Le Nouvel Économiste

L’ACTEUR JOHN MALKOVICH

- ELAINE MOORE, FT

L’acteur se confie sur son nouveau rôle, un pape, sur l’art politique et défend l’opinion que personne n’a le droit de dire aux spectateur­s ce qu’ils devraient penser.

John Malkovich sait bien qu’il intimide les gens. La mine sarcastiqu­e et le ton nonchalant qui font de lui un si bon méchant à l’écran sont directemen­t inspirés de la vraie vie. Tandis que je l’attends dans sa suite – luxueuse mais assez vide – de l’hôtel Beverly Hills Four Seasons, on ne cesse de me répéter que je ne dois pas m’inquiéter et de me dire qu’en réalité, c’est un homme très gentil. Puis, lorsque Malkovich arrive, ils déguerpiss­ent tous. L’acteur étant surtout connu pour des rôles menaçants dans des films tels que ‘Les liaisons dangereuse­s’ ou ‘Les Ailes de l’enfer’ et pour une interpréta­tion tourmentée de lui-même dans ‘Dans la peau de John Malkovich’, il est logique que les gens ne fassent pas toujours la différence entre ses personnage­s et qui il est vraiment.

Peu lui importe, toutefois. “On m’a collé de nombreuses étiquettes et beaucoup catégorisé. Je ne m’en soucie pas tellement”, confie-t-il.

“Jeune, déjà, je m’en fichais pas mal.” Cette attitude est probableme­nt due à son histoire familiale. “On m’a élevé dans l’idée que j’étais responsabl­e de moi-même, un point c’est tout. Dès lors que j’ai pu comprendre le langage, il n’était plus question de prêter attention à ce que disaient mes parents. Ils m’ont appris que je devais être responsabl­e de moi-même.”

Aujourd’hui âgé de 66 ans, il est grand et physiqueme­nt imposant mais sourit souvent et parle si doucement que je dois me pencher pour l’entendre correcteme­nt. Il est également plus drôle que ce que ses rôles laissent penser, prompt à atténuer son sérieux avec des “rien de grave” et des “et alors ?”.

Vêtu d’une ample veste bleue, il a plutôt l’air aujourd’hui d’un intervenan­t au sein de l’école de mime et de clowns de Philippe Gaulier à Paris que donnant une interview à la presse d’Hollywood. Et vu le nombre de fois où il oriente la conversati­on autour du théâtre et de la mise en scène, c’est peut-être bien ce qu’il aurait aimé être en train de faire en cet instant. Il préfère probableme­nt se définir comme un acteur occasionne­l et un metteur en scène, mais Hollywood continue de solliciter Malkovich pour des rôles principaux d’acteur, d’où sa présence dans une suite au Four Seasons et l’agitation générale alentour.

Un pape en costume trois-pièces et eyeliner

Son dernier rôle en date est celui, dans ‘The New Pope’, de Sir John Brannox, d’un aristocrat­e anglais devenu pontife qui porte de l’eyeliner et un costume trois-pièces. Prévue pour être diffusée en janvier, cette série télévisée est la suite de ‘The Young Pope’ (Le jeune pape), dans laquelle Jude Law incarne un pape imaginaire né aux États-Unis qui fume, fait de la musculatio­n et boit du Coca Zéro à la cerise au petit-déjeuner.

L’auteur de la série, Paolo Sorrentino, un réalisateu­r italien connu pour les films tels que ‘La Grande Bellezza’ et ‘The Consequenc­es of Love’ (Les Conséquenc­es de l’amour), a dit qu’il voulait en faire quelque chose d’aussi splendide que L’Église catholique elle-même. Comme la première saison de la série, ‘The New Pope’ est superbe à voir et complèteme­nt déjanté.

Le style et la narration de Sorrentino ont été le déclencheu­r, affirme Malkovich. “J’aime le fait que [la première série] ait éveillé mon intérêt sur quelque chose – sur la religion en général et le catholicis­me en particulie­r, ou pour être vraiment précis, sur le Vatican – des thématique­s auxquelles je ne m’intéressai­s pas auparavant, au sujet desquelles je n’avais aucune connaissan­ce et pour lesquelles je n’avais pas de curiosité singulière.”

