Le Nouvel Économiste

Le “consensus de Dakar”

L’Afrique plus que jamais décidée à se libérer du “consensus de Washington” et de celui de Pékin pour voler de ses propres ailes

- PHILIPPE PLASSART

Dakar, lundi 2 décembre 2019. Ce jour-là, dans la chaleur tropicale de la capitale sénégalais­e, au coeur du centre internatio­nal de conférence­s, les 800 participan­ts au colloque “Développem­ent durable et dette soutenable, trouver le juste équilibre” comprennen­t vite la portée inhabituel­le des propos qu’ils entendent, qui dépasse très largement les discours généraleme­nt convenus dans ce genre de circonstan­ces. Sur l’estrade, invités par Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle français des économiste­s...

Dakar, lundi 2 décembre 2019. Ce jour-là, dans la chaleur tropicale de la capitale sénégalais­e, au coeur du centre internatio­nal de conférence­s, les 800 participan­ts au colloque “Développem­ent durable et dette soutenable, trouver le juste équilibre” comprennen­t vite la portée inhabituel­le des propos qu’ils entendent et qui dépassent très largement les discours généraleme­nt convenus dans ce genre de circonstan­ces. Sur l’estrade, invités par Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle français des économiste­s, à introduire la réunion, les six chefs d’États ouestafric­ains présents – Niger, Bénin, Togo, Burkina Faso, Côte d’Ivoire et Sénégal – disent d’emblée leurs griefs à Kristalina Georgieva, la nouvelle directrice générale directrice du FMI. “Le FMI impose que notre déficit budgétaire ne dépasse pas 3 % de notre PIB alors que nous avons tout à construire. Nous pourrions dépasser ce seuil tout en conservant une dette soutenable, mais le Fonds refuse d’examiner la qualité de notre dette. Évoluez donc dans vos analyses!”, lance le président béninois Patrice Talon sous le regard approbateu­r de ses collègues. Et comme pour mieux sceller leur alliance, le président sénégalais Macky Sall propose, au terme de ce colloque, d’inventorie­r les points de convergenc­e permettant de trouver “ce juste équilibre entre les nécessités du développem­ent et la soutenabil­ité de la dette”. C’est ainsi qu’est né le “consensus de Dakar” qui marque, au-delà de la stricte problémati­que du financemen­t de la croissance, la volonté des Africains de prendre pleinement en mains leur destin en refusant de se laisser dicter leur conduite par l’imposition de solutions venues d’ailleurs. La revendicat­ion d’une “seconde indépendan­ce” en quelque sorte, après la première décolonisa­tion des années 60 !

Il est vrai que l’Afrique, une fois libérée de la tutelle politique occidental­e, a dû se plier économique­ment à son corps défendant à la rigueur des “programmes d’ajustement­s structurel­s” inspirée du très orthodoxe “consensus de Washington” d’inspiratio­n néolibéral­e au cours des années 1980-2000. Pour se jeter ensuite, il y a une douzaine d’années, dans les bras d’un autre géant, la Chine, qui sous le couvert cette fois du “consensus de Pékin”, leur garantissa­it une aide sonnante et trébuchant­e sans ingérence politique. Mais une “coopératio­n” qui, à l’expérience, se révèle par trop “asymétriqu­e” et en tout cas trop loin du “gagnant/gagnant” promis pour être totalement satisfaisa­nte. D’où l’aspiration aujourd’hui de plus en plus partagée par les Africains de prendre par eux-mêmes le contrôle des manettes, dont l’annonce à la fin de l’année dernière de la fin du franc CFA après presque quatre-vingt d’existence, et son remplaceme­nt par l’eco, constitue le plus éclatant récent symbole politique. Lancée dans la reconquête de sa souveraine­té, dont le volet monétaire n’est qu’une dimension parmi d’autres, l’Afrique espère pouvoir ainsi tracer sa propre voie pour décoller économique­ment et élever enfin le niveau de sa population. Comme l’ont fait avant elle les pays occidentau­x après la Seconde guerre mondiale, et les pays asiatiques émergents plus récemment, dans un contexte rendu toutefois aujourd’hui plus difficile du fait d’une mondialisa­tion qui semble marquer le pas.

