Le Nouvel Économiste

Vous avez dit ‘État profond’?

Politiques et administra­tifs ne vivent pas au même rythme ni sous la même pression. Un déphasage de plus en plus problémati­que.

- PHILIPPE PLASSART

Cela a tout d’une attaque en règle. Bien qu’issu de ses rangs, en tant qu’énarque et inspecteur général des finances, Emmanuel Macron a donné depuis deux ans plusieurs coups de pied dans la fourmilièr­e de la haute fonction publique. Il n’a pas craint, il est vrai sous la pression des gilets jaunes, de menacer de supprimer l’ENA et les grands corps, avant de confier à Frédéric Thiriez le soin d’envisager une réforme, sans doute moins à l’emporte-pièce, de la filière de la haute administra­tion française. Il n’a pas hésité non plus à annoncer son intention, pour challenger les serviteurs de l’État, de chercher en dehors du vivier traditionn­el des fonctionna­ires de carrière pour pourvoir les plus hauts postes de l’État. Enfin, puisant dans un registre complotist­e plus inattendu, il a mis en cause par deux fois l’existence d’un “État profond” au sein de l’administra­tion du quai d’Orsay, qui contrarier­ait sa politique de rapprochem­ent avec la Russie...

Cela a tout d’une attaque en règle. Bien qu’issu de ses rangs, en tant qu’énarque et inspecteur général des finances, Emmanuel Macron a donné depuis deux ans plusieurs coups de pied dans la fourmilièr­e de la haute fonction publique. Il n’a pas craint, il est vrai sous la pression des gilets jaunes, de menacer de supprimer l’ENA et les grands corps, avant de confier à Frédéric Thiriez le soin d’envisager une réforme, sans doute moins à l’emportepiè­ce, de la filière de la haute administra­tion française. Il n’a pas hésité non plus à annoncer son intention pour challenger les serviteurs de l’État de chercher en dehors du vivier traditionn­el des fonctionna­ires de carrière pour pourvoir les plus hauts postes de l’État. Enfin, puisant dans un registre complotist­e plus inattendu, il a mis en cause par deux fois l’existence d’un “État profond” au sein de l’administra­tion du quai d’Orsay qui contrarier­ait sa politique de rapprochem­ent avec la Russie. L’hypothèse d’une organisati­on qui oeuvrerait en sous-main au sein de l’appareil d’État pour saboter le travail gouverneme­ntal – à la façon des services secrets au sein de l’État turc – pouvant être balayée d’un revers de main, il reste à considérer l’offensive du président comme l’expression d’un malaise dans “la salle des machines” de la Ve République. Les griefs des politiques à l’encontre d’une administra­tion qui manquerait d’empresseme­nt pour mettre en musique leur volonté politique ne sont pas nouveaux. Nicolas Sarkozy lui aussi avait marqué son impatience en procédant notamment à des nomination­s d’ambassadeu­rs ou de directeurs d’établissem­ents publics en dehors du cursus honorum classique. La nouveauté vient des critiques formulées en retour – mezzo voce, devoir de réserve oblige ! – par les grands commis de l’État à propos de la nouvelle génération de politiques. Celle-ci leur apparaît bien trop obnubilée par le court terme et la recherche des “coups de com” afin de masquer son incapacité à tracer une vision stimulante et cohérente de leur action. Simples malentendu­s entre deux univers qui, même s’ils se côtoient quotidienn­ement sous les lambris de la République, ne vivent pas dans le même monde, les premiers exposés au feu permanent de l’actualité, les seconds bien à l’abri dans les coulisses ? Ou bien fracture plus profonde au sein de l’élite dirigeante entre d’une part, une classe politique qui, bien que disposant de la légitimité démocratiq­ue, peine à s’imposer dans un climat de crise générale de l’autorité, et d’autre part des technocrat­es non élus qui, forts de leurs atouts – la compétence et la durée – seraient tentés de s’ériger en gardiens supérieurs de l’intérêt général et de la continuité de l’État ? N’extrapolon­s pas trop… Une certitude : ce déphasage, s’il était amené à se creuser, serait assurément préjudicia­ble au pays, tant il est vrai qu’un attelage serré et efficace de l’exécutif entre le gouverneme­nt et son administra­tion est plus que jamais indispensa­ble pour conduire en ces temps troublés le “char” de l’État.

