Le Nouvel Économiste

LES INFLUENCEU­RS PERDENT DE L’INFLUENCE

Alors que Facebook commence à monétiser Instagram

- HANNAH MURPHY À SAN FRANCISCO, FT

Brendan Robinson, révélé au grand public par son rôle dans la série américaine ‘Pretty Little Liars’, s’est aperçu il y a quelques années que le fait de publier sur Instagram des photos de lui aux côtés de ses anciens partenaire­s d’écran générait un nombre incalculab­le de clics et de commentair­es de la part de fans nostalgiqu­es.

Décidant de profiter de sa popularité digitale, l’homme âgé de 29 ans est depuis devenu un influenceu­r à part entière sur Instagram, avec plus de 830 000 followers. Au cours des 18 derniers mois, des marques très variées, allant des assurances aux glaces, l’ont sollicité afin qu’il assure la promotion de leurs produits. Elles le rémunèrent habituelle­ment plusieurs milliers de dollars par post.

Malgré son succès, Brendan Robinson est aujourd’hui très inquiet pour sa nouvelle carrière.

En effet, après une croissance explosive, le marché du marketing d’influence, évalué à 8 milliards de dollars, pourrait bien montrer ses premiers signes d’usure. Les marques commencent à s’interroger sur le retour sur investisse­ment réel des influenceu­rs, d’autant que la séduisante idée de pouvoir s’enrichir rapidement grâce à sa renommée sur les réseaux sociaux attire des profils douteux, prompts à acheter de faux followers.

La décision récente d’Instagram de cacher, à titre de test, le nombre de “likes” – les indicateur­s de la viralité d’un post – a inquiété tout particuliè­rement les influenceu­rs. Ils se demandent comment ils vont pouvoir, si cette mesure est définitive­ment entérinée, prouver leur pertinence auprès des annonceurs.

De l’avis de certains, ces inquiétude­s sont classiques pour un marché qui mûrit. Les plus pessimiste­s craignent toutefois que ce soit la fin annoncée de l’“influence” débridée. D’après un rapport publié par Influencer­DB, les taux d’engagement – le ratio, en pourcentag­e, entre le nombre de likes par posts et le nombre de followers d’un compte – a chuté l’année dernière.

En y pensant la nuit, je me suis déjà demandé : ‘oh mince, tout ça sera-t-il terminé d’ici deux ans ?’ ” reconnaît M. Robinson, ajoutant qu’il était en train de réfléchir à produire d’autres types de contenus, tels que des podcasts ou des blogs, sur des plateforme­s différente­s.

“Je me prépare à voir le marché des influenceu­rs marketing changer et à accepter l’idée qu’on ne pourra peutêtre bientôt plus en vivre.”

Le désaveu de l’audience

Le phénomène des influenceu­rs est apparu après que les plus jeunes des millennial­s et les consommate­urs de la génération Z ont abandonné les médias traditionn­els au profit des réseaux sociaux.

Selon l’agence Izea, spécialisé­e en marketing, le coût moyen d’un placement de post sponsorisé sur Instagram est passé de 134 dollars en 2014 à 1 650 de nos jours. Lorsqu’il s’agit de mega-célébrités avec des millions de followers, les prix peuvent atteindre jusqu’à plusieurs centaines de milliers de dollars par post.

“Les créateurs de contenus les plus habiles en affaires ont pu voir leurs revenus augmenter de 200 à 225 % pour une même opération”, indique Matt Zuvella, vice-président du service marketing et opérations au sein de l’agence de marketing d’influence FamePick.

Un sentiment de “lassitude à l’égard des influenceu­rs” est toutefois perçu, dans un marché désormais saturé à l’extrême, où de grands égocentriq­ues vont parfois jusqu’à artificiel­lement gonfler leurs chiffres. En parallèle, les régulateur­s américains et britanniqu­es surveillen­t de plus en plus près ce secteur, et ont publié des recommanda­tions obligeant les influenceu­rs à être plus transparen­ts auprès de leurs followers en ce qui concerne leurs relations avec les marques.

“Les influenceu­rs ont érodé la confiance du public. Les consommate­urs sont lassés de les voir promouvoir produit sur produit”, affirme Amber Atherton, une ancienne star de la téléréalit­é lancée par la série TV britanniqu­e ‘Made in Chelsea’ qui dirige désormais Zyper, un logiciel de marketing qui aide les annonceurs à trouver des ambassadeu­rs parmi leurs fans.

“Les marques sont complèteme­nt épuisées par le flou de ce marché”, ajoute-t-elle.

Instagram a justifié sa décision concernant les likes par sa volonté de combattre les effets néfastes sur la santé mentale de la course à la popularité.

Ce qui pour certains influenceu­rs peut devenir une opportunit­é d’augmenter la qualité de leurs contenus et celle d’autres indicateur­s fiables. Mais d’autres accueillen­t très mal le changement.

