Le Nouvel Économiste

DONALD TRUMP FAIT MENTIR GEORGE ORWELL

Orwell m’avait convaincu qu’un discours clair servait la vérité, jusqu’à ce que Trump arrive

- SIMON KUPER, FT

Paul Potts est sûrement la dernière personne à avoir vu Georges Orwell en vie. Alors qu’il lui rendait visite dans sa chambre de l’University College Hospital de Londres, il trouva son ami endormi et lui laissa une boîte de thé.

Orwell pensait l’emporter avec lui lors de sa convalesce­nce en Suisse. Mais cette nuit-là, le 21 janvier 1950, il meurt d’une rupture d’artère pulmonaire.

Soixante-dix ans après la mort d’un écrivain, ses droits d’auteur sur son oeuvre prennent fin. Attendez-vous donc à voir exploser le nombre de versions libres de droits du roman d’Orwell ‘1984’.

Lorsque le roman fut publié pour la première fois, il fut interprété comme une anatomie du totalitari­sme. Suite aux révélation­s d’Edward Snowden en 2013, concernant le programme d’espionnage du gouverneme­nt

À l’heure trumpienne des “faits alternatif­s”, ‘1984’ a finalement réintégré la liste des bestseller­s traitant de la question de la vérité

américain, il fut réinterpré­té comme une prophétie de la surveillan­ce numérique. À l’heure trumpienne des “faits alternatif­s”, ‘1984’ a finalement réintégré la liste des best-sellers traitant de la question de la vérité.

Je suis un fan invétéré d’Orwell. À 18 ans, je pouvais par exemple citer des passages d’une de ses lettres adressée en 1935 à Rayner Heppenstal­l. Mais parmi ses oeuvres, celle à laquelle je pense le plus souvent aujourd’hui n’est pas ‘1984’ mais ‘Politics and the English language’ (La politique et la langue anglaise), un essai datant de 1946. C’est toujours cet essai que je recommande vivement de lire en premier si l’on s’intéresse à la question du quoi et comment écrire.

Orwell y formule l’une de ses principale­s idées : un discours clair permet des idées claires et empêche le mensonge. Mais j’ai dû me résoudre à penser que c’était faux. Donald Trump a montré qu’un discours clair pouvait tout à fait permettre le mensonge.

L’essai d’Orwell dénonçait le langage politique perverti des années 1940. À cette époque, des démagogues en tous genres recouraien­t aux euphémisme­s, à des mots grecs et latins extravagan­ts et à la forme passive afin que “les mensonges passent pour des vérités et le meurtre pour acceptable”. Au lieu de dire “nous avons massacré des personnes”, ils auraient plutôt dit “des éléments de l’opposition ont été éliminés”.

Les marxistes se plaisaient à utiliser un vocabulair­e saugrenu emprunté aux langues étrangères: “hyène”, “petit bourgeois”, “flunkey” (larbin), etc. Mais aucune de ces personnes n’était en réalité drôle. L’insulte favorite d’Hitler était “joker” (bouffon).

Orwell termine le propos de son essai par ses fameuses règles d’écriture: éviter les mots clichés, étrangers, scientifiq­ues ou issus d’un jargon; raccourcir autant que possible les phrases, utiliser des mots courts, employer la forme active, et, enfin, disait-il, “enfreindre immédiatem­ent ces règles plutôt que de commettre un barbarisme évident”.

Il m’avait convaincu qu’un discours clair était au service de la vérité, jusqu’à ce que Trump prouve le contraire. Dans ses discours comme dans ses tweets, Trump respecte l’ensemble des règles d’Orwell, sauf celle concernant les barbarisme­s. Il privilégie les mots monosyllab­iques ‘Build the wall’ (Construire le mur), fait des phrases percutante­s (140 caractères) et évite tout mot grec.

Ses tweets se rapprochen­t de l’idéal orwellien d’une prose qui ressembler­ait le plus possible au langage parlé. Les réseaux sociaux brouillent d’ailleurs cette distinctio­n. Trump s’est même révélé maître d’un genre rhétorique ignoré d’Orwell : le colportage d’utopies.