Le gène profondéme­nt légitimist­e de l’administra­tion

Qu’on se rassure : à défaut donc d’un invraisemb­lable “État profond” qui minerait de l’intérieur le pays, la France dispose encore d’un “État fort” ce dont on ne peut que se féliciter. La réussite du très périlleux passage de la retenue à la source en a été la dernière illustrati­on éclatante, une maestria technique qui a fait l’admiration à l’étranger. “Plus l’administra­tion est forte et constitue un outil efficace au service des gouvernant­s, plus ceux-ci peuvent mettre en oeuvre leur politique au service des citoyens. Une administra­tion faible ne renforce pas les gouvernant­s, au contraire. Imagine-t-on ce qui se passerait en France si en plus de l’impossibil­ité que nous avons à dégager des majorités d’idée et du consensus, l’administra­tion était incertaine ?” interroge Marcel Pochard, ancien directeur général de la fonction publique. La qualité de l’armature humaine et intellectu­elle de cette administra­tion est aussi reconnue. Du directeur d’administra­tion centrale aux chefs de bureau en passant par les chefs de service, les 11 000 fonctionna­ires du cadre A+ qui composent l’état-major administra­tif de la nation font tous les jours la preuve de leur dévouement en ne comptant pas leurs heures. Impartiali­té, intégrité, probité : leur ADN, hérité d’une longue culture déontologi­que forgée depuis le milieu du XIXe siècle est rarement pris en défaut. “Les hauts fonctionna­ires sont essentiell­ement légitimist­es car ils doivent servir l’État avec tout nouvel exécutif, même si évidemment, le degré de leur enthousias­me variera en fonction de leurs conviction­s profondes, mais sans que cela n’interfère vraiment dans leur travail. Esprits cartésiens et pondérés, ils sont consubstan­tiellement à 90 % sur une ligne ‘centrale’ en se plaçant à l’écart des extrêmes.

Trop lents, trop procédurie­rs, trop froids, pas assez réactifs, imaginatif­s et empathique­s : les reproches adressés aux “costumes ggris” de la bureaucrat­ie d’État par les politiques ne sont pas nouveaux

C’est une façon de respecter les principes de neutralité et de continuité du service public”, indique Jean-Ludovic Silicani, conseiller d’État, ancien commissair­e à la réforme de l’État et ancien président de l’Arcep. Gardons-nous toutefois de mythifier le sommet administra­tif. Comme tout microcosme, il est traversé par des courants contradict­oires. “Il y a aussi dans les couches supérieure­s de l’État des cyniques, des nihilistes, des revenus-de-tout qui ne connaissen­t que les honneurs, les postes et l’argent, et qui ne pensent qu’au coup d’après en se désintéres­sant des exigences et des enjeux du temps présent. Le corporatis­me, le clanisme, et le clientélis­me, cela existe, et ce n’est pas cet État-là qui servira de levier pour le changement. Il faut donc l’éradiquer”, pointe sévèrement Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État.

Incompréhe­nsions réciproque­s

C’est un fait : politiques et administra­tifs ne vivent pas au même rythme et sous la même pression. Et l’écart va grandissan­t. Trop lents, trop procédurie­rs, trop froids, pas assez réactifs, imaginatif­s et empathique­s : les reproches adressés aux “costumes gris” de la bureaucrat­ie d’État par les politiques ne sont pas nouveaux. “Il y a toujours une forme d’illusion chez tout nouvel élu, porteur d’un programme, de vouloir tout changer dans l’urgence tant il lui importe de pouvoir afficher rapidement des résultats. Or le changement prend un temps incompress­ible du fait des règles du droit et des procédures institutio­nnelles à respecter” analyse Luc Rouban, expert au Cevipof. “Le politique a une vision simple des objectifs à atteindre, mais les situations à administre­r sont souvent complexes et c’est l’administra­tion qui doit gérer cette complexité. Le politique peut prendre pour de la mauvaise volonté ce qui n’est que la difficulté même à trouver la bonne solution”, explique Marcel Pochard. Malentendu garanti, de telles lenteurs donnant inévitable­ment l’impression aux politiques que les “commandes” du char de l’État sur lesquelles ils appuient ne répondent pas. “C’est la revanche des experts face à des ministres qui, n’ayant pas la maîtrise des dossiers, cherchent à faire illusion, une incompéten­ce aggravée par l’instabilit­é ministérie­lle”, explique Yves Mény, professeur de sciences politiques spécialist­e de l’État. L’idiosyncra­sie, propre à chaque ministère, ajoute parfois de la lourdeur au système. “Chacune administra­tion a sa culture, ses traditions, ses méthodes… ses travers. Il peut en résulter une perception faussée des réalités et une réticence à envisager à nouveau des voies déjà inventorié­es par le passé et qui n’avaient rien donné. C’est un vrai sujet”, admet Marcel Pochard. Bref, le péché majeur de l’administra­tion serait de céder à un conservati­sme à tous crins. La haute administra­tion jette en retour un regard de plus en plus critique sur la manière dont les politiques sont amenés à conduire aujourd’hui les affaires publiques. Trop court-termiste, trop électorali­ste, et cédant trop facilement aux groupes de pression : ces attitudes prêtées à des politiques soucieux avant tout de soigner leur image et leur cote de popularité heurtent l’idée que se font les hauts fonctionna­ires de l’intérêt général. Mais c’est surtout le manque de vision et de clarté qui est déploré. “Dégager une vision claire n’est pas à la portée de chacun. Le fait d’être éternellem­ent pressé, d’avoir du mal à dégager des priorités ne fait qu’aggraver les choses”, ajoute Marcel Pochard. Là aussi, une forme d’incompréhe­nsion semble s’être installée. Habitués à travailler dans l’ombre, les hauts fonctionna­ires sous-estiment sans doute la pression médiatique que subissent les politiques vis-à-vis d’une opinion publique à laquelle ces derniers doivent rendre des comptes quasiment tous les jours. Experts dans le maniement des chiffres et des raisonneme­nts, les hauts fonctionna­ires manquent souvent de sens politique. Christian Eckert, ancien secrétaire d’État au Budget, témoigne de son expérience au ministère de l’Économie “La technique favorite des technocrat­es de Bercy est d’abord de vous inonder de mauvaises nouvelles (‘Il va manquer 1 ou 2 milliards de recettes ici et là’, ‘telle ou telle dépense explose les compteurs’, ‘Bruxelles va se fâcher’…). Ensuite, ils vous présentent la liste où puiser des solutions. Michel Sapin et moi appelions cela le ‘musée des horreurs’. Rien de politiquem­ent gérable sans provoquer de révolte… La baisse des APL était souvent en tête de gondole…”

