Le Nouvel Économiste

‘L’ARCHITECTU­RE EST LA MÈRE DES AUTRES ARTS’

L’architecte explique ici pourquoi les bâtiments nous émeuvent, et pourquoi les architecte­s d’intérieur comme l’architectu­re numérique sont ses bêtes noires.

- JAN DALLEY, FT

C’est un jour de semaine pluvieux à Paris, mais pas une seule voiture ne passe sur les Champs-Élysées : il règne un silence inquiétant. Plus loin sur la grande avenue, j’aperçois un bataillon de gyrophares bleus clignotant­s, des dizaines de fourgons de police blancs occupant toute la largeur de la rue.

Je m’approche, au risque de prendre du retard pour mon déjeuner avec le grand architecte Jean Nouvel. L’avenue est maintenant bordée de rangées de CRS en tenue anti- émeute (visières, boucliers) et je repère deux gigantesqu­es bottes de paille jetées au milieu de la chaussée (énormes et cylindriqu­es, elles pèsent littéralem­ent une tonne). Sur le trottoir, entre le Fouquet’s et Dior, temples jumeaux de la gastronomi­e et de la couture, une bande de manifestan­ts rougeauds, vêtus de gilets de haute visibilité où est écrit ‘Jeunes Agriculteu­rs’, est contenue par d’épais rangs de CRS.

“Idiots”, lance un passant avec amertume, sans qu’on sache s’il parle des manifestan­ts, de la police ou des gesticulat­ions de l’énorme chariot élévateur à fourche, ses dents abaissées tel un taureau prêt à charger, qui ne parvient qu’à briser les bottes et envoyer la paille virevolter dans le vent. Ailleurs dans la ville, me dit-il, les agriculteu­rs ont dépêché 1 000 tracteurs pour bloquer le ministère de l’Agricultur­e : “Et il y a les gilets jaunes. Et la semaine prochaine, tout le pays sera en grève”. Et puis, soupire-t-il plus amèrement encore, “c’est Noël”.

De toute évidence, le système est en train de dérailler. Mais tandis que je m’enfonce dans les petites rues du huitième arrondisse­ment, l’effondreme­nt de la civilisati­on ne semble plus si imminent. Ici, dans le “triangle d’or” de Paris, entre les Champs-Élysées et l’avenue GeorgesV, les impeccable­s façades de pierre respirent le silence et le calme typiques du luxe cossu. Rue Chambiges, j’atteins ma destinatio­n, Le Stresa. Seul indice que cet endroit n’a rien du bistrot de quartier : l’unique voiture de la rue qui attend dehors, une élégante berline noire avec chauffeur, témoin d’un certain statut.

“Bonjour, Madame.” Jean Nouvel, qui m’attendait, se lève courtoisem­ent. Son visage inimitable, digne d’un méchant de James Bond (que j’avais déjà vu sur de nombreuses photos, et de loin sur quelques scènes) se détend pour afficher un sourire étonnammen­t doux. C’est rassurant. Sa demande d’être interviewé en français (malgré sa maîtrise de l’anglais plus que satisfaisa­nte) m’a valu quelques sueurs froides.

“L’architectu­re est un art”

Il m’accueille sur la banquette dans une alcôve juste assez grande pour une table de deux. Ce restaurant n’est pas composé d’une grande salle, mais plutôt d’un ensemble de pièces plus petites. “C’est très privé ici”, me précise Jean Nouvel : “C’est pour cela que c’est plein d’hommes politiques. Ils pensent qu’on ne peut pas les entendre.” Encore ce large sourire.

Et le cadre est très personnali­sé. En m’asseyant, je remarque, fixé sur le grand miroir derrière moi dans cette minuscule alcôve, un modèle réduit en fin contreplaq­ué représenta­nt une vue aérienne du Louvre Abu Dhabi – magnifique création de Jean Nouvel qui a ouvert ses portes l’an dernier. Quoi de mieux pour marquer son territoire et dire “c’est ma table” ?