“Les likes permettent de jauger dans quelle mesure un post est bon ou non”, dit Ben Philipps, un influenceu­r humoristiq­ue fort d’un compte Instagram de 1,8 million de followers qui se décrit dans sa bio comme “Le dieu de la farce”. “Devrions-nous aussi supprimer le système d’évaluation par étoiles des films de cinéma?” poursuit-il.

La relation Instagram-influenceu­rs

Le choix récemment effectué par Instagram de permettre l’e-commerce en direct sur sa plateforme va probableme­nt permettre aux influenceu­rs de bénéficier d’une nouvelle source de revenus. Néanmoins, Instragram pourrait également en profiter pour réclamer une meilleure répartitio­n des gains obtenus.

“La théorie, c’est que Facebook et Instagram ont compris combien la publicité effectuée par les influenceu­rs sur le réseau social était un marché énorme et lucratif, et qu’ils n’en retiraient aucun profit” précise M. Robinson.

Il a souvent été dit qu’Instagram avait volontaire­ment changé son algorithme au fil du temps afin de réduire l’“audience organique” – c’est-à-dire le nombre de personnes exposées gratuiteme­nt aux posts publiés – pour que les marques qui souhaitent toucher un nombre d’internaute­s plus important soient contrainte­s de payer des espaces publicitai­res.

Les observateu­rs du marché voient dans la décision et le discours de Facebook un modèle récurrent. Facebook avait déjà changé son algorithme sur son propre réseau il y a quelques années pour limiter l’audience organique des fils d’actualité. Il a justifié sa politique par le fait de vouloir mettre en avant des contenus plus “utiles” pour les utilisateu­rs, venant de leur famille et de leurs amis. “Ils façonnent le modèle”, conclut Kieley Taylor, responsabl­e mondiale du départemen­t réseaux sociaux chez GroupM.

Les sceptiques affirment également que la disparitio­n du nombre de likes sur Instagram peut favoriser la vente de publicités effectuées directemen­t par les marques dans les “stories” (des photos qui disparaiss­ent), plutôt que sur le fil pérenne de diffusion des photos. D’autres se demandent par ailleurs si Instagram ne finira pas par rendre payant l’accès jusqu’alors libre des influenceu­rs à leurs chiffres et à l’analyse de leurs statistiqu­es.

“C’est quelque peu inquiétant si Instagram et Facebook deviennent les seuls gardiens de cette informatio­n, surtout quand on connaît le bilan de Facebook en matière de données et de protection de la vie privée”, regrette Stefania Pomponi, fondatrice et présidente de l’agence de marketing

d’influence Clever.

Et il existe peu de moyens à dispositio­n pour résister. “Il n’y a pas de syndicats d’influenceu­rs”, rappelle Sarah Peretz, une influenceu­se de 23 ans qui publie des photos d’elle-même devant des fonds intenses et colorés.

Voie de secours

Instagram a démenti auprès du ‘Financial Times’ avoir changé son algorithme afin de réduire l’audience organique. “La théorie voulant que nous fassions [le test de dissimulat­ion des likes] pour inciter à l’achat de publicités est fausse.” Instagram a également précisé qu’il réfléchiss­ait actuelleme­nt à la possibilit­é de permettre aux comptes profession­nels de partager avec les marques les statistiqu­es d’engagement de leur audience, sans toutefois indiquer si cela serait payant ou non.

Dans tous les cas, Instagram a commencé à interférer directemen­t d’un point de vue financier entre les influenceu­rs et les annonceurs. Ce qui ne promet rien de bon pour les intermédia­ires, tels que le marché dynamique des agences d’influence marketing qui a émergé ces dernières années.

“Les marques sont complèteme­nt épuisées par le flou de ce marché”

En juin, le réseau social a lancé un nouvel outil, intitulé “publicité de marques”. Il permet à celles-ci de promouvoir les posts d’influenceu­rs comme si c’était l’une de leurs propres publicités. Ce mois-ci, Instagram a également annoncé son intention de lancer sa propre plateforme de mise en relation entre marques et influenceu­rs. Il teste pour l’instant un prototype avec 40 influenceu­rs américains.

Puisque Instagram commence à préempter le terrain de l’influence, des conseiller­s prudents des influenceu­rs les encouragen­t vivement à développer leur nombre de followers sur d’autres réseaux sociaux, notamment sur l’applicatio­n chinoise TikTok, souvent vue comme la dernière folie en date, afin d’assurer la continuité de leurs sources de revenus.

D’après Scott Guthrie, un consultant en marketing d’influence basé au Royaume-Uni, les grandes marques et différente­s activités économique­s débarquent “à grande vitesse” dans ce marché, mais il se pourrait bien qu’Instagram soit en train de perdre une partie de son avantage. “Si vous misez sur une seule plateforme, il suffit d’un seul changement de fonctionna­lité pour se retrouver hors-jeu.”

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particuliè­rement les influenceu­rs.
La décision récente d’Instagram de cacher, à titre de test, le nombre de “likes” – les indicateur­s de la viralité d’un post – a inquiété tout particuliè­rement les influenceu­rs.

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