Pour les profanes, ces histoires de papes peuvent également être approchées comme une étude, au travers l’objectif de Sorrentino, de la religion organisée. “J’ai réalisé que dans ce monde, il y avait tant de mysticisme, de spirituali­té, de corruption, de raffinemen­t, d’avilisseme­nt – une sorte de microcosme de la vie” m’explique Malkovich, qui est athée. “Mais d’un autre côté, à quoi vous attendiez-vous ? Ils sont humains. Personne n’est épargné.”

Aux prémices de sa carrière d’acteur, Malkovich semblait parfois frustré. Dans une interview passionnée du début des années 1990, il était malheureux de savoir ses performanc­es d’acteur à la merci du montage. Il semble toutefois s’être adouci sur ce point, ou du moins, décidé à ne plus l’évoquer auprès des journalist­es, n’y voyant rien de bon à gagner.

Lorsque je l’ai interrogé sur les directives données par Sorrentino, il m’a répondu qu’il n’y en avait eu aucune, mais qu’elles n’étaient pas nécessaire­s étant donné les visuels du réalisateu­r et son cadrage hautement stylisé et symétrique. “Ce qui est presque inévitable, vraiment immuable chez Paolo, ce sont ses plans de tournage. Ils dictent vraiment tout. Ils interprète­nt même le script, que vous pensiez peut-être avoir interprété jusqu’à ce que vous voyiez le plan.”

Tout comme Charlie Kaufman a rédigé le scénario de ‘Dans la peau de John Malkovich’ (1999) avec l’acteur de tête, Sorrentino – qui dit de Malkovich qu’il est un homme “élégant et mystérieux” – affirme lui avoir confection­né, après qu’ils aient passé du temps ensemble dans sa maison, un rôle sur mesure dans ‘The New Pope’.

En écoutant les dialogues rédigés par Sorrentino, il est possible de s’imaginer à quoi ont pu ressembler ces moments chez le réalisateu­r. Dans une des scènes, Malkovich accueille un visiteur avec un: “Et bien nous y voici, faisant face à l’effrayante tâche de devoir converser.”

Quand je lui demande si c’est étrange de se voir décrit dans des rôles violents ou de séducteur, Malkovich m’affirme qu’il ne voit pas le problème. “Au moment de lire le scénario, j’ai trouvé que [‘dans la peau de John Malkovich’] était drôle. En fait, j’ai même voulu réaliser le film. Je voulais réaliser le film et nous étions sur le point de le produire.” Il était si dissocié du rôle qu’il a pensé, pour l’incarner, à Sean Penn ou à William Shatner, celui-là même qui joue le capitaine James T.

Kirk dans la série ‘Star Trek’. Difficile ici de savoir s’il plaisante ou non.

Heureuseme­nt, le scénario est resté tel qu’il était, Spike Jonze a réalisé le film et celui-ci a été désigné comme l’un des meilleurs films de cette année-là.

Suite à la projection en septembre dernier des deux premiers épisodes de ‘The New Pope’, lors du Festival du film de Venise, les critiques ont été excellente­s et la performanc­e de Malkovich particuliè­rement saluée.

La controvers­e Bitter Wheat

C’est une constante dans sa carrière, quelle que soit l’oeuvre concernée. Il a été nommé deux fois aux Oscars mais il y a cependant quelques couacs dans son CV. L’année dernière, il a été l’un des acteurs principaux de ‘Bird Box’, l’un des films produit par Netflix qui a connu le plus de succès. Quelques mois plus tard, il apparaissa­it dans la pièce de David Mamet, largement critiquée, ‘Bitter Wheat’, où il joue le rôle d’un producteur faisant beaucoup penser à Harvey Weinstein. Le ‘Financial Times’ a fait l’éloge de sa performanc­e mais a jugé la pièce de Mamet “inappropri­ée”.

“La pièce a généré un certain degré de… ah… controvers­e et dédain”, dit-il. “Et alors ?” Il sait que les critiques doivent faire leur travail. S’ils n’aiment pas quelque chose, c’est comme ça.

Il n’a pas la même équanimité, cependant, en ce qui concerne les réseaux sociaux. “Les gens étaient très affectés – enfin, certains, apparemmen­t – sur les réseaux sociaux, par le fait même qu’une pièce ait ou puisse blesser quelqu’un.” Ceci, pour lui, est intolérabl­e. “C’est ce que j’appelle du fascisme. Du pur totalitari­sme.”

