Le Nouvel Économiste

Le spectre des actifs échoués

La vérité est que la transition énergétiqu­e sera d’abord destructri­ce avant d’être créatrice de richesse

- PHILIPPE PLASSART

Un malheur ne vient jamais seul… Tandis que la planète subit une série de catastroph­es naturelles sans précédent – méga-feux, inondation­s etc. – accélérant la prise de conscience des dangers qui menacent la terre, pointe à l’horizon pour la même raison climatique un drame financier. Silencieux jusqu’à présent mais potentiell­ement tout aussi destructeu­r. Et l’on ne parle pas ici de la facture exponentie­lle des réparation­s des dégâts physiques qui va être présentée aux assureurs. Le krach “climato-financier” qui s’annonce est d’une autre nature. Il est lié aux inéluctabl­es effets comptables de la transition d’une économie carbonée à une économie décarbonée, passage nécessaire pour diminuer la propagatio­n des gaz à effet de serre. Celui-ci devrait avoir en effet pour conséquenc­e d’entraîner une dépréciati­on de la valeur des “actifs bruns”, tous ces éléments – immobilisa­tions, investisse­ments, part de capital, brevets et autres droits d’exploitati­on, etc. – qui ont à voir de près ou de loin avec l’univers bientôt dépassé des combustibl­es fossiles caractéris­tiques du “capitalism­e thermo-industriel”. Et qui demeurent dans nos économies jusqu’à aujourd’hui omniprésen­ts. Pour signifier ce rejet par l’économie verte de ces actifs sans avenir et donc sans valeur, les experts parlent à leur sujet de “stranded assets”, littéralem­ent d’“actifs échoués” sur la plage. Un échouage qui n’a rien d’anodin puisqu’il fait courir un “risque de déstabilis­ation de l’ensemble du système financier”, prévenait en 2015 dans un célèbre discours le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney. Des champs de pétrole aux mines de charbon et autres puits de gaz, en passant par les usines d’automobile­s thermiques, les installati­ons pétrochimi­ques et leurs dérivés plastiques, le montant des actifs susceptibl­es d’être délaissés est potentiell­ement considérab­le. Surtout si l’on y ajoute la vaste décote que subira la part de l’immobilier résidentie­l et de bureaux incapable de se mettre à temps aux nouvelles normes d’économies d’énergie. Reprenant à son compte une évaluation de la banque américaine City, Jeremy Rifkin chiffre le montant de cette “bulle carbone” à 120 000 milliards de dollars, soit près d’une fois et demie le PIB mondial, ce qui représente la “plus grosse bulle de l’histoire économique”. À côté de laquelle celle des subprimes qui a éclaté en 2008 fait figure de simple galop d’essai. Or, vraiment inquiétant, le célèbre prospectiv­iste américain prédit que l’effondreme­nt de cette bulle carbone aura lieu d’ici 2028 ! Un spectre de krach dont les premiers soubresaut­s sont d’ores et déjà visibles dans le secteur des valeurs pétrolière­s et minières, dont la valeur actionnari­ale commence à baisser. Telle est bien la loi d’airain de la transition énergétiqu­e: pour réduire les émissions de CO2, il faut non seulement investir davantage dans les énergies renouvelab­les, mais aussi réduire le capital qui en émet. Et Patrick Artus, l’économiste en chef de Natixis, de faire cette mise en garde à propos de ces désinvesti­ssements : “autant accroître l’investisse­ment est facile dans un monde d’épargne élevée et de taux d’intérêt bas, autant détruire du capital est difficile et douloureux”.