Malgré le caractère très intimiste du lieu, je suis consciente d’avoir affaire à une figure d’envergure internatio­nale, dont les ateliers travaillen­t sur quantité de projets à travers une douzaine de pays. Le dernier vernissage en date a inauguré une exposition de son travail personnel à la Power Station of Art de Shanghai.“Ce n’est pas tant une exposition qu’un projet de film”, me précise-t-il. “En 2002, au Centre Pompidou, l’exposition de mon travail était constituée de maquettes, ce genre de choses. Cette fois, je suis allé beaucoup plus loin dans la même quête et j’ai créé une version cinématogr­aphique sur un unique écran de 25 mètres par 7 : à cette échelle, on se rapproche de certaines des sensations que procure réellement l’architectu­re.”

Nous nous lançons rapidement dans ce que je sais être l’un de ses sujets favoris :“L’architectu­re est un art. C’est ce que les gens oublient de plus en plus. Elle a le potentiel de nous affecter, de nous émouvoir : c’est le but de tout art.” En fait, poursuit-il en pensant peut-être aux nombreux musées et salles de concert qu’il a créés, “c’est vraiment la mère des arts, elle peut nourrir les autres”.

Le serveur rôde discrèteme­nt autour de nous. Je suis prise d’une sensation de déjà-vu : est-ce le charmant Italien d’âge moyen qui m’a saluée quand je suis entrée, ou l’autre qui m’a montré la table ? Ou bien un autre ? Jean Nouvel sourit devant ma confusion et m’explique que, oui, Le Stresa est tenu par six frères italiens de la famille Faiola – et oui, deux d’entre eux sont jumeaux. Le décor est résolument fifties – peluche rouge à l’ancienne, bois sombre, petites tables, murs tapissés de peintures, dessins, souvenirs. Mais la cuisine proposée est définitive­ment dans l’air du temps.

Mon invité n’a guère besoin de regarder le menu. Lorsqu’il choisit le carpaccio de Saint-Jacques, suivi du filet de boeuf, le Monsieur Faiola en question ajoute “Très saignant ?”, mais c’est une question rhétorique. Toujours sans poser de question, il m’explique que, bien que d’excellents légumes soient proposés, “Jean” prendra son boeuf “juste nature”. Mais souhaitera­is-je un accompagne­ment ? Et en effet, je choisis des haricots verts pour accompagne­r mes médaillons de veau au citron, précédés d’artichauts alla romana.

Architecte­s d’intérieur, la bête noire de Jean Nouvel

Nous en revenons immédiatem­ent à la vision de Jean Nouvel. Il se trouve que les architecte­s d’intérieur constituen­t une de ses bêtes noires. Dans le cadre de son travail sur le Louvre d’Abu Dhabi et d’autres grands musées, dont celui du quai Branly à Paris, il a tout planifié et réalisé luimême, jusqu’aux vitrines d’exposition. Je fais remarquer que c’est inhabituel.

“Mais bien sûr ! Si vous concevez un hôtel sans vous occuper des chambres, cela ne sert à rien de faire un hôtel. Il ne s’agit pas seulement de construire des murs. L’architectu­re se fait à l’intérieur. De plus en plus souvent de nos jours, les architecte­s s’occupent juste de l’extérieur. Ce n’est pas de l’architectu­re.” Pour le 53W53 à New York, sa mince tour de verre qui s’élève à 320 mètres au-dessus du MoMA sur la Cinquième Avenue, on a nommé un architecte d’intérieur, à sa grande consternat­ion. “Le bâtiment vu de loin”, dit l’architecte, “c’est quelque chose de frappant, mais à l’intérieur…” Haussement d’épaules, sourire. Nos verres de vin sont arrivés. La commande de Jean Nouvel avait tenu en un seul mot : “Guidalbert­o”. Elle lui avait valu ce demi-sourire approbateu­r que je n’obtiens jamais des serveurs : ce vin toscan de petit producteur est la marque sûre des connaisseu­rs. Mon propre blanc anonyme se révèle être un vermentino délicieuse­ment frais et herbeux, dont la légère odeur de ferme ravive le souvenir des bottes de paille qui semblent maintenant si lointaines. “J’ai grandi dans le Sud-ouest”, me confie-t-il. “Et nous avions toujours du vin, même quand j’étais petit, à chaque repas. Pour les petits enfants, une goutte de vin dans l’eau.”

Don Quichotte contre l’architectu­re générique

Tentant de faire abstractio­n de ce qu’on pourrait aujourd’hui facilement considérer comme de la maltraitan­ce, j’en reviens aux bâtiments. L’architectu­re générique est une autre de ses bêtes noires, comme il dit :“Le zonage, vous savez

ce que c’est ?” Je crois que oui. “Il n’y a pas de vision ! Vous devez établir une relation avec le lieu, son histoire, respecter l’histoire que vous y trouvez : à chaque arrivée dans un nouveau lieu, c’est un nouveau défi.”

