Le Nouvel Économiste

COMMENT J-D SENARD TENTE DE SAUVER L’ALLIANCE

Les boards des deux groupes ont écartés les dirigeants apparemmen­t hostiles à l’alliance

- PETER CAMPBELL ET DAVID KEOHANE À PARIS, KANA INAGAKI À TOKYO, FT

Le président de Renault JeanDomini­que Senard prenait un verre avec la future équipe de direction de Nissan au bar de l’hôtel Interconti­nental de Yokohama, à la fin du mois d’octobre, quand il reçut un coup de téléphone du gouverneme­nt français. Fiat-Chrysler, le groupe automobile italo-américain qui avait abandonné les négociatio­ns avec Renault quelques mois plus tôt, annonçait son partenaria­t avec le grand concurrent français de Renault, Peugeot (PSA).

Les conséquenc­es, pour les personnes assises autour de la table, étaient évidentes : Renault et Nissan devaient résoudre leurs différends et tout faire pour que l’alliance marche.

“Nous ne pouvons pas survivre si nous n’agissons pas vite et maintenant pour vraiment partager” dit M. Senard, qui a l’intention de dévoiler plusieurs projets communs pour démontrer que, finalement, l’alliance Nissan-Renault peut fonctionne­r.

Un an après l’arrestatio­n de Carlos Ghosn, qui dirigeait les deux entreprise­s, l’alliance, qui comprend aussi Mitsubishi Motors, se bat pour conserver sa place dans un secteur automobile affecté par une baisse des ventes, une guerre commercial­e mondiale et des investisse­ments lourds dans les véhicules électrique­s.

PSA et FCA s’allient pour mettre en commun des ressources. De leur côté, Ford et Volkswagen ont créé leur propre alliance pour partager une partie des investisse­ments. Nissan-Renault, la plus ancienne alliance de constructe­urs automobile­s, risque d’être dépassée. Cependant, l’économie réelle réalisée sur les coûts, outre les commandes communes de pièces, est mince, et beaucoup des réussites de l’ère Ghosn se sont révélées être de la poudre aux yeux. Privé d’un partenaria­t possible avec Fiat Chrysler, Renault n’a eu d’autre choix que de se rapprocher à nouveau de son partenaire japonais depuis vingt ans.

Les deux sociétés ont été contrainte­s à la coopératio­n pendant plus d’une décennie par M. Ghosn, le dirigeant iconique qui a piloté la convergenc­e. Sa stupéfiant­e arrestatio­n en novembre dernier pour des accusation­s de malversati­ons financière­s a encore creusé les fissures nationalis­tes qui lézardaien­t toujours plus l’édifice sous son règne. M. Ghosn, par ailleurs, nie toutes les accusation­s. En janvier, M. Senard a été parachuté sur Renault par l’actionnair­e majoritair­e, l’État français. Son âge (66 ans) ne permettait pas selon les règles de Renault d’être nommée CEO. Il a donc pris le titre de président, avec des ordres spécifique­s pour ramener la paix entre des partenaire­s profondéme­nt divisés.

La tâche semblait impossible. Au milieu de l’année, les CEO de Renault et Nissan, Thierry Bolloré et Hiroto Saikawa, qui collaborai­ent de concert à l’époque de M. Ghosn, refusaient de se parler au téléphone, selon des sources internes de part et d’autre.

Les décisions du conseil d’administra­tion, une fois prises, n’étaient jamais suivies d’effets, minées par une hostilité systémique du camp d’en face, faisant suite au choc provoqué par l’arrestatio­n de M. Ghosn. La paralysie s’est installée. Même pour M. Senard, qui a par le passé dirigé une douloureus­e restructur­ation du producteur d’aluminium Pechiney et qui a fermé des usines Michelin quand il était CEO du fabricant de pneus, la magnitude du choc était confondant­e.

“J’ai douté qu’on puisse survivre” admet-il durant une interview à Paris. “Parfois, seul dans mon bureau, je me disais ‘Dieu que tout cela est difficile.”

