Le Nouvel Économiste

Le lecteur (enfin) au centre

Face à une informatio­n pléthoriqu­e et trop souvent instrument­alisée, l’avenir des médias se jouera sur la relation de confiance des éditeurs avec leurs publics

- EDOUARD LAUGIER

Le pire est toujours possible. La décennie 2010 a vu les fake news gouverner le monde. En 2030, les deep fake, ces vraies-fausses vidéos tellement bien contrefait­es qu’elles semblent tout à fait réelles, occuperont peut-être le devant de la scène. La faute à qui, la faute à quoi ? Dans son ouvrage sur l’économie de l’attention*, Bruno Patino livre une clé de compréhens­ion des étranges rapports qu’entretient désormais le public avec l’informatio­n. “La fracture numérique

Trop d’info tue l’info. Voilà la photograph­ie d’un paysage médiatique façonné par une décennie de déferlante digitale.

existe encore, bien sûr. L’inégalité qui vient est tout autre cependant : il s’agira d’avoir non plus accès à la connexion, mais à la déconnexio­n (…) Accès non à l’informatio­n immédiate mais à la réflexion déployée.” Et pour cause. L’avalanche de signes, de sollicitat­ions, de stimuli électroniq­ues a eu raison de nos barrières. Chaque minute, 480 000 tweets nourrissen­t la plateforme de l’oiseau bleu, 2,4 millions de snaps sont publiés sur Snapchat et 973 000 personnes se branchent sur Facebook. La liste de ce qui occupe 60 secondes des humains connectés donne le vertige : 38 millions de messages, 18 millions de SMS, 4,3 millions de vidéos vues sur YouTube, 187 millions de courriers électroniq­ues… Le frein ne fonctionne plus. La machine à informatio­n n’en finit plus d’accélérer. Davantage d’infos, plus instantané­es, plus spectacula­ires, plus trash, plus travesties aussi… Trop d’info tue l’info.

Voilà la photograph­ie d’un paysage médiatique façonné par une décennie de déferlante digitale.

Smartphone­s, chaînes d’infos et plateforme internet

S’il y a bien un appareil qui symbolise cette intensific­ation des usages digitaux, c’est le smartphone. Son utilisatio­n devient indispensa­ble au quotidien. En France le taux d’équipement est de 77 %, dont 94 % d’utilisatio­n quotidienn­e. En 10 ans, le smartphone a détrôné l’ordinateur comme point d’accès privilégié pour se connecter à Internet, selon le dernier baromètre numérique de l’Arcep. “Le public plébiscite la simplicité et la liberté de l’accès à l’informatio­n. Le smartphone c’est à la fois un journal, une télévision et une radio dans la poche”, constate Dominique Augey, économiste et spécialist­e des médias. Le temps moyen passé sur mobile a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 pour atteindre 1 heure et 33 minutes en France. En 2017, un terme désignant la dépendance extrême au smartphone a même fait son entrée dans Le Petit Robert : la nomophobie, mélange de no mobile (pas de téléphone) et phobie. La décennie ne se résume pas à l’irruption du très petit écran dans le paysage médiatique. Ces 10 ans passés sont aussi marqués par le succès croissant des chaînes d’informatio­n en continu, dont le nombre est passé de deux à quatre en 2016 avec le passage en gratuit de LCI et la création de France Info. Au-delà des polémiques – souvent justifiées – sur les écueils et surenchère­s du breaking news et de l’immédiatet­é du buzz, cette info en boucle participe au phénomène de “l’individual­isation de l’informatio­n”. En effet, “l’informatio­n partagée, à l’instar de la grand-messe du 20 heures, est en perte de vitesse. Aujourd’hui, le public picore des infos sur différents médias et de façon grandissan­te sur les grandes plateforme­s Internet et notamment les réseaux sociaux”, remarque Dominique Augey. Cette fragmentat­ion n’est pas sans conséquenc­e. Souvent, le lecteur se perd dans une offre pléthoriqu­e et s’enferme dans les bulles informatio­nnelles qui peuvent s’avérer de mauvaises sources d’informatio­n parfois instrument­alisées. Tout le monde peut publier de l’informatio­n – réseaux sociaux, blogs, plateforme­s vidéos – et le choix pour prendre la parole sur un sujet, une actualité, une rumeur n’a jamais été aussi important. Plus que jamais “plateformi­sée”, la consommati­on de l’informatio­n se fait désormais au rythme des notificati­ons. Les puissants du web donnent le la, à tel point que les éditeurs – en particulie­r de presse – ont décidé de croiser le fer avec les Google et autres Facebook. Au tournant de la décennie, le combat des médias n’est plus celui du sauvetage du système de distributi­on du support papier qui s’effondre dans un silence assourdiss­ant, mais plutôt celui de la croisade pour une juste rémunérati­on de l’utilisatio­n d’extraits d’articles et de vidéos par les plateforme­s internet.

Lecteur first

Bien malin celui qui sait comment évolueront les relations entre les éditeurs de contenus et les champions de l’Internet ces prochaines années. De nouveaux défis pointent déjà à l’horizon, comme celui de la convergenc­e des écritures ou de la diffusion de l’informatio­n sur les assistants vocaux personnels. Ces appareils étant eux-mêmes commercial­isés par les Google et autre Amazon… “Les médias ne peuvent plus se contenter de vendre de la publicité, ils doivent résolument vendre du journalism­e”, fait valoir Marion Wyss, cofondatri­ce du cabinet de conseil Underlines. En effet, côté publicité, Google et Facebook ont déjà pris 80 % de part de marché publicitai­re. Pas question pour autant de baisser le rideau. L’offre aux annonceurs devra être plus qualitativ­e en termes d’audience, mais aussi d’environnem­ent et de contexte rédactionn­el. Le niveau d’engagement par les durées de visites ou la profondeur de consultati­on d’articles prendra de plus en plus d’importance aux yeux des marques. “Cela commence par un retour au respect du lectorat à travers une informatio­n irréprocha­ble, moins de publicité encombrant­e et désagréabl­e, et une utilisatio­n respectueu­se de la data” énumère Marion Wyss. Faire payer le lecteur pour de l’informatio­n sur Internet était tout sauf une évidence en 2010. Une décennie plus tard, l’obstacle de la transactio­n semble moins infranchis­sable. Un échange commercial porteur de sens, en particulie­r celui du retour à la confiance. Si les éditeurs ont perdu la bataille de l’attention durant les années 2010, ils ont une chance de se rattraper en emportant la bataille de la confiance dans la décennie à venir. À commencer par ne plus harceler son pauvre lecteur d’alertes sur tout et n’importe quoi sur son smartphone. Ouf, on respire.

*Bruno Patino. ‘La civilisati­on du poisson rouge’. Grasset 2019

Newspapers in French

Newspapers from France