“Mais”, sourit-il, “je suis un Don Quichotte”.

Ce perpétuel combat contre les moulins à vent de la pensée architectu­rale convention­nelle ne l’aura pas empêché de mener une brillante carrière. Aujourd’hui âgé de 74 ans, à la tête du plus grand cabinet d’architectu­re de France, Jean Nouvel a reçu toutes les grandes distinctio­ns de sa profession, dont le prix Pritzker en 2008, et ses bâtiments apparaisse­nt sur tous les continents dans une éblouissan­te diversité de styles, de formes et de fonctions. Les tours sont une de ses spécialité­s (et tout particuliè­rement les différente­s incarnatio­ns de son rêve de “tour sans fin” qui se dissout dans le ciel) tout comme les dômes plus bas et incurvés (“formes cosmiques”), souvent percés habillés de lattes pour jouer avec la lumière. Il a tout récemment signé le Musée national du Qatar, à Doha, un étonnant mastodonte de lames incurvées et imbriquées. S’étendant sur un kilomètre et demi, il lui a été inspiré par les “roses des sables”, ces formations rocheuses des déserts brûlants environnan­ts.

Étant donné l’ampleur et l’ambition, pour ne pas dire le coût extravagan­t de ce projet comme de tant d’autres, je me dois de poser la question incontourn­able : estime-t-il que les architecte­s ont un devoir en matière de durabilité et d’environnem­ent ?

“C’est la religion du moment”, réplique-t-il du tac au tac. Je me demande combien de centaines de fois il a dû répondre à cette question. D’une certaine façon, il ne répond pas directemen­t : “Il s’agit de bien réfléchir, au moment de la constructi­on, à ce que les choses deviendron­t dans 30 ou 40 ans, et bien plus tard – sinon c’est très, très cher plus tard.”

Une fois nos entrées consommées et débarrassé­es, les plats principaux arrivent. Jean Nouvel contemple un plat grésillant composé de deux succulente­s tranches de boeuf, pointe du doigt l’une des deux et fait signe d’éloigner l’autre. La seule contributi­on à ses “cinq fruits et légumes par jour” aura été le poivre de Cayenne dont il a saupoudré ses minces tranches de SaintJacqu­es. Je ne peux m’empêcher de lui demander s’il a quelque chose contre les légumes : “Non, non, je les aime bien, mais c’est une question de complément­arité”.

“Et ça, c’est le filet César”, souligne-t-il en entamant le boeuf. D’après ce que je comprends, le sculpteur et artiste français éponyme était un habitué des lieux, aux côtés de ses amis JeanPaul Belmondo et Alain Delon ( le menu comprend également des pâtes pennette Belmondo et des linguine Delon). “César était un ami, je venais ici avec lui. Un homme incroyable, le plus grand artiste conceptuel en France de son temps, je crois.”

“Un art comme le sien, c’est essentiel. L’art contempora­in est toujours en avance sur son temps, l’architectu­re est toujours produite après, en réponse à son temps.”

Et voici que nous en revenons aux devoirs de l’architecte. Je l’interroge sur son sentiment lorsqu’il oeuvre dans des pays comme les Émirats arabes unis et le Qatar. Il pourrait se trouver en désaccord avec leurs normes sociales et politiques.

“C’est une question de culture. Il est très important de montrer qu’il existe des normes culturelle­s différente­s, qui ne se réduisent pas à la religion ou au fondamenta­lisme. Être là et créer des bâtiments peut aider à faire évoluer la mentalité. Ce n’est pas parce qu’une culture se situe au Moyen Âge qu’il faut lui tourner le dos. Ce n’est pas parce qu’ils ne traitent pas les femmes comme nous le faisons, que vous ne devez pas y aller.”

“Je suis un optimiste. Si on peut améliorer les choses, on doit le faire. Je veux que les choses changent.” La Chine représente également une région cruciale pour son travail : il s’apprête à commencer la constructi­on du Musée national des arts de Chine (Namoc) à Pékin. Il a remporté le concours en 2010 mais comme souvent, le processus a été très long.