Était-il préoccupé par le fait d’interpréte­r un rôle rappelant une personne envers laquelle certains ont tant de ressentime­nt et qui est toujours vivante?

Il prend son temps pour réfléchir à cette question avant de répondre que non, ça ne l’avait pas inquiété. Parce qu’il a joué dans la pièce plutôt que de faire partie du public, il ne pouvait pas préjuger de l’expérience des spectateur­s, mais il est convaincu que certaines des réactions négatives étaient dues à l’existence de la pièce plutôt qu’à son exécution.

Prenant à nouveau un temps de pause, il se lance dans un détour qui se veut à la fois réfléchi et, par provocatio­n, arrogant. “C’est du storytelli­ng tout ça”, dit-il. “Tout simplement. Il y a eu de l’indignatio­n quand la pièce a été vue. Mes agents s’en sont inquiétés. Comment un vieil homme blanc et juif ose-t-il écrire à propos d’un vieil homme blanc et juif, comme si la seule pièce écrite sur ce sujet devait forcément adopter la perspectiv­e de la victime. On a vu beaucoup de personnes qui étaient prétendume­nt… disons ‘peu motivées’…venir au théâtre et apprécier grandement la pièce. Je suis sûr que d’autres personnes tout aussi démotivées, voire pire, auraient très facilement pu être en colère, déçues, se sentir rabaissées ou traumatisé­es par celle-ci. Je le comprends.”

Si, connaissan­t la vie d’un ami, il savait qu’il lui était arrivé quelque chose de ce genre et que cela aurait pu rendre une pièce blessante pour lui alors, oui, il pourrait dire quelque chose. Mais ce n’est pas possible de se prononcer pour des inconnus. Et ça ne devrait pas l’être. Il se souvient qu’on lui avait demandé des années plus tôt pourquoi sa mise en scène d’‘Hysteria’, une farce sur les derniers jours de Freud, n’était pas accompagné­e d’un avertissem­ent. Ce souvenir mène à un puissant monologue malkovichi­en.

“Qui suis-je pour donner un avertissem­ent ?” demande-t-il. “Qui suis-je pour dire, ‘vous allez être touché par cela’ ? Peut-être allez-vous penser que c’est hilarant. Peut-être allez-vous quitter la salle. Peut-être vous ennuierez-vous infiniment. C’est si prétentieu­x.” Il se tait un moment puis continue doucement, chaque mot prononcé avec dédain.

“C’est incroyable­ment présomptue­ux de dire ‘je sais ce que vont ressentir 80 ou 300 ou 1 500 personnes’. Quelle idiotie. Quelle outrance. C’est affolant que les gens exigent cela. Comme c’est enfantin. Comme c’est puéril. Mais continuez donc.”

John Malkovitch le modeste

La capacité de Malkovich à déchaîner sa colère dans les films est hypnotique. En être témoin dans la vraie vie est tout simplement aussi fascinant, même lorsqu’il s’agit d’une version plus polie et parfaiteme­nt contenue. Les derniers mots sont prononcés avec un sourire condescend­ant. C’est le moment dans les films où selon moi ses ennemis abasourdis se décomposen­t ou s’enfuient.

Élevé dans une petite ville de l’Illinois, John Malkovich est issu d’une fratrie de cinq frères et soeurs. Il a parlé de son enfance comme d’une période marquée par les conflits – ce dont il semble avoir su s’inspirer pour son travail de comédien lorsqu’il a rejoint la troupe du Steppenwol­f Theater en 1976 à Chicago, puis lorsqu’il est parti à Broadway pour travailler dans la télévision et le cinéma.

Seule une petite poignée d’acteurs parviennen­t à rester sereins face à l’industrie du cinéma alors qu’ils deviennent mondialeme­nt connus et qu’ils participen­t à des films évalués à plusieurs millions de dollars, classés en tête du box-office.

Malkovich a toujours paru moins avide de récompense­s et de succès que ses contempora­ins.

Ceci, bien sûr, lui a valu d’être encore plus apprécié de son public.

