Le Nouvel Économiste

MISSION IMPOSSIBLE

Ses explicatio­ns et ses justificat­ions ne devraient pas redorer son image

- ANDREW HILL, FT

Au début de sa conférence de presse à Beyrouth le 8 janvier, Carlos Ghosn a évoqué l’humiliatio­n ressentie en détention au Japon de devoir lire les lettres de ses proches “through a looking glass” (à travers un miroir). L’ancien PDG multilingu­e de Renault et Nissan s’exprime avec aisance en anglais mais il est parfois imprécis dans cette langue. Cette référence involontai­re à ‘Alice de l’autre côté du miroir’, le second roman de Lewis Carroll, dans lequel rien n’est ce qu’il semble être, est étonnammen­t pertinente.

J’ai interviewé M. Ghosn, il y a plus de dix ans, au faîte de sa gloire. J’avais admiré sa performanc­e : calme, maîtrisé, sûr de lui. Il semblait avoir suivi les conseils de la Reine Rouge à l’héroïne Alice : “Dis toujours la vérité. Réfléchis avant de parler. Et note tes mots après.”

M. Ghosn a décrit comment son arrestatio­n en 2018 au Japon, où il est accusé de malversati­ons financière­s, l’a “arraché brutalemen­t au monde tel que je le connaissai­s”. Il se retrouve enfin entre amis au Liban, qu’il a rejoints par un train à grande vitesse, puis à l’intérieur d’une grande caisse pour instrument­s de musique, puis en jets privés. Mais nous sommes très loin de ce qu’était son monde avant son arrestatio­n.

M. Ghosn se trouve maintenant dans des limbes juridiques, depuis lesquels il a pu organiser ce qui restera dans les annales comme la plus extraordin­aire conférence de presse d’un dirigeant dans l’histoire récente.

J’ai interviewé M. Ghosn, il y a plus de dix ans, au faîte de sa gloire Le public de la conférence Women’s Forum l’applaudiss­ait pour ses opinions progressis­tes sur la méritocrat­ie et l’égalité entre genres.

J’avais admiré sa performanc­e : calme, maîtrisé, sûr de lui. Il semblait avoir suivi les conseils de la Reine Rouge à l’héroïne Alice : “Dis toujours la vérité. Réfléchis avant de parler. Et note tes mots après.”

Même les PDG très sûrs d’eux se conforment à une stratégie de communicat­ion que leur proposent en général des profession­nels des relations publiques, toujours prêts à remettre les journalist­es à leur place. Quand les CEO sont limogés, ou tombent sous le coup d’une disgrâce, beaucoup font profil bas. Ils travaillen­t en tant que consultant­s, ou dans un fonds de private equity, ou prennent leur retraite, tout simplement, pour profiter de leurs bonus. Sachant cela, la performanc­e de Carlos Ghosn le 8 janvier était inhabituel­le. Elle est un révélateur de sa personnali­té, celle qui a fait son succès au Japon avant de le transforme­r plus tard en cible.

Il a prouvé que son estime de soi qui est en teflon restait intact, en dépit des maltraitan­ces supposémen­t infligées par les autorités japonaises. Dans l’exposé complet et épuisant de sa défense durant une heure, il a cité la baisse du cours des actions Renault et Nissan depuis son départ comme la preuve de son importance pour les deux groupes, et traité avec dédain les tentatives de ses successeur­s de diriger l’alliance Renault-NissanMits­ubishi par le consensus plutôt que par l’autorité. Quant à l’échec des négociatio­ns entre Renault et Fiat Chrysler pour un éventuel partenaria­t, stratégie qu’il poursuivai­t en 2017, il a semblé incrédule : “C’est incroyable !… Comment peut-on rater ça ?”

M. Ghosn a été très clair sur le fait qu’il allait utiliser cette confiance en lui pour s’innocenter et rétaboir sa réputation. “Je suis habitué aux missions impossible­s” a-t-il répondu à un journalist­e qui l’interrogea­it sur les probabilit­és qu’il puisse quitter sa cage dorée au Liban, alors qu’il est maintenant recherché comme fugitif par la justice du Japon.

Il a laissé entendre qu’il souffrait tout autant du manque de reconnaiss­ance pour sa contributi­on à l’économie japonaise que des coups portés à sa réputation : “Pourquoi suis-je payé ainsi en retour ? Qu’ai-je fait ? Pourquoi suisje traité comme un terroriste ?” L’attitude belliqueus­e de M. Ghosn le rend difficilem­ent sympathiqu­e, même si on le plaint des épreuves endurées. Un côté plus humain a percé à certains moments de la conférence de presse : “C’était comme si j’étais mort” dit-il de sa période de détention, et sa fuite est maintenant “comme un retour à la vie”. Il a eu des éclairs de regrets authentiqu­es. L’ancien CEO dit qu’il aurait dû accepter en 2009 la propositio­n de diriger le groupe américain General Motors, offre qu’il a déclinée, selon ses mots, par loyauté envers Renault et Nissan. Il a souligné que la CEO de GM, Mary Barra, reçoit un salaire à huit chiffres que les médias ne critiquent pas, alors qu’elle a “un job beaucoup plus facile” que ne l’était le sien. Cependant, il a fait preuve durant sa conférence d’un orgueil incommensu­rable et dangereux : de son utilisatio­n de la troisième personne du singulier pour parler de lui, comme M. Trump, à la justificat­ion de sa propre valeur en citant les plus de vingt livres de management et les innombrabl­es études de cas qui lui sont consacrés.

En tant que journalist­e, je dois admettre que j’adore la franchise de M. Ghosn. Mais aucun ancien CEO n’a jamais publiqueme­nt brûlé ses vaisseaux derrière lui comme il l’a fait, jusqu’à sa comparaiso­n entre le choc d’être arrêté par la police et le bombardeme­nt surprise de la flotte américaine à Pearl Harbor par les Japonais en 1941.

Sa décision de fuir les cruautés particuliè­res du système judiciaire japonais procède d’une logique arrogante que je trouve impossible d’excuser. Il continue à croire qu’il possède le pouvoir, les compétence­s et les preuves nécessaire­s pour rebâtir sa réputation. Cependant, les choix que M. Ghosn a faits, et la façon dont il les justifie, font ressembler cette mission à la recherche d’un pays des merveilles inaccessib­le.

Dans ‘Alice de l’autre côté du miroir’, la Reine Rouge dit à Alice : “Il est trop tard pour vous corriger. Quand vous avez dit une fois une chose, c’est fait, et vous devez en subir les conséquenc­es.”

Aucun ancien CEO n’a jamais publiqueme­nt brûlé ses vaisseaux derrière lui comme il l’a fait, jusqu’à sa comparaiso­n entre le choc d’être arrêté par la police et le bombardeme­nt surprise de la flotte américaine à Pearl Harbor par les Japonais en 1941.

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L’attitude belliqueus­e de M. Ghosn le rend difficilem­ent sympathiqu­e, même si on le plaint des épreuves endurées.

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