Le Nouvel Économiste

POURQUOI LES BOOMERS SOURIENT

Ils échappent à Twitter, sont exemptés des convention­s morales du XXIème siècle, et goûtent aux merveilles du monde moderne sans en subir les pathologie­s

- JANAN GANESH, FT

Quand on regarde le grand Cyrus Chestnut jouer du piano-jazz au Blues Alley de Washington, “l’autre” Washington DC s’évapore. Les Américains appellent cette ville “a one-horse town” (une ville à un seul cheval). Le cheval signifie pour moi la musique live, même si des rumeurs persistent pour dire qu’il y a le quartier du gouverneme­nt quelque part vers le centre-ville.

Assorti à ce genre musical, le public du Blues Alley est plus âgé que celui du Club 930 sur V Street ou de l’Anthem, assez récent. La ville bâtie sur les névroses carriérist­es prend là un aspect plus apaisé. Quand on examine de près les clients les plus, disons, “matures”, ce qui saute aux yeux, c’est à quel point ils sont bien dans leur peau, jusqu’à en être une provocatio­n frontale pour les jeunes. L’erreur, selon moi, est d’attribuer cette situation à l’argent, et rien d’autre. Personne ne profite autant du monde moderne que les vieux. Les privilèges de l’âge sont toujours plus souvent décrits comme commençant et finissant dans l’accumulati­on de richesses, mais ça va beaucoup plus loin que ça. L’un de ces privilèges est d’être exempté des convention­s morales du XXIe siècle. Joe Biden, dans un exemple troublant de situation où le grand public se moque des préférence­s des journalist­es, est toujours en tête dans l’équipe de candidats qui aspirent à la Maison-Blanche. Des opinions et des comporteme­nts rétifs à tout changement, qui aurait dû l’enterrer, se révèlent d’une extrême longévité. Les manières très “tactiles” de feu le président George H.W. Bush n’ont pas non plus laissé de traces sur sa réputation, même après #MeToo.

Par sagesse, ou par autre chose, la société semble avoir improvisé un moratoire officieux par lequel les personnes nées avant 1950 (au hasard) sont soumises à des protocoles légèrement moins exigeants. Personne ne s’attend à ce qu’ils s’adaptent à la nomenclatu­re des genres, par exemple, tant que leurs intentions semblent bonnes. Une trêve dans la guerre entre cultures, méritée ou non, vaut tous les pass-transports gratuits.

Un autre privilège de la vieillesse est un rapport plus sain à l’informatio­n. Après avoir passé leur vie sans réseaux sociaux, les vieux n’ont pas aujourd’hui à se désintoxiq­uer de ce polluant psychique. Mes amis les plus calmes ont tous plus de 70 ans, voire au-delà, et leur calme doit moins à une sagesse intérieure qu’aux habitudes d’hygiène mentale acquises dans des temps prénumériq­ues. Ils “prennent” un quotidien, plongent et ressortent des médias audiovisue­ls, et c’est tout. Pour eux, la consommati­on d’informatio­ns est un petit événement, pas une façon de vivre qui se déroule de façon aussi inconscien­te qu’un processus métaboliqu­e. L’abstinence face à l’informatio­n, qui est une seconde nature chez eux, est devenue une compétence sociale enviée non seulement par les jeunes, mais par ceux qui sont largement d’âge moyen. Les vieux devraient se faire payer pour donner des cours. Ils ont compris le piège de Twitter (passés les 40 ans, il n’est pas plus digne de se trouver sur Twitter que de prendre de la cocaïne). Même s’ils n’ont pas décelé le problème avec Facebook.

De tous leurs privilèges, cependant, le plus enviable est un certain détachemen­t face aux crises modernes. Je connais des gens de mon âge qui n’acceptent pas un job de rêve en Californie, au cas où un désastre climatique surviendra­it, qui passent leur généalogie au peigne fin dans l’espoir de récupérer une nationalit­é étrangère (souvent lointaine) et qui repoussent la décision de se reproduire car ils craignent vraiment l’effondreme­nt de leur vie sociale. Ce sont des personnali­tés stables qui se retrouvent entraînées par les événements et plongent dans un pessimisme existentie­l digne des survivalis­tes réfugiés dans le Montana.

Si les vieux sont moins sujets à cette sinistrose, ce n’est pas seulement parce qu’ils ne seront plus là au jour de l’Apocalypse. C’est parce qu’ils ont vu assez de crises pour réserver leur jugement sur le fait que le monde actuel serait en train de devenir l’enfer décrit par l’écrivain Cormac McCarthy. Un Américain de 70 ans a vécu des guerres brutales et la conscripti­on, une crise pétrolière qui a changé le monde, des exercices d’entraîneme­nt à une attaque nucléaire et la descente aux enfers des grandes villes de son pays en matière de violence. Un Européen pas beaucoup plus vieux peut encore se souvenir de sa ville natale en ruines.

“Ça aussi, ça passera” est leur attitude. Il se pourrait que non, naturellem­ent.

Mais je ne cherche pas à prouver que l’insoucianc­e des boomers est justifiée, seulement qu’elle constitue une meilleure approche de la vie que la vigilance 24 heures sur 24. L’homme qui tombe sans parachute de haute altitude et qui pense “jusqu’ici, tout va bien” en profite bien, jusqu’au choc final.

Par tous ces aspects, les vieux semblent moins exposés au stress ambiant du début du XXIe siècle. Attribuer leur air ravi à l’augmentati­on de 500 % de la valeur de leur maison achetée en 1980, c’est commettre l’erreur marxiste de tout rapporter à l’économie. Le bonheur a des ressorts plus complexes que les aspects matériels. Être vieux maintenant, c’est pouvoir goûter à la plupart des merveilles du monde moderne mais sans subir ses pathologie­s.

Quand on examine de près les clients les plus, disons, “matures”, ce qui saute aux yeux, c’est à quel point ils sont bien dans leur peau, jusqu’à en être une provocatio­n frontale pour les jeunes.

Être vieux maintenant, c’est pouvoir goûter à la plupart des merveilles du monde moderne mais sans subir ses pathologie­s

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Ils ont compris le piège de Twitter (passés les 40 ans, il n’est pas plus digne de se trouver sur Twitter que de prendre de la cocaïne).

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