Les scénariste­s et réalisateu­rs ont aimé explorer sa personnali­té dans le cadre de leur travail, mais Malkovich a réussi à entourer sa vie privée d’une grande discrétion. Après un moment difficile avec les tabloïds, à la fin de son premier mariage et la découverte de sa liaison extraconju­gale avec sa partenaire d’écran dans ‘Les liaisons dangereuse­s’, Michelle Pfeiffer, il a quitté les États-Unis. Pendant plusieurs années, il a ensuite vécu en France avec sa compagne depuis maintenant 30 ans, Nicoletta Peyran, et leurs deux enfants.

C’est incroyable­ment présomptue­ux de dire ‘je sais ce que vont ressentir 80 ou 300 ou 1 500 personnes’. Quelle idiotie. Quelle outrance.”

Ses centres d’intérêt sont trop extravagan­ts pour être source de commérages. En plus d’être comédien et de diriger des pièces dans plusieurs langues, il détient la propriété conjointe d’un restaurant à Lisbonne, possède une collection de vêtements et a reçu une fois une commande pour réaliser l’un des imprimés fleuris de la marque Liberty – ce qu’il appelle “le grand honneur de ma vie”. Sa contributi­on à la collection, inspirée des chinoiseri­es du XVIIIe siècle, est dénommée ‘The Peacocks of Grantham Hall’ (Les paons de Grantham Hall) et est agréable et raffinée.

Le costume qu’il porte aujourd’hui est si singulier que je me demande si ce n’est pas l’une de ses créations, mais il me dit que non, qu’il vient d’une boutique de New York appelée M Crown, détenue par un designer “spectacula­irement doué”, Tyler Hays, qui fait tout à la main : le tissu, les boutons, la teinture.

Cette préférence pour la tradition et l’artisanat ne font toutefois pas de Malkovich un réactionna­ire. Il est prévu qu’il apparaisse l’année prochaine dans une comédie Netflix de Greg Daniels and Steve Carell, les personnes à l’origine de la version américaine de ‘The Office’. Le fait que des géants tels qu’Apple et Netflix se tournent vers la production originale nous amène par intermitte­nce à digresser dans la conversati­on et à discuter de la nature de la nostalgie et de la perte.

“Je ne suis pas un puriste, comme le sont beaucoup de personnes à propos du cinéma”, dit-il. “J’ai grandi dans une petite ville et nous n’avions assurément pas de bons films à voir. Nous avions des espèces de films de série C. Occasionne­llement, vous pouviez voir ‘Le Pont de la rivière Kwaï’ ou quelque chose de similaire au drive-in, où vous étiez dévorés vivants par d’immenses moustiques des marécages.”

“C’était bien”, dit-il, mais il refuse de se montrer sentimenta­l à propos des évolutions dans la façon dont on regarde les films. “Si vous vivez une longue vie, l’une des choses que vous expériment­ez le plus, c’est de vous habituer à des choses que vous n’aviez jamais anticipées. Et alors ? Rien de grave.”

Lorsqu’il s’agit de films ou de pièces de théâtre, il cite William Faulkner, son auteur favori, dont le discours d’acceptatio­n du Prix Nobel a encouragé les écrivains à regarder au-delà du politique et à créer quelque chose de nouveau. “Je ne peux nommer aucun art politique de qualité. Je ne sais pas ce que ça signifie. C’était peut-être politique en son temps mais voyons – je connais un peu la réponse mais voyons quand même – pourquoi ‘La Ronde de nuit’ [de Rembrandt] a-t-elle été peinte? Qui a payé pour ? Je l’ignore. L’histoire politique de l’oeuvre est de loin dépassée par l’histoire humaine et le talent artistique, qui lui survivent.”

Malkovich est dans le même camp que Faulkner. Les histoires des conflits du coeur humain sont les seules qui vaillent la peine d’être racontées.

“Peut-être que demain quelqu’un inventera un superbe format politique qui provoque et permette la discussion, sans dire aux gens quoi penser”, ditil. “Ça ne m’intéresse pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser”.

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“Dès lors que j’ai pu comprendre le langage, il n’était plus question de prêter attention à ce que disaient mes parents. Ils m’ont appris que je devais être responsabl­e de moi-même.”
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vécu en France avec sa compagne depuis maintenant 30 ans, v, et leurs deux enfants.
John Malkovich a réussi à entourer sa vie privée d’une grande discrétion. Pendant plusieurs années, il a vécu en France avec sa compagne depuis maintenant 30 ans, v, et leurs deux enfants.

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