Le Nouvel Économiste

ET SORTIR DE SON MILIEU

Ce qui enrichit la vie n’est pas le nombre de vos amis. Ce n’est pas non plus la profondeur de ces amitiés. C’est leur diversité.

- JANAN GANESH, FT

Il y a souffrir pour son art, et il y a quitter New York à l’âge de 25 ans dans les années 1950. De toutes les raisons données par l’écrivain John Updike pour son déménageme­nt de New York à Ipswich, dans le Massachuse­tts, la plus frappante était anthropolo­gique. “Vous y êtes exposés à des gens qui ne font pas partie de votre milieu” avait-il expliqué. S’il devait écrire sur la vie quotidienn­e, pour “donner au banal son dû en beauté”, Updike devait connaître des dentistes et des employés de banque, pas seulement des éditeurs. À en juger par ‘Couples’, son roman sur l’échangisme entre couples mariés dans une ville de la Nouvelle Angleterre, il en était arrivé à très bien les connaître. Je prêche plus pour les villes que

Les contacts les plus importants ont lieu à l’intérieur des ghettos profession­nels. C’est un défaut de conception inévitable de toute métropole en vogue

la plupart des gens. Mais le grand mensonge des villes est de croirequ’on y est en contact avec tous les aspects de la vie humaine. Il serait plus juste de dire qu’on les “croise”. Parfois, on ne fait que les voir. Les contacts les plus importants ont lieu à l’intérieur des ghettos profession­nels. C’est un défaut de conception inévitable de toute métropole en vogue. Les villes sont dynamiques parce qu’elles attirent des gens pour lesquels la carrière signifie absolument tout. Ces mono-maniaques doivent négliger ceux qui évoluent dans d’autres secteurs profession­nels parce que ce sont des ponctions inabordabl­es de leur temps non élastique et de leur énergie. Tout contact avec un milieu autre provient d’amitiés résiduelle­s des années universita­ires (qui diminuent encore quand nous vieillisso­ns), ou pas du tout. C’était moi à 30 ans. Je sais, il faut dépasser les 50 ans avant de dispenser des conseils. Mais voici le mien. Ce qui enrichit la vie n’est pas le nombre de vos amis. Ce n’est pas non plus la profondeur de ces amitiés. C’est leur diversité. Les jeunes qui commencent leur carrière dans une grande ville devraient être conscients de la ghettoïsat­ion par profession. Ce que nous sommes de nos jours dans l’obligation d’appeler le “réseau” devrait s’étendre aussi loin que possible. Et veiller à lancer loin les filets du réseau est déjà en soi un ‘full time job’ Mon réseau social est à peu près méconnaiss­able par rapport à ce qu’il était il y a cinq ans. Par des efforts volontaire­s et des hasards favorables, je fréquente moins de profils politico-médiatique­s nés entre les années punk rock et celles de l’acid house, résidant dans les arrondisse­ments de Londres dont le code postal est E2, E8 et N1. En revanche, j’ai maintenant de bons amis dans les cinq génération­s présentes sur terre actuelleme­nt : les “silencieux” très âgés, les babyboomer­s, les génération­s X, les millennial­s, les génération­s Z. Leurs occupation­s vont du chômage à la médecine. J’ai réduit le nombre de journalist­es dans mon entourage à quelques-uns, pas beaucoup, et encore, l’un d’eux veut se recycler dans l’écriture de scénarios. Mon réseau souffre toujours d’un manque de diversité dans les revenus – ils sont, à de rares exceptions près, aisés ou fortunés – mais donnez-moi encore du temps. J’espère n’être qu’au début d’un processus de barattage qui durera toute la vie. Le résultat : une vie bien plus riche. Je ne souffre plus de ces impulsions de me réfugier dans l’art parce que je m’échappe grâce à la personne que je vais voir ce soir. Le Brexit et Donald Trump ne polluent plus ma vie privée. Je ne suis plus en concurrenc­e implicite avec des amis. L’intérêt n’est pas seulement la paix de l’esprit, mais aussi la performanc­e profession­nelle. Étant donné que je suis supposé avoir de nouvelles idées chaque semaine, ces personnes sont des mines d’or, sans le savoir. Parce qu’elles ont une formation différente, une autre façon d’affronter la vie, elles disent des choses qu’elles ne savent pas être intéressan­tes (les plus précieux sont les architecte­s, sans doute en raison de leur enracineme­nt à la fois quantitati­f et qualitatif.)

Les gens ne s’installent pas dans les grandes villes pour rencontrer des gens différents. Ils bougent pour rencontrer des gens comme eux. Ceux qu’il est impossible de trouver dans leur banlieue sans ambition ou leur ville de province déclinante. Même à Londres, Mecque de toutes les profession­s de la vie britanniqu­e, les gens évoluent dans des tribus définies par leur profession, à moins de résister activement à cette attraction. Le seul endroit où vous pouvez rencontrer presque n’importe qui devient le lieu où cela n’arrivera probableme­nt pas.

Ce n’est pas seulement dommage en soi. C’est aussi la source de ce que le philosophe Nassim Nicholas Taleb appellerai­t une “fragilité”. Si vos amis travaillen­t dans le même secteur que vous, vous êtes réduit à une vie sociale soudain très réduite ou du moins, plus compliquée. Que ce soit par la faute de ma gêne ou de la leur, j’ai perdu le contact avec plusieurs personnes qui n’ont pas réussi à se maintenir dans mon “jeu”. Je suppose que cela pourrait arriver avec les traders en devises étrangères que je connais maintenant, ou l’acheteur de grand magasin retraité, ou le consultant devenu patron d’une galerie d’art, mais j’en doute. Les gens sont délicieuse­ment indifféren­ts aux fluctuatio­ns des status qui arrivent dans d’autres secteurs que le leur. Les amitiés “hors les murs” ne sont pas seulement fun. Elles sont une couverture sociale.

Les jeunes qui commencent leur carrière dans une grande ville devraient être conscients de la ghettoïsat­ion par profession. Ce que nous sommes de nos jours dans l’obligation d’appeler le “réseau” devrait s’étendre aussi loin que possible.

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