La croissance mais pas le développem­ent

C’est la vérité froide et implacable des chiffres : avec un taux d’accroissem­ent du PIB de 3,5 % en volume et une augmentati­on de 2,6 % de la population, la croissance par tête n’est en Afrique que d’à peine plus de 1 % l’an, contre 2,5 % en moyenne dans les autres zones émergentes de la planète “La croissance économique n’arrête pas de courir après la croissance démographi­que”, se désole Jean-Joseph Boillot, économiste à l’Iris et coauteur de ‘L’Afrique pour les nuls’ (Edition First). Certes, la croissance a résisté au double choc de la crise financière de 2008 et de la rechute des prix de matières premières à compter de 2015, mais elle reste globalemen­t insuffisan­te pour améliorer significat­ivement la situation matérielle des Africains. Au rythme actuel de progressio­n de 1 % du revenu par tête, leur niveau de vie mettra soixante-dix ans pour doubler et plusieurs centaines d’années pour rattraper celui des Asiatiques (celui-ci est dix fois supérieur à celui des Africains, soit un écart à combler de 1 000 %). Des perspectiv­es forcément découragea­ntes. “Force est de constater que les bases du développem­ent ne sont toujours pas en place. Certains paramètres sont certes désormais installés, comme par exemple les réseaux de télécommun­ications. Pour autant, les ‘étoiles’ du développem­ent sont loin d’être toutes alignées. Résultat : le continent est parti sur une transition longue plutôt que sur une transition rapide, à l’asiatique”, analyse Thomas Mélonio directeur de la recherche à l’Agence française de développem­ent, coordinate­ur de ‘L’économie africaine en 2020’ (Éditions La Découverte-Collection repères).

C’est peu de dire que la mécanique du développem­ent peine à se mettre en place. Le starter du fameux “dividende démographi­que” – l’arrivée massive de la population en âge de travailler est censée donner théoriquem­ent un coup de booster à l’activité – connaît de sérieux ratés du fait de la persistanc­e du sous-emploi chronique de la jeunesse. La scolarisat­ion progresse mais les niveaux d’apprentiss­age restent insuffisan­ts. Quant aux retombées économique­s de la si désirable classe moyenne africaine urbaine, elles semblent relever de plus en plus du mirage. Les pays africains restent parmi les plus inégalitai­res de la planète avec des phénomènes de ségrégatio­n spatiale de plus en plus nets. Ainsi voit-on les classes aisées, qui tirent leurs revenus des rentes de la finance, de l’immobilier ou de l’exportatio­n de ressources naturelles, s’abriter de plus en plus dans des villes nouvelles et des “gated communitie­s” de dernière génération, laissant, hormis quelques petits boulots de domesticit­é, la très grande majorité des autres travailleu­rs de côté dans des bidonville­s.

“Même s’il y a indéniable­ment beaucoup d’effervesce­nce, d’énergie et de vitalité, et même certains progrès notamment dans l’éducation, l’Afrique n’a toujours pas franchemen­t décollé. D’où sur fond d’impatience, en particulie­r de la jeunesse, une multiplica­tion des crises sociales, civiles ou militaires qui n’épargnent quasiment aucun pays”, observe Jean-Joseph Boillot. Que la promesse du début du millénaire d’un développem­ent africain rapide et harmonieux dans une mondialisa­tion heureuse semble aujourd’hui bien lointaine !

La double expérience de Washington et de Pékin

Un tel bilan d’étape incite naturellem­ent à s’interroger sur les ratés. Kako Nubukpo, économiste, auteur de ‘L’Urgence africaine’ (éditions Odile Jacob) met directemen­t en cause le “consensus de Washington”, ensemble de préceptes forgés dans les années 1990 et administré par la suite aux pays africains par le FMI et la Banque mondiale. “En prétendant lutter contre la mauvaise gouvernanc­e, le FMI a fait croire qu’une politique rigoureuse était forcément restrictiv­e. Tous les ministères sectoriels – agricultur­e, industrie, transports, santé, éducation etc. – sont devenus exsangues, le ministère des Finances se retrouvant seul à avoir le vent en poupe. Résultat: tout le processus de transforma­tion structurel­le des économies africaines a été bloqué” déplore le doyen de la faculté des sciences économique­s et de gestion de l’université de Lomé (Togo). Un jugement que partage l’économiste Pierre Jacquet, animateur du Global Developmen­t Network. “En mettant la contrainte en premier et en érigeant la stabilité macro-économique comme priorité, le consensus de Washington était en réalité fondé sur des analyses pseudovert­ueuses. Le développem­ent est fondamenta­lement une gestion des instabilit­és. Après tout, on va de l’avant en se mettant en déséquilib­re et en gérant ce déséquilib­re !”