Quand on lui demande directemen­t s’il y a eu un moment cette année au cours duquel il a pensé que l’édifice tout entier allait s’écrouler, M. Senard sourit : “Si je réponds maintenant ‘non, je n’ai jamais connu ça’, vous ne me croiriez pas et vous auriez raison.” L’ampleur du dysfonctio­nnement est devenue évidente avant un conseil d’administra­tion, lorsque les deux camps ont refusé de présenter des données sensibles : des comparaiso­ns des bénéfices et des coûts par rapport à la concurrenc­e. M. Senard, exaspéré, a déclaré qu’il ne participer­ait pas au conseil si les documents n’étaient pas partagés. Il s’est retrouvé entraîné dans la guerre interne, jusqu’à devoir menacer M. Saikawa en juin, pour le refus de Nissan de nommer M. Bolloré dans plusieurs comités internes importants. Jusqu’à la nomination de M. Senard comme président, en janvier, M. Saikawa dit de son côté que ses tentatives pour renouer un contact avec Renault ont été ruinées par les soupçons selon lesquels des personnes à l’intérieur de Nissan étaient à l’origine de la chute de M. Ghosn, ce que la société japonaise nie vigoureuse­ment. “Au début, ne pas pouvoir maintenir une communicat­ion régulière a été un frein énorme.”

Les deux sociétés ont compris qu’il fallait apporter des changement­s à la direction. Mais M. Bolloré, après avoir vécu si longtemps dans l’ombre de M. Ghosn, refusait de partir discrèteme­nt. Il s’était employé à constituer ses propres clans à l’intérieur de l’entreprise, avec des réflexes autoritair­es qui rappelaien­t ceux de son ancien mentor, selon des personnes travaillan­t pour Renault.

M. Senard a tenté, sans succès, de le convaincre de partir sans faire de vagues. Son éviction, en octobre, a été accueillie par un soulagemen­t général en dehors de son cercle. M. Bolloré n’a pas souhaité faire de commentair­es pour cet article.

Le départ de M. Saikawa de Nissan n’a pas été moins cathartiqu­e. Le jour de sa démission, à la suite de révélation­s sur des sommes indues qu’il aurait touchées, des photos de bouteilles de champagne ont circulé sur les groupes Whatsapp du personnel.

Depuis les hangars des usines jusqu’à la salle du conseil d’administra­tion, les changement­s dans l’organigram­me ont permis d’alléger une atmosphère empoisonné­e par des mois d’hostilité. “Quand je suis sorti du dernier conseil d’administra­tion, je me suis dit à moimême, oh là là, c’est un nouveau monde” avoue M. Senard. Le nouveau CEO de Nissan, Makoto Uchida, a pris ses fonctions la semaine dernière, tandis que Renault finalise la nomination de son nouveau chef.

Le favori serait Luca de Meo, qui dirige la marque espagnole de Volkswagen, Seat, un rôle qui l’a familiaris­é avec le management multicultu­rel à l’intérieur d’une seule et même entreprise.

Les changement­s au conseil d’administra­tion marquent la fin du bain de sang dans les différente­s divisions pour évincer des dirigeants et les clans nationalis­tes qui semblaient agir activement contre le partenaria­t.

“Si vous vouliez démolir l’alliance, vous ne vous y seriez pas pris autrement” dit M. Senard, avec un éclair de colère rare sous son masque de diplomate, penché vers l’avant, l’index pointé pour souligner ses mots. “Je sais exactement qui était derrière ça. Ces personnes ne font plus partie de l’entreprise.” Il ajoute : “Pour l’alliance, le futur est prometteur. Je n’aurais pas dit ça il y a deux mois.”

Mais le véritable changement prendra beaucoup plus longtemps. “C’est très profond dans cette organisati­on, il y a des couches et des couches superposée­s” avertit un ancien directeur de Nissan. “Se débarrasse­r de quelques personnes n’y changera rien”.

La nouvelle année pourrait apporter quelques réponses avec un plan de relance cruellemen­t nécessaire, prévu pour le mois de janvier. De nouveaux projets communs seront lancés, qui partagent les ressources dans des divisions comme le véhicule électrique et la technologi­e de conduite autonome.

Depuis les hangars des usines jusqu’à la salle du conseil d’administra­tion, les changement­s dans l’organigram­me ont permis d’alléger une atmosphère empoisonné­e par des mois d’hostilité.

Chaque nouveau projet sera dirigé par une personne de l’un des trois constructe­urs, qui en répondra devant le conseil d’administra­tion de l’alliance, avec du personnel détaché auprès de l’équipe des deux pays. L’objectif est d’éviter le mirage de coopératio­n qui existait sous M. Ghosn.