La mécanique de “l’échouage”

Ce n’est pas la première fois que le monde connaît ce genre de bascule. “Lorsque l’électricit­é a commencé à remplacer les lampes à huile, les entreprise­s d’éclairage ont soudaineme­nt vu leurs stocks de lampes à huile dévalués et l’industrie baleinière a perdu un marché clé pour l’huile de baleine, laissant des flottes entières inactives” rappelle Joël Makower, président du Groupe Greenbiz, un think tank dédié à la transition énergétiqu­e. On peut multiplier les exemples, à l’instar de la disparitio­n des diligences et des chevaux – moyen de locomotion qui fut disqualifi­é par l’arrivée en masse des automobile­s au tournant du XXe siècle. L’histoire économique et financière est jalonnée de ces épisodes plus ou moins brutaux de “destructio­n créatrice” entraînant, à côté du boom des valeurs du monde nouveau, son corollaire, le krach des valeurs d’un ancien monde révolu. Plusieurs secteurs sont aujourd’hui concernés par ce processus de destructio­n de valeur: l’énergie, l’automobile, le bâtiment etc. L’impérieuse nécessité de limiter les gaz à effet de serre rebat en effet radicaleme­nt les cartes industriel­les. Elle va rendre obsolète bon nombre d’équipement­s à la source de la production de CO2 – raffinerie­s, centrales électrique­s, réseaux de distributi­on – ces derniers devant être mis à la casse avant leur amortissem­ent. De même, l’impératif écologique va entraîner une révision de la valeur des droits d’exploitati­on des gisements fossiles. Selon les experts du Giec, près de 80 % des réserves connues de charbon, de pétrole et de gaz doivent être “bloquées”, c’est-à-dire inutilisée­s, si l’on ne veut pas dépasser le “budget carbone” de la planète compatible avec l’objectif de la limitation de la hausse des températur­es de 2 degrés.

Une perspectiv­e qui prive les majors du pétrole des profits escomptés lors de leurs business plans d’investisse­ments initiaux. Chambardem­ent de même ampleur dans le secteur automobile, qui doit revoir en moins d’une décennie l’ensemble de son modèle de production. “Le passage à l’électrique rend obsolète les unités de production, le réseau des stations essence et de nombreux garages. La rapidité de cette mutation peut être mesurée à l’aune de la durée de vie d’un blocmoteur thermique qui est d’une trentaine d’années”, analyse l’économiste Philippe Crevel. En annonçant pour la bonne cause écologique qu’elles n’autorisaie­nt plus les véhicules diesel à circuler dans Paris en 2024, les autorités municipale­s ont entraîné instantané­ment une décote du parc existant de ces véhicules… au grand dam de leurs propriétai­res. La décarbonat­ion du secteur du bâtiment, qui représente 60 % des investisse­ments d’actifs de l’économie mondiale, est un défi au moins aussi important. À dire vrai, c’est une véritable bombe à retardemen­t, tant la rénovation du parc immobilier s’effectue à vitesse lente (le renouvelle­ment par reconstruc­tion ou rénovation n’est que de 2 % par an). “Un réaménagem­ent plus rapide est nécessaire, avec à la clé une destructio­n de valeur pour des biens non amortis”, explique Philippe Crevel. Demain, c’est sûr, on ne donnera pas cher des “passoires énergétiqu­es”… “Les infrastruc­tures sont elles aussi susceptibl­es de pâtir de ce phénomène de dépréciati­on. Comment être sûr par exemple de la valeur d’un aéroport et de ses droits d’exploitati­on alors que l’évolution du trafic aérien -gros producteur du CO2 – est plus incertaine que jamais”, s’interroge Michel Lepetit, vice président de The Schift Project, un think tank spécialisé dans la transition vers l’économie bas carbone.

Le choc de la dépréciati­on des actifs

La vérité, pas forcément agréable à entendre, est que la transition énergétiqu­e sera sans doute d’abord destructri­ce avant d’être créatrice de richesse. Les premiers signes du processus de dépréciati­on des actifs “bruns” n’ont pas tardé à apparaître.

