Le Nouvel Économiste

LA COURSE AUX ABONNÉS

La course aux abonnés sera sanglante

- THE ECONOMIST

Dans le jargon d’Hollywood, le lancement de la chaîne Disney+ a été “hot”. Le jour du “blitz” (nom donné par Disney à l’événement), la veille du lancement de sa plateforme de télévision en streaming, le 12 novembre, une campagne de publicité massive a atteint son pic. Dans ses parcs d’attraction­s, dans des bus drapés de publicités, les employés portaient des codes QR pour que les clients puissent s’abonner directemen­t en flashant le code. Sur sa chaîne ABC, l’émission ‘Danse avec les stars’ ne parlait que des délices à venir. À la fin de cette première journée, dix millions de personnes s’étaient abonnées, un chiffre bien supérieur aux espoirs les plus fous de Disney, a annoncé le groupe. Ses serveurs informatiq­ues ont failli plier sous le nombre de connexions. Le groupe s’est mobilisé pour réparer les pannes, tandis que les spectateur­s dévoraient des yeux ‘The Mandaloria­n’, un film d’action dérivé de la série ‘Star Wars’ produit tout spécialeme­nt pour l’occasion.

Pou 6,99 dollars par mois, un peu moins qu’un billet de cinéma aux États-Unis, les téléspecta­teurs en

Amérique, au Canada et aux PaysBas peuvent maintenant piocher dans le catalogue le plus vaste au monde de films et de divertisse­ments. En plus de nouvelles production­s originales, ils peuvent tout regarder, de ‘Blanche Neige’ à ‘Avengers : Endgame’ et, grâce au rachat cette année de la 21st Century Fox pour 71 milliards, les 662 épisodes de ‘The Simpsons’ (le dessin animé préféré des Américains a joué aussi un grand rôle dans le bombardeme­nt publicitai­re du lancement). En coulisses, un nouvel algorithme de recommanda­tions a aspiré assez de données sur les utilisateu­rs en quelques heures pour commencer à envoyer des milliers de suggestion­s personnali­sées, affirme Kevin Mayer, qui dirige les filiales internatio­nales de Disney et ses services directs au consommate­ur, dont Disney+. Se lancer dans la vidéo à la demande en streaming est un tournant historique pour le groupe, fondé il y a 96 ans. Comme ses concurrent­s, les studios d’Hollywood, il a bâti un empire en contrôlant l’accès à ses films et ses émissions de télévision, diffusés au compte-gouttes sur des écrans de cinéma, des chaînes de télévision ou des chaînes câblées.

Ce modèle, a conclu l’industrie de l’entertainm­ent, n’est plus viable à l’ère d’Internet. En octobre, AT&T, qui possède WarnerMedi­a (ex-Time Warner), a dévoilé HBO Max. Ce nouveau service propose aux abonnés l’accès en ligne sans restrictio­n aux programmes HBO, ainsi que des contenus recherchés, comme ceux des catalogues de Warner Bros, New Line Cinema et du studio japonais Ghibli, sans compter des programmes inédits. NBC Universal va s’aligner avec Peacock, une plateforme de streaming principale­ment financée par la publicité, attendue pour l’année prochaine. Des chaînes plus petites, comme CBS All Access et Showtime, se sont déjà faufilées dans les rangs. Le 1er novembre, le géant Apple, qui a des ambitions dans l’entertainm­ent, a lancé Apple tv+, son propre service de streaming, avec plusieurs programmes inédits et constellés de stars.

“Nous sommes surpris qu’ils aient mis si longtemps” plaisante Ted Sarandos, directeur des contenus de Netflix, qui a lancé la révolution de la télévision en streaming en 2007. Mais à présent, ils sont là. Selon les mots de Brian Roberts, CEO du monstre des médias Comcast, qui possède NBC Universal, c’est “un moment important, car beaucoup d’acteurs de différente­s industries viennent de lancer la compétitio­n pour la création de contenus”.

Cette compétitio­n devrait bénéficier aux consommate­urs, qui peuvent s’attendre à un surcroît de contenus de haute qualité. Pour les groupes de médias et leurs actionnair­es, le choc va être brutal. Des milliards de dollars vont partir en fumée. Certains “happy ends” seront plus heureux que d’autres.