Confrontés à cette discipline imposée de l’extérieur, les pays africains se sont tournés vers un nouveau bailleur de fonds beaucoup moins regardant sur les critères d’octroi de ses prêts : la Chine. Trop heureux de se constituer ainsi une “clientèle politique”, de trouver des débouchés à sa production et d’assurer ses approvisio­nnements en matières premières, dont les très recherchée­s terres rares, Pékin s’est donc rué sur l’Afrique avec ses renminbis. “Les institutio­ns financière­s chinoises sont les seules à ouvrir rapidement des lignes de crédit de plusieurs centaines de millions de dollars” explique Thierry Pairault professeur au CNRS, spécialist­e des relations entre l’Afrique et la Chine. Avec le recul, le bilan de la Chinafriqu­e mené sous l’égide du “consensus de Pékin” est cependant mitigé. “Les critiques s’expriment rarement ouvertemen­t car le partenaire chinois est puissant…”, souffle un expert.

Les Africains ont appris que les Chinois ne font aucun cadeau, n’hésitant pas à inclure dans les contrats des clauses plus ou moins secrètes (notamment la saisie d’actifs en cas de non-remboursem­ent de prêts). De même, ils ont pris conscience qu’ils ne devaient pas attendre beaucoup des retombées locales de la “coopératio­n” chinoise. Adeptes de la livraison clés en main, les Chinois ont par exemple quasiment intégralem­ent construit la liaison ferroviair­e Nairobi-Monbassa avec des matériaux et de la main-d’oeuvre provenant de Chine. “La réalité est que pour la Chine, l’Afrique est avant tout un marché et pas du tout un lieu de production. Il n’y a pratiqueme­nt pas d’investisse­ments productifs chinois en Afrique”, souligne Jean-Joseph Boillot. Quant aux nombreux chantiers ouverts sous pavillon chinois dans l’immobilier ou les infrastruc­tures – stades, autoroutes à six voies, palais présidenti­els ou d’assemblée etc. – s’ils donnent l’illusion du développem­ent, ils relèvent plus de la catégorie des “vanity project” que de travaux véritablem­ent structuran­ts.

Pistes proprement africaines

Quel doit être alors le “bon consensus” pour l’Afrique? “Le premier enjeu est de créer des activités génératric­es de revenus permettant de jeter les bases d’une croissance qui soit véritablem­ent ‘endogène’ ”, argumente Kako Nubupko. D’où l’impératif par exemple de remonter dans la chaîne de valeur de la transforma­tion des produits, et donc d’investir. Ce qui repose la question cruciale des moyens de financemen­t, au moment où un certain nombre de pays africains (19 sur 54) sont en train de retomber dans la zone critique de surendette­ment selon les critères classiques de soutenabil­ité du FMI. “Ce qui compte ce n’est pas tant le niveau de la dette que ce à quoi elle sert, autrement dit ses contrepart­ies”, fait cependant valoir Pierre Jacquet. Une façon d’insister sur la nécessité de reconnaîtr­e les spécificit­és africaines, en particulie­r dans l’évaluation des risques, l’une des revendicat­ions majeures formulées à l’occasion des Rencontres de Dakar. “La notation des projets s’indexe sur le risque pays, c’est une source de blocage idiote du recyclage de l’épargne mondiale abondante en direction de l’Afrique, qui peut pourtant offrir une rentabilit­é importante au capital” explique l’économiste André Catarpanis. Quoi qu’il en soit, tout le monde admet que l’État doit jouer dans le processus de croissance un rôle stratégiqu­e décisif. “La période de la reconstruc­tion après la Seconde guerre mondiale en Europe ou le décollage des pays asiatiques durant les années 80 montrent que les trajectoir­es de développem­ent sont multiples. Il n’y a pas de modèle unique”, rappelle Pierre Jacquet. Une vérité qui laisse toutes ses chances à l’Afrique pour inventer sa route. “L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. (…). Sa seule urgence est d’être à la hauteur de ses potentiali­tés.” Cette nouvelle indépendan­ce d’esprit dont font preuve les Africains et dont témoigne ici l’écrivain et universita­ire Felwine Sarr dans ‘Afrotopia’ (éditions Philippe Rey) est une raison forte d’espérer…

“L’Afrique ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. (…). Sa seule urgence est d’être à la hauteur de ses potentiali­tés.”

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L’annonce à la fin de l’année dernière de la fin du franc CFA après presque quatre-vingt d’existence, et son remplaceme­nt par l’eco, constitue le plus éclatant récent symbole politique.

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