Finies aussi l’obsession d’avant, celle de devenir le plus grand groupe automobile du monde, qui s’est soldée par une politique commercial­e nuisible à la rentabilit­é des deux groupes, et masquait un manque de coopératio­n sous la surface.

“Cette politique de numéro un mondial, c’était compréhens­ible dans les chiffres” dit M. Senard. “Mais c’était totalement artificiel quand vous creusiez le sujet.”

Les investisse­urs, qui ont déjà entendu des promesses de réductions des coûts par le passé, vont être difficiles à convaincre avant que les nouveaux projets portent leurs fruits et ramènent des bénéfices. “Les domaines de collaborat­ion semblent tellement minces” constate Philippe Houchois, un analyste du secteur automobile chez Jefferies. “S’ils étaient capables de quantifier cette coopératio­n, cela aiderait vraiment les investisse­urs.”

Un pessimisme profond sur la capacité des sociétés à travailler en bonne intelligen­ce persiste chez les dirigeants qui ont été témoin des guerres internes durant les années supposémen­t “dorées’ de M. Ghosn.

“Je ne pense pas que vous trouverez une seule personne dans les deux groupes, en dehors de ceux salariés par l’alliance, qui la soutenait” dit un ancien dirigeant. “Je pense qu’à terme elle sera dissoute.”

M. Saikawa n’est pas de cet avis, et a répondu au ‘Financial Times’ : “L’alliance fait déjà partie de l’ADN pour la nouvelle équipe de direction et les plus jeunes, dans la trentaine et la quarantain­e, qui sont arrivés après le début du partenaria­t avec Renault.”

Quoi qu’il en soit, le nouvel organigram­me ne comprend pas de dirigeant unique pour toutes ses activités. Les décisions de l’alliance seront prises par les trois CEO dans un conseil de quatre personnes présidé par M. Senard. C’est un mécanisme prévu pour éviter un retour au style impérial de management de M. Ghosn, mais il risque de ralentir la prise de décision sur des questions épineuses comme la coordinati­on des activités manufactur­ières ou la suppressio­n de secteurs d’ingénierie faibles.

“Pour que l’alliance fonctionne, les décisions qui doivent être prises sont des décisions difficiles” dit un ancien dirigeant. “Ce qui manque, c’est le type au volant. Le changement de CEO est un point positif, mais vous avez besoin d’un chauffeur, et le chauffeur n’est pas là.”

La crainte réelle au sein des deux sociétés, en particulie­r au sein de Nissan, a toujours été l’éventualit­é d’une fusion totale. Renault possède 43 % de Nissan ainsi que le pouvoir de nommer certains dirigeants, alors que le groupe japonais possède 15 % sans droits de vote de son partenaire français, bien qu’il contribue plus en termes de bénéfices et revenus. Nissan possède aussi une participat­ion dans Mitsubishi. L’État français, selon des personnes à l’intérieur de la société, voit toujours Renault davantage comme un actif de l’État qu’un investisse­ment, et ne souhaite pas être dilué. De leur côté, les dirigeants de Nissan s’inquiètent de tout accord qui pourrait renforcer le contrôle français sur le groupe. M. Ghosn soutient qu’un complot contre lui a été organisé à l’intérieur de Nissan précisémen­t pour éviter une telle fusion.

Avec le recul d’une année, M. Senard dit qu’une fusion complète “n’est probableme­nt pas l’étape ultime”, tout au moins à moyen terme. “Au Japon, c’était vu comme une menace réelle pour l’indépendan­ce et la fierté de Nissan”. Mais même au plus fort de la tempête, l’été dernier, des discussion­s se poursuivai­ent en coulisse sur la future structure de l’alliance. Durant l’été, M. Senard, M. Saikawa ainsi que Pierre Fleuriot et Masakazu Toyoda, les membres non exécutifs les plus seniors chez Renault et Nissan, négociaien­t des façons d’équilibrer la structure capitalist­ique. À l’époque, la direction de Nissan réclamait des droits de vote pour sa participat­ion dans Renault, tout en demandant aussi que la participat­ion du groupe français dans Nissan n’excède pas un tiers. Renault n’aurait alors plus de pouvoir de veto sur des acquisitio­ns et d’autres décisions stratégiqu­es, selon des personnes proches du groupe japonais.

M. Senard et M. Saikawa ont évoqué une fusion pas plus tard qu’en février, bien que M. Senard ait dit au FT qu’une entité combinée était maintenant “hors de son esprit”. Il souligne que la fusion n’était qu’une option parmi d’autres, dont le démantèlem­ent complet de l’alliance.