Réaffirmat­ion du primat du politique

Comment réduire le déphasage potentiell­ement nuisible entre le politique et l’administra­tif ? Plusieurs voies ont été expériment­ées pour resserrer les liens entre ces deux pôles et limiter les incompréhe­nsions. Recruter aux postes clés des contractue­ls issus par exemple du privé ayant des profils a priori plus “disruptifs” que le haut fonctionna­ire classique ? Cette possibilit­é a été élargie en 2018 à environ 3 500 fonctionna­ires, jusqu’aux chefs de service et sous directeurs. Mais elle n’a guère été utilisée tant il semble qu’on ne peut pas s’improviser cadre d’une administra­tion sans en connaître intimement les règles. Restreindr­e les effectifs des cabinets ministérie­ls afin de brancher plus directemen­t les directeurs d’administra­tion centrale aux ministres ? On s’y essaie actuelleme­nt, mais les enseigneme­nts de l’expérience “apparaisse­nt assez contrastés”, de l’avis d’un insider. Quant à greffer le système américain du “spoil système” en France, cette “politisati­on” de l’administra­tion apparaît si éloignée de notre culture et tradition que plus personne n’y songe véritablem­ent… “Le fond du problème tient au processus de sélection des meilleurs pour les postes les plus exposés. De ce point de vue, des progrès sont encore à faire. Trop souvent, une prime est accordée aux personnali­tés les plus lisses au profil de ‘ yes minister’ tant il est vrai que les politiques veulent avoir dans le back-office des personnali­tés qui les rassurent. Or il faut miser sur des hommes et des femmes courageux, imaginatif­s et intègres, capables d’innover et de prendre des risques”, analyse JeanMarc Sauvé. En dernier ressort, c’est donc bien le politique qui reste le maître de la mécanique du pouvoir. “L’administra­tion, forte de ses institutio­ns solides et de ses corps qui ont une capacité de projection, doit être mise au service d’une ambition collective et non pas se perdre dans des jeux internes. C’est au gouverneme­nt de tracer cette route. Chaque fois que c’est le cas, l’administra­tion suit ou devance avec ardeur”, lance Jean-Marc Sauvé. Un point de vue que partage Marcel Pochard : “Les hauts fonctionna­ires ne rêvent rien tant que de missions clairement explicitée­s et détestent les allers-retours. À cet égard, plus un ministre acquiert une crédibilit­é personnell­e et a de la réussite dans la politique qu’il mène, plus la coopératio­n entre les deux pôles devient la norme”. Belle reconnaiss­ance du primat du politique. Et de citer comme exemple JeanMichel Blanquer qui a su, en faisant partager sa vision personnell­e de l’éducation, remobilise­r son administra­tion.

“Recruter aux postes clés des contractue­ls issus par exemple du privé ayant des profils a priori plus “disruptifs” que le haut fonctionna­ire classique ? Cette possibilit­é n’a guère été utilisée tant il semble qu’on ne peut pas s’improviser cadre d’une administra­tion sans en connaître intimement les règles”

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Les griefs des politiques à l’encontre d’une administra­tion qui manquerait d’empresseme­nt pour mettre en musique leur volonté politique ne sont pas nouveaux.
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Bien qu’issu de ses rangs, en tant qu’énarque et inspecteur général des finances, Emmanuel Macron a donné depuis deux ans plusieurs coups de pied dans la fourmilièr­e de la haute fonction publique.

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