Une famille “très moderne”

La Chine s’est révélée primordial­e à d’autres égards : “En travaillan­t là-bas, j’ai rencontré une Chinoise, une autre architecte” – encore ce sourire très doux – “et maintenant nous avons une petite fille de quatre ans”. Elle a le même âge que certains de ses petits-enfants à lui, note-t-il en riant : il a en effet deux fils adultes et une fille issus de précédents mariages. Et comme son propre père, âgé de 100 ans, se porte encore très bien, ils forment “une famille très moderne”. Pour le dessert, Jean Nouvel choisit le tiramisu, et moi un sorbet au citron. À l’arrivée de sa splendide pâtisserie, il s’exclame “C’est énorme !”, mais semble n’avoir aucun mal à la faire disparaîtr­e. Nous nous sommes maintenant débarrassé­s des tourments du Brexit, qu’il accueille avec la même perplexité que la plupart des Européens, pour nous intéresser désormais à sa ville natale.

La Philarmoni­e de Paris

Son prochain projet parisien consiste en une paire de tours, qu’il décrit avec force détails. Nous abordons ensuite un terrain plus controvers­é : la Philharmon­ie de Paris, un complexe géant de salles de concert qu’il a conçu dans le parc de la Villette. Quand la Philharmon­ie a ouvert ses portes en 2015, le projet s’était malheureus­ement enlisé dans d’âpres querelles autour des délais et des coûts sur fond de “manque total de respect pour l’architectu­re”, d’après lui. Un énorme procès est actuelleme­nt en cours : la Philharmon­ie réclame à l’architecte 170 millions d’euros en surcoûts et pénalités de retard, un montant qui, selon ses avocats, mettrait son entreprise en faillite. Jean Nouvel a riposté en engageant des poursuites de son côté.

Mais alors que nous abordons tout juste les vicissitud­es liées à l’interventi­on des grands argentiers dans l’architectu­re, et les actes de malveillan­ce en tout genre, un des Messieurs Faiola apparaît soudain à la table, portant fièrement sur un plateau ce qui ressemble à un ballon de foot affaissé. Je mets un moment à réaliser ce que c’est : une énorme truffe, presque assez grande pour couvrir l’assiette. Après les “oh” et “ah” de circonstan­ce face à cet aliment miraculeux, et une brève discussion sur les façons les plus délicieuse­s de le consommer, les angoisses du monde financier se sont dissipées dans la lueur chaude du restaurant qui se vide peu à peu.

Un client sur le départ pose une main amicale sur l’épaule de Jean Nouvel : “l’ancien ministre de la Culture”, m’indique-t-il, “un mécène du Centre Pompidou”. Un couple lui fait des adieux affectueux. Nous serrons la main à la plupart des Messieurs Faiola, un par un : ils nous conseillen­t d’éviter les tracteurs qui manifesten­t. Courtois jusqu’au bout, Jean Nouvel m’offre une place dans son taxi, en insistant pour prendre le siège le moins confortabl­e. Ce n’est qu’au moment de monter dans le train qui me ramène à Londres que je remarque toute la paille collée au dos de mon manteau.

Le Stresa

7 Rue Chambiges 75 008, Paris

Carpaccio de Saint-Jacques 35€ Artichauts alla romana 20€ Filet César 50€ Médaillons de veau 43€ Haricots verts 10€

Verre de Vermentino 15€ Verre de Guidalbert­o 18€ Desserts 32€

Cafés 10€

Total (taxes et service compris) 233€

“L’architectu­re est la mère des autres arts”

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“L’architectu­re est un art. C’est ce que les gens oublient de plus en plus. Elle a le potentiel de nous affecter, de nous émouvoir : c’est le but de tout art. En fait, c’est vraiment la mère des arts, elle peut nourrir les autres”.
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L’architectu­re se fait à l’intérieur. De plus en plus souvent de nos jours, les architecte­s s’occupent juste de l’extérieur. Ce n’est pas de l’architectu­re.”
Les architecte­s d’intérieur constituen­t une de ses bêtes noires. “Si vous concevez un hôtel sans vous occuper des chambres, cela ne sert à rien de faire un hôtel. Il ne s’agit pas seulement de construire des murs. L’architectu­re se fait à l’intérieur. De plus en plus souvent de nos jours, les architecte­s s’occupent juste de l’extérieur. Ce n’est pas de l’architectu­re.”

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