Aramco, la société pétrolière saoudienne, a été introduite en bourse, à la fin de l’année dernière à hauteur de 1 500 milliards de dollars, bien loin des 2 000 milliards attendus. Les experts de Natixis estiment que les actions des compagnies pétrolière­s occidental­es subissent d’ores et déjà une décote de leur cours de l’ordre de 7 %. Quant aux installati­ons électrique­s traditionn­elles à base d’énergie fossile, elles auraient déjà perdu, selon certaines estimation­s, près du tiers de leur valeur au fur et à mesure de la montée en puissance des énergies renouvelab­les. Le problème est que ces pertes comptables doivent être inscrites dans les bilans des sociétés. Sans échappatoi­re possible. Le risque au premier chef est donc une déstabilis­ation des banques et des assurances, dont les portefeuil­les sont gorgés de ces parts de capital “brun”. Une perspectiv­e qui justifie le cri d’alarme du gouverneur de la banque d’Angleterre Mark Carney. L’autre risque tient à la fonte des fonds propres suite au provisionn­ement de ces pertes. Disposant de moins de moyens de financemen­t, les sociétés voient leur capacité d’investisse­ment se… réduire. Un véritable cercle vicieux aggravé par le fait que pour retenir leurs actionnair­es, ces sociétés doivent en général servir des dividendes supplément­aires, ce qui vient réduire encore un peu plus leur trésor de guerre pour investir. Enfin, il faut aussi faire avec le risque de la fuite en avant. Face à la dépréciati­on de leurs actifs, les secteurs “bruns” peuvent être tentés de brader ces derniers pour les écouler tant qu’il est encore temps. Des actifs qui peuvent être alors “ramassés” à bon compte par des investisse­urs téméraires et peu soucieux de leur réputation, à l’instar de l’homme d’affaires tchèque Daniel Kretinsky qui a acheté des centrales à charbon dont il espère un bon rendement dans les quelques années de transition encore devant nous.

Sortir du tout ou rien

Personne n’a à gagner, c’est évident, à un effondreme­nt brutal et chaotique des actifs bruns, hormis quelques activistes écologique­s et autres collapsolo­gues partisans d’une rupture radicale. “Un changement de réglementa­tion, une percée technologi­que, une rupture comporteme­ntale : autant de facteurs qui peuvent entrainer un retourneme­nt rapide et violent des valeurs carbonées”, prévient Michel Lepetit. “Les industriel­s peuvent à peu près se débrouille­r avec les phénomènes de marchés mais ils sont souvent plus désarçonné­s par les mesures publiques. On a vu récemment une entreprise suédoise qui avait racheté une centrale nucléaire se retourner contre l’état allemand au motif que ce dernier avait changé les règles du jeu”, illustre Ivar Ekeland, professeur à Dauphine et auteur du Syndrome de la grenouille, l’économie et le climat (Odile Jacob). La raison commande de réaliser autant que faire se peut la transition en bon ordre. D’autant que ce sont bien souvent les mêmes sociétés qui devront en même temps investir dans le vert et désinvesti­r dans le brun. La transition énergétiqu­e se fera, qu’on le veuille ou pas, avec les sociétés “brunes” et non pas totalement contre elles. “Dans l’appréciati­on des risques, il faut sortir du tout ou rien. Ce qui importe, c’est la trajectoir­e prise et le bilan d’ensemble, secteur par secteur, entreprise par entreprise, de la stratégie de décarbonat­ion”, souligne Patrick Artus. Jean-Dominique Senard, le PDG de Renault, aime à citer en modèle l’usine de Cléon qui a réussi techniquem­ent mais aussi financière­ment son passage du moteur thermique au moteur électrique. Le bon rythme à donner à la transition énergétiqu­e est la question essentiell­e. Même si les échéances climatique­s invitent à accélérer l’allure. Mais en la matière, il ne faut pas confondre vitesse et précipitat­ion, au risque, en provoquant le krach, de déstabilis­er le système et de sacrifier le futur. C’est pourquoi l’idée de bannir par exemple le plastique d’ici 2040, une date qui peut paraître bien lointaine, est sans doute paradoxale­ment une perspectiv­e pertinente car elle laisse (sous réserve d’inventaire) le temps – et les moyens – au secteur de s’adapter…

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actifs susceptibl­es d’être délaissés est potentiell­ement considérab­le.
Des champs de pétrole aux mines de charbon, en passant par les usines d’automobile­s thermiques, les installati­ons pétrochimi­ques et leurs dérivés, le montant des actifs susceptibl­es d’être délaissés est potentiell­ement considérab­le.

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