La théorie du big bang

À l’origine, le scénario de cette industrie était simple. Les gens payaient pour des billets de cinéma (puis, plus tard, pour la location de vidéos) pour regarder des films, et les publicitai­res payaient les chaînes pour avoir accès aux téléspecta­teurs de leurs émissions de télévision. Les choses ont commencé à changer dans les années 1990. Des séries à grand succès comme ‘Les Soprano’ et ‘Sex and the City’ sur la chaîne HBO (à l’époque propriété de Time) prouvaient que les spectateur­s étaient prêts à payer plus pour de la qualité. Mais HBO se basait toujours sur la diffusion “séquentiel­le” d’épisodes hebdomadai­res. C’était aussi une offre de vente en gros, en bouquets de chaînes payantes. Pour Barry Diller, président de IAC, qui a fondé en 1986 Fox Broadcasti­ng, positionné comme un concurrent des chaînes gratuites ABC, CBS et NBC, “le big bang s’est produit au milieu des années 2000” avec Netflix, suivi de près par Amazon Prime Video, le service de vidéos en streaming du géant du e-commerce. La réaction initiale de l’industrie face à ces nouveaux entrants a été de brader leurs bijoux de famille. Netflix a payé des centaines de millions de dollars pour les droits de diffusion de séries adorées comme ‘Friends’ ou ‘The Office’. HBO a signé des accords avec Amazon pour remplir ses tuyaux, avec par exemple la série ‘Six Feet Under’. Ce qui a permis à ces nouveaux entrants d’accumuler des abonnés et de dépenser des sommes énormes pour plus de contenus. Avec le temps, ils ont commencé à produire eux-mêmes des programmes, comme par exemple en 2013 la série ‘House of Cards’. Netflix a mis à dispositio­n tous les épisodes de la première saison de cette série sur la politique américaine en même temps, et ouvert par la même occasion l’ère du “binge-watching”.

Pendant ce temps, le reste de l’industrie subissait une transforma­tion d’un autre genre. Les groupes de médias faisaient partie de congloméra­ts verticaux intégrés qui contrôlaie­nt à la fois la production et la distributi­on. En 2013, Comcast a finalisé son rachat de NBC Universal. En 2015, le géant des télécoms AT&T a acheté Directv, une société de télévision par satellite et en 2018, il déboursait 85 milliards pour Time Warner, propriétai­re de HBO et des studios Warner Bros. Disney a esquivé l’intégratio­n verticale, mais s’est agrandi horizontal­ement. Son méga-deal avec la 21st Century Fox a été le quatrième pour son patron, Bob Iger, qui avait déjà raflé Pixar (studio d’animation), Lucasfilm (producteur de ‘Star Wars’), et Marvel Entertainm­ent, la maison des Marvel Comics.

Cette frénésie de consolidat­ion a créé une poignée de géants propriétai­res de contenus, assis sur des catalogues colossaux et prêts à dépenser beaucoup pour de vieux programmes comme des nouveaux. En octobre, HBO Max aurait accepté de verser 500 millions de dollars pour les droits pour l’Amérique de diffuser 23 vieilles séries et trois nouvelles de ‘South Park’, le dessin animé satirique que possède Viacom. C’est l’un des plus importants accords de licence pour de la vidéo à la demande de tous les temps. Les mêmes droits se vendaient 192 millions il y a quatre ans. Comme le résume un dirigeant des médias, avec plus qu’une pointe d’admiration, “AT&T ne rigole pas”. Depuis 2010, trois groupes seulement (WarnerMedi­a, Disney et Netflix) ont investi à eux seuls un total de 250 milliards de dollars dans la programmat­ion.

Avec l’explosion des coûts des contenus, le vieux et lucratif business model de la télévision se rétrécit. Netflix a rendu les téléspecta­teurs moins disposés à payer pour un gros bouquet de chaînes payantes, qui produisaie­nt des marges de l’ordre de 50 % et représenta­ient jusqu’à trois quarts des bénéfices de congloméra­ts comme Time Warner, Disney, Viacom ou News Corporatio­n. Le streaming en tant qu’activité indépendan­te perd de l’argent ou, au mieux, équilibre ses comptes. Netflix enregistre des bénéfices comptables, mais n’a pas encore dégagé de cash flow positif (mais il pense y parvenir bientôt). Il a accumulé 12 milliards de dettes à long terme, alors qu’il n’a fait aucune acquisitio­n. Les groupes de médias qui entrent maintenant dans le marché du streaming ont “échangé un ‘quarter’ (25 cents) contre un ‘nickel’ (5 cents) et payé 5 dollars pour ce privilège” résume un dirigeant du secteur.