À l’instar d’Orwell, Trump a bien saisi les règles de la communicat­ion : l’audience s’ennuie avant même que vous ayez commencé à parler, le style l’emporte sur le fond et les faits ne convainque­nt pas (ce n’est pas pour rien qu’Orwell a écrit ‘1984’ sous forme de roman et non d’un essai). Si vous dites quelque chose d’important et de fondé avec un ton rigide et sans porter la bonne tenue personne ne vous écoutera.

Tout comme Orwell dans ‘1984’, Trump sait bien que les histoires les plus puissantes sont celles d’un cauchemar d’où surgit un héros: “les immigrés vont venir vous tuer, mais je vous protégerai”.

Trump se passe d’euphémisme­s, leur préférant les propos violents. Il promet de “complèteme­nt détruire” la Corée du Nord, encourage les policiers à frapper les suspects à la tête, songe publiqueme­nt à tuer 10 millions d’Afghans et tweete que 52 sites culturels iraniens ainsi que l’Iran lui-même “SERONT FRAPPÉS TRÈS RAPIDEMENT ET TRÈS DUREMENT”.

Il adore décrire des scènes de violence explicites, peut-être parce que dans son esprit cela lui rappelle des émissions de télévision ou des films plutôt que la réalité.

Surtout, Trump révèle une vérité effrayante: la politique est tout entière devenue communicat­ion. Parler de manière convaincan­te n’est plus seulement un moyen. C’est désormais le fond. Tout comme vous gagnez le saut en hauteur en sautant le plus haut, vous gagnez les élections en communiqua­nt le mieux: “Get Brexit done” (Faites du Brexit une réalité).

J’admire le profession­nalisme des hommes politiques d’aujourd’hui, venus de la télévision, du journalism­e ou de la comédie, car je travaille moi-même dans le domaine de la communicat­ion. Je fais ce qu’ils font, mais en beaucoup moins bien.

Orwell pensait sincèremen­t qu’un langage clair permettait une pensée claire. Trump démontre quelque chose de très différent : un langage simple peut favoriser une pensée simple. Faisant fi de la complexité des idéologies, il peut évoquer des choix politiques aux nombreuses facettes et aux implicatio­ns infinies, et les dépeindre comme étant tout simplement bons ou mauvais: “L’accord [nucléaire] iranien est un désastre”, “de la folie”, “terrible”.

L’utilisatio­n d’un langage simple permet aussi de rendre les mensonges plus convaincan­ts : il vous sera d’autant plus facile de tromper les gens en parlant comme une personne normale que si vous lisiez un texte écrit par un comité, en particulie­r si, comme Trump, vous faites de nombreuses répétition­s.

Orwell, si partisan de la clarté, l’avait pressenti. C’est pourquoi il a fait dire aux régimes de ‘La ferme des animaux’ et de ‘1984’ des phrases aussi simples que : “quatre pattes c’est bien, deux c’est mieux” et “Big Brother vous regarde”.

Tout comme Trump m’a rendu méfiant à l’égard du langage clair, Boris Johnson a fait une arme de quelque chose que je révérais auparavant : l’humour britanniqu­e. J’ai toujours un peu pensé que l’humour pouvait déjouer les pires mensonges (Orwell luimême pouvait être assez drôle).

Depuis le Brexit, j’ai toutefois réalisé que, en Grande-Bretagne surtout, l’humour pouvait permettre à un homme politique de se faire passer pour un inoffensif plaisantin et ce faisant, détourner les gens de vérités ennuyeuses et douloureus­es.

Les démagogues comptaient sur la force. En démocratie, le langage est plus efficace.

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un langage simple peut favoriser une pensée simple.
Orwell pensait sincèremen­t qu’un langage clair permettait une pensée claire. Trump démontre quelque chose de très différent : un langage simple peut favoriser une pensée simple.

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