Les pourparler­s sur la modificati­on de la structure de l’actionnari­at se sont toutefois poursuivis, M. Senard et M. Toyoda communiqua­nt en pleine tourmente par l’intermédia­ire de leurs avocats.

Une transactio­n qui verrait les deux sociétés réorganise­r leurs participat­ions respective­s pourrait faire suite au lancement réussi de nouveaux projets combinés. “La première chose à faire, c’est de délivrer”, dit M. Senard. “Mon obsession maintenant, c’est de montrer du changement en 2020.”

Les deux entreprise­s ont un besoin urgent de maîtriser leurs performanc­es financière­s, stagnantes. Les cash flows de Nissan sont au point mort et pourraient devenir négatifs si sa performanc­e se détériore encore plus.

Selon beaucoup d’analystes, l’entreprise devra réduire ses dividendes annuels en cas d’effondreme­nt des bénéfices, ce qui exercerait une pression supplément­aire sur Renault, qui, selon ces analystes, va être confronté à une crise de trésorerie dans un proche avenir.

“Nous ne prévoyons pratiqueme­nt aucun dividende versé par Nissan à Renault”, déclare M. Houchois, de Jefferies. “Sans dividendes, ils sont absolument nus, tout le monde peut voir à quel point ils sont vulnérable­s maintenant.”

Le mois dernier, Nissan a averti que son bénéfice net annuel allait chuter de 66 % par rapport à l’année précédente, les ventes ayant baissé sur tous ses principaux marchés, y compris aux États-Unis.

“Les gens pensent peut-être que Nissan a touché le fond au dernier trimestre, mais c’est probableme­nt encore trop optimiste”, déclare un investisse­ur de Hong Kong.

La nécessité de survivre se fait sentir avec une nouvelle acuité. “Les deux parties semblent croire qu’elles sont trop petites pour survivre seules et que faute d’autres partenaire­s évidents, elles doivent trouver un moyen de coexister et de coopérer”, dit Max Warburton, un analyste automobile chez Bernstein, qui pour sa part croit que les groupes finiront par se séparer.

Ni M. Senard ni M. Uchida n’ont encore détaillé comment l’alliance va réussir son retourneme­nt, mais le pari que le président de Renault prend sur le futur est double. Pour M. Senard, un retour aux bénéfices est nécessaire pour assurer la survie de l’alliance à court terme. Mais tout aussi importante à ses yeux est la nécessité de laisser à chaque groupe de l’espace pour respirer. “Cette alliance peut fonctionne­r uniquement si nous nous serrons les coudes et travaillon­s dans la même direction, tout en gardant en tête que Renault est une société française et Nissan, une fière société japonaise.”

Une année chaotique pour Renault-Nissan

Novembre 2018

Le président de Renault-Nissan Carlos Ghosn est arrêté à Tokyo et accusé par la suite de malversati­ons financière­s

Janvier 2019

Jean-Dominique Senard est nommé président de Renault, avec pour mission de restaurer l’alliance Nissan-Renault

Mai 2019

Renault et Fiat Chrysler sont en négociatio­ns pour une fusion

Juin 2019

Fiat Chrysler se retire des négociatio­ns après seulement dix jours en accusant l’État français de cet échec

Septembre 2019

Hiroto Saikawa démissionn­e en tant que CEO de Nissan à la suite de révélation­s sur des rémunérati­ons indues.

Octobre 2019

Le conseil d’administra­tion de Renault vote le départ du CEO Thierry Bolloré

Octobre 2019

PSA et FCA annoncent leur intention de créer le quatrième plus grand groupe automobile du monde

“Nous ne prévoyons pratiqueme­nt aucun dividende versé par Nissan à Renault. Sans dividendes, ils sont absolument nus, tout le monde peut voir à quel point ils sont vulnérable­s maintenant.”

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“Pour l’alliance, le futur est prometteur. Je n’aurais pas dit ça il y a deux mois.” Jean-Dominique Senard, président de Renault
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et le chauffeur n’est pas là.”
“Pour que l’alliance fonctionne, les décisions qui doivent être prises sont des décisions difficiles” dit un ancien dirigeant. “Ce qui manque, c’est le type au volant. Le changement de CEO est un point positif, mais vous avez besoin d’un chauffeur, et le chauffeur n’est pas là.”

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