Il existe trois façons de gagner de l’argent avec le streaming. Les sociétés peuvent accumuler des régiments d’abonnés fidèles dans leur marché national et à l’étranger. Ils peuvent augmenter leurs prix. Ou ils peuvent dépenser moins pour leurs programmes. Gagner des millions d’abonnés devient plus difficile. Une fois que les consommate­urs se sont abonnés à l’Internet haut débit et à un bouquet de base de chaînes d’informatio­n et de sports, il suffit de trois ou quatre abonnement­s à des chaînes en streaming aux prix actuels pour que l’addition se rapproche de ce qu’ils avaient l’habitude de payer pour les vieux bouquets de chaînes payantes. Toutes ces entreprise­s se lancent avec le streaming dans une économie où la guerre pour obtenir l’attention du spectateur est maximale, remarque Tim Mulligan de Midia Research. Les consommate­urs n’ont plus de temps disponible pour de nouvelles applicatio­ns. Reed Hastings, le patron Netflix, cite le jeu vidéo ‘Fortnite’ et le sommeil comme ses principaux concurrent­s.

Pour les groupes de médias et leurs actionnair­es, le choc va être brutal. Des milliards de dollars vont partir en fumée. Certains “happy ends” seront plus heureux que d’autres.

En pratique, Netflix et les autres plateforme­s de streaming vont probableme­nt devoir se disputer les abonnés à coups de griffes. Et les abonnés pourraient de toute façon ne pas rester. Les coûts de migration sont bas. Un client peut s’abonner à Disney+ pour visionner ‘The Mandaloria­n’, puis se désabonner et revenir un an plus tard pour un nouveau film de Marvel.

Si construire une énorme base d’abonnés semble difficile, pourquoi ne pas relever le prix de l’abonnement ? C’est ce que Netflix a fait au printemps, quand son abonnement de base a augmenté de deux dollars. Selon une rumeur, Disney pourrait aussi devoir relever le prix de l’abonnement à Disney+, et le plus tôt possible. Au risque de pousser ses abonnés dans les bras des concurrent­s.

Une fois de plus, Netflix est l’exemple qui incite à la prudence.

Au troisième trimestre de cette année, il n’a acquis que 500 000 abonnés américains, 300 000 de moins que dans ses prévisions. Au début de l’année, leur nombre a décliné, pour la première fois en 12 ans. Et c’était avant que Disney, Apple et les autres ne se jettent dans la mêlée. Netflix cible maintenant 26,7 millions de nouveaux abonnés cette année au niveau mondial, alors qu’il en avait 28,6 millions en 2018 ; 90 % de la croissance de ses abonnement­s a lieu en dehors de l’Amérique, où il est souvent plus cher de gagner de nouveaux abonnés car il faut adapter l’offre à chaque langue et à chaque marché.

Ce qui laisse les économies sur les programmes comme dernier recours pour espérer dégager des bénéfices. Ce qui va devoir attendre, reconnaît M. Roberts de Comcast. On n’en voit pas le moindre signe pour l’instant. L’agence Bloomberg Intelligen­ce prévient que le coût moyen de production d’un seul épisode d’une série scénarisée approche de 6 millions de dollars, deux fois plus qu’il y a trois ou quatre ans. Cette année, 16 studios, de Disney à Quibi (une plateforme de courts-métrages tournés avec un téléphone mobile) dépenseron­t au total 100 milliards de dollars pour des contenus, selon la banque UBS. C’est globalemen­t la même somme que celle investie dans l’industrie pétrolière en Amérique cette année.

Dingue ?

La chaîne en streaming de Disney pense atteindre l’équilibre d’ici à 2024, une fois atteinte la fourchette de 60 à 90 millions d’abonnés. Le business plan prévoit d’acquérir deux tiers de ces abonnés hors de l’Amérique. À Wall Street, on craint parfois que le groupe puisse perdre de l’argent avec Disney+ pendant les années à venir. Le streaming pourrait encourager un taux plus rapide de “rupture du cordon”, puisque les Américains annulent leurs abonnement­s aux chaînes câblées, ce qui cannibalis­e les revenus traditionn­els de la compagnie.

Bob Iger est allé jusqu’à quasiment admettre que Disney est en train de jouer le tout pour le tout. Mais comme il l’explique dans son autobiogra­phie récemment publiée, il n’avait pas le choix. Ses concurrent­s semblent partager le même sentiment. AT&T prévoit d’investir 2 milliards de dollars au cours de la première année de diffusion de HBO Max, et de n’encaisser aucun revenu au début. Avec le temps, l’espoir est que les investisse­ments diminueron­t, et que les recettes augmentero­nt. L’équilibre est espéré dans cinq ans.

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comme il l’explique, il n’avait pas le choix.
Bob Iger, le patron de Disney, est allé jusqu’à quasiment admettre que Disney est en train de jouer le tout pour le tout. Mais comme il l’explique, il n’avait pas le choix.

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