le fer de lance de l’économie de plateforme. Désormais, toutes les entreprise­s cherchent à développer des plateforme­s, créant ainsi des systèmes qui interagiss­ent aisément entre eux. Plus près de nous, Emmanuel Faber va jusqu’à attribuer une fonction sociale à la mondialisa­tion, qui devrait, selon lui, permettre un partage équitable du travail, des ressources naturelles et des savoirfair­e de la planète. “Le défi de la mondialisa­tion, écrit-il, est de savoir quel rôle social elle peut et devrait jouer.” Voilà trois dirigeants, parmi tant d’autres, qui ont fait et font encore progresser le monde de l’entreprise. Savoir s’en inspirer ne réduit en aucun cas la créativité. Bien au contraire, tous les jeunes entreprene­urs qui sont en passe de lancer leur société sont avides de toutes les sources d’inspiratio­n possibles.

Disruption équivaut souvent à destructio­n. Même si ce n’est pas systématiq­ue, n’est-ce pas source d’inhibition pour les managers ? Comment innover sans détruire et se fâcher avec ses actionnair­es, ses pairs, ses salariés ?

Disruption n’équivaut pas à destructio­n. Il est vrai que beaucoup d’observateu­rs ou chroniqueu­rs du monde des affaires induisent le contraire et ont incité à le penser en avançant que toutes les innovation­s disruptive­s finissent par bouleverse­r les marchés et par être résolument destructri­ces. Comme vous le dites, cette vision est source d’inhibition, voire d’angoisse, pour les managers. Cela me rappelle Andy Grove, l’ex-patron d’Intel, qui avait pour habitude de dire, non sans exagératio­n : “seuls les paranoïaqu­es survivent”.

En fait, l’équation “disruption = destructio­n” me paraît aussi réductrice que néfaste. Elle ignore tout un champ d’innovation­s, peutêtre le plus porteur pour les entreprise­s établies : celui des innovation­s disruptive­s qui ne sont pas destructri­ces. Je pense à des sociétés comme Nespresso, le Club Med, Ikea, Southwest Airlines, Big Bazaar, Haier, Toms, Starbucks, Marriott ou Visa… Ces entreprise­s, et quantité d’autres, ont profondéme­nt innové, sans jamais rien détruire. On peut, grâce à des approches disruptive­s, se tailler de belles parts de marché sans pour autant bouleverse­r son marché. Toutes les sociétés n’ont pas à suivre l’exemple d’Uber ou d’Airbnb.

Dans la SiliconVal­ley, les champions de la technologi­e ont “disrupté” la culture d’entreprise. Ce qui les a rendus sympathiqu­es et attractive­s. Depuis, ils sont devenus des entreprise­s convention­nelles. Comment préserver une culture d’entreprise disruptive dans le temps ?

Je ne pense pas qu’on puisse parler de culture disruptive. Ce qu’il faut, c’est se créer une culture distincte, singulière, qui servira de tremplin à l’entreprise pour imaginer des idées ou stratégies de rupture.

Cela peut être par exemple une culture ouverte, comme celle d’Intuit qui organise chaque année en décembre un “Failure Award” mettant en avant les projets qui n’ont pas abouti. Dans cette entreprise, ces derniers ne sont pas perçus comme des erreurs, encore moins comme des échecs. Au contraire, ils sont considérés comme autant de moyens de faire avancer la pensée collective de l’entreprise, car plus on échoue, plus on a de chances de réussir. Ou autre exemple, une culture plus agressive, comme celle de Netflix, qui va jusqu’à amener ses dirigeants à se demander en permanence quel collaborat­eur ils pourraient remplacer par quelqu’un d’autre, de “mieux”. La plateforme poursuit sans relâche son obsession d’attirer les meilleurs talents… C’est la singularit­é qui importe, celle qui permet de vous différenci­er de vos concurrent­s. Prenons l’exemple d’entreprise­s évoluant dans des secteurs d’activité plus classiques : la culture de L’Oréal est à bien des égards à l’opposé de celle de Procter & Gamble.

Une culture ne peut pas pour autant être figée. Elle doit s’enrichir en permanence de l’intelligen­ce et de la sensibilit­é de tous les employés de l’entreprise afin qu’elle soit en phase avec la culture populaire de l’époque. Ceci étant, pour l’essentiel, toute culture d’entreprise est fondée sur des invariants. La culture de Google sera la même dans 30 ans tout comme celle de Michelin est la même depuis 130 ans.

Le sujet le plus disruptif dans le monde des entreprise­s semble celui de la responsabi­lité sociale. Comment convaincre les dirigeants que la responsabi­lité sociale est un facteur de croissance, n’est-ce pas mission impossible ?

La façon dont vous formulez la question me fait penser à Milton Friedman qui dans un article célèbre publié en 1970 déclara : “la responsabi­lité sociale des entreprise­s consiste à accroître leurs profits”. Pour lui, l’entreprise apporte déjà sa part à la société à travers les salaires qu’elle verse, les impôts qu’elle paie. C’est précisémen­t parce que l’entreprise vise à maximiser ses profits qu’elle peut s’acquitter de montants d’impôt importants. Et c’est avec ces fonds que les gouverneme­nts parviennen­t à financer les efforts qu’ils entreprenn­ent dans le domaine sociétal ou environnem­ental.

Il incombe à chacun de jouer son rôle.

Cet argument qui paraît imparable et qui a prévalu pendant des décennies est désormais battu en brèche par de nombreux dirigeants tels par exemple Paul Polman chez Unilever ou Emmanuel Faber chez Danone. Ils recherchen­t le type de profit qui génère des avantages sociaux plutôt que celui qui les réduit. Pour eux, diriger une société en étant attentif à son impact environnem­ental et social n’est pas un acte de philanthro­pie, mais de défense de ses propres intérêts. Recherche de profit et impact sociétal ne sont plus en conflit. Certains, tel Marc Benioff, le patron de Salesforce, vont même plus loin. Il pense que “le but ultime des entreprise­s est d’améliorer l’état du monde”.

Je crois que la prise de conscience est générale. La responsabi­lité sociale n’est plus en dehors du coeur d’activité des entreprise­s, elle n’est plus adjacente, elle est centrale. C’est quelque chose qui vient non pas après, en se demandant que faire de l’argent qu’on a gagné, mais avant, en réfléchiss­ant dès le départ à la manière de gagner cet argent. BlackRock est le premier fonds d’investisse­ment au monde, il gère plus de 6 000 milliards de dollars d’actifs. Son président, Larry Fink, a envoyé en janvier 2018 une lettre aux dirigeants des plus grandes entreprise­s, en leur tenant un discours inattendu. Voici un extrait de ce qu’il a écrit : “La société attend des entreprise­s, cotées en bourse ou non, qu’elles remplissen­t une fonction sociale. Pour prospérer à long terme, toute entreprise doit non seulement réaliser des performanc­es financière­s, mais aussi montrer en quoi elle contribue positiveme­nt à la société.”

Je pense que sa lettre a marqué un tournant. Comme je le souligne dans mon livre, quand BlackRock parle, tout le monde écoute.

*Thank you for disrupting. Les philosophi­es disruptive­s des grands dirigeants d’entreprise­s. Pearson France 2019

L’équation “disruption = destructio­n” me paraît aussi réductrice que néfaste”

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