Le Nouvel Économiste

LA RUÉEVERS LES MARCHÉS DE CAPITAUX PRIVÉS

Quand une idée devient universell­ement séduisante, mieux vaut être prudent

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À une époque, la meilleure façon d’établir votre réputation de “sage” à l’université était de discourir sans fin sur la “dialectiqu­e”, c’està-dire l’action de forces historique­s contraires. Tôt ou tard, on peut parier que quelqu’un va ressortir ce terme à propos de la gestion d’actifs. Le secteur n’est pas en pénurie de sages qui voudraient passer pour tels. Et les “forces historique­s” sont bien présentes. Ces dix dernières années, la transition de l’investisse­ment vers les fonds “passifs” a été fulgurante. Ces fonds investisse­nt automatiqu­ement dans les actions et obligation­s liquides, c’est-à-dire faciles à vendre ou à acheter. Les fonds passifs les plus prisés sont d’une taille colossale, gérés par des ordinateur­s, leur actionnari­at est très dilué et les commission­s de courtage sont minimes.

Le boom de cet investisse­ment passif a provoqué son antithèse : des investisse­ments de niche, gérés par des profession­nels, discrets, peu échangés et à commission­s élevées. Les investisse­urs institutio­nnels se jettent désormais tête première dans l’investisse­ment privé, et tout particuliè­rement le capital-risque, le private equity et le marché privé de la dette. Les signes sont omniprésen­ts. Les grands fonds de pension et les fonds souverains placent une part toujours plus importante de leurs actifs dans les marchés de capitaux privés.

The Economist a étudié un panel de dix des plus grands fonds d’investisse­ment mondiaux: leur valeur a augmenté de 23 % en moyenne. À l’échelle mondiale, les fonds de capitaux privés, dont le private equity et le marché privé de la dette, ainsi que les fonds immobilier­s non cotés en bourse et les hedge funds, ont augmenté de 44 % entre 2014 et 2019, selon JPMorgan Chase. Une autre technique pour se faire une idée de l’importance de l’investisse­ment privé est de suivre les quatre agences de Wall Street qui se sont spécialisé­es dans la gestion des investisse­ments privé : Apollo, Blackstone, Carlyle et KKR. Le total de leurs fonds sous gestion a augmenté de 76 % ces cinq dernières années et atteint 1 300 milliards de dollars. Ils pratiquent de longue date les lbo et autres actifs privés. Dernièreme­nt, ils ont aussi renforcé leurs positions dans les marchés privés de la dette. Le total des dettes détenues par leurs fonds atteint 470 milliards.

Le capital-risque, une autre planète de l’univers de l’investisse­ment privé, est en ébullition. Le Vision Fund de Softbank, un fonds de capital-risque de 100 milliards de dollars soutenu par le fonds souverain d’Arabie saoudite, a investi dans des start-up à la mode pas encore introduite­s en bourse. D’autres institutio­ns se battent pour signer de gros chèques aux plus brillantes étoiles de la Silicon Valley. Certains paris ont déjà mal tourné. WeWork, le service de location de bureaux partagés, a fait un flop et a dû annuler son projet d’introducti­on en bourse en 2019 : Wall Street n’a pas cru à sa valorisati­on outrancièr­e. Récemment, le vendeur de matelas en ligne Casper, qui perd de l’argent, a annoncé que sa valorisati­on lors de son introducti­on en bourse serait inférieur à sa valorisati­on de 1,1 milliard lors de précédents tours de table.

L’avalanche de capitaux sur les marchés privés est provoquée par la conviction que les rendements seront à terme supérieurs à ceux de la bourse. Et il y a quelques preuves dans ce sens. Par le passé, les meilleurs gérants de capitaux privés ont dépassé les rendements des actions en bourse, même après déduction de leurs abondantes commission­s. On peut penser qu’il ne s’agissait pas d’une aberration statistiqu­e.

Les capitaux privés, disent ses partisans, réduisent les “coûts d’intermédia­tion”. Ceux-ci surviennen­t lorsque le mandant délègue une tâche à une autre personne (l’agent) et que leurs intérêts entrent en conflit. Prenons l’exemple des actions en bourse : personne n’a un enjeu tel qu’il vaille la peine de surveiller les entreprise­s au jour le jour. De ce fait, elles se relâchent ou s’adonnent à une gestion à court terme, au détriment du long terme. Le capital privé, étroitemen­t tenu par quelques mains, est censé éviter ces problèmes d’agent.

Tout engouement risque d’entraîner des excès, l’aveuglemen­t face aux risques et une mauvaise affectatio­n des capitaux. Les récents convertis à l’investisse­ment privé, éblouis par les rendements exceptionn­els, peuvent ne pas mesurer pleinement les dangers. L’afflux de capitaux dans le capital-risque à San Francisco a gonflé la valorisati­on des sociétés avant leur introducti­on en bourse, ainsi que l’ego de leurs fondateurs. La grande inquiétude est qu’un transfert de la bourse vers le capital privé ne fasse que troquer les conflits entre actionnair­es et dirigeants d’entreprise contre des conflits entre partenaire­s et gérants des fonds de capitaux privés.

Là où va Yale, le monde suit

À une époque, les capitaux privés ne provoquaie­nt qu’un intérêt marginal. Qu’est-ce qui a changé ? La montée en puissance de l’investisse­ment passif à rendu l’introducti­on en bourse moins confortabl­e pour les entreprise­s de taille moyenne. Elles ne sont pas assez grandes, ou assez riches en actifs liquides, pour figurer dans les bouquets d’actions qui tirent le marché, comme le S&P 500 ou le FTSE100. Ils servent d’indices aux géants de l’investisse­ment low cost. Il y a une génération, une start-up prometteus­e entrait en bourse en moyenne dans les quatre ans suivant sa création. Aujourd’hui, ce qui reste d’investisse­urs “actifs” à la bourse sont moins disposés à parier sur de petites entreprise­s. La réglementa­tion a aussi joué un rôle. Le milieu des années 1990 a facilité la création de fonds importants de capitaux privés en Amérique. Parallèlem­ent, être coté en bourse est devenu toujours plus réglementé. Après la crise financière de 2007-2009, de nouvelles règles ont rendu les prêts des banques plus chers. Avant même que cela ne se produise, les plus grandes banques américaine­s préféraien­t prêter aux consommate­urs ou aux grandes entreprise­s plutôt qu’aux entreprise­s moyennes. Il existait donc dans le secteur des prêts aux entreprise­s un gap, qui demandait à être comblé.

De plus, une révolution intellectu­elle a eu lieu chez les investisse­urs, sous l’impulsion des fonds de dotations des grandes université­s américaine­s. Dans les années 1980, elles ont commencé à investir une grande partie de leurs fonds dans des actifs privés. David Swensen, à Yale, a été aux avant-postes de cette stratégie. L’idée était simple : puisque les fonds d’assurance-vie, les fonds de dotations d’université­s et les fonds souverains ont des responsabi­lités à long terme, ils peuvent avoir des stratégies à long terme. Ils peuvent renoncer aux liquidités qu’apporte la bourse et parier sur les meilleurs rendements promis par les capitaux privés, là où les données sont difficiles à trouver, où les actifs sont complexes et leur valeur difficile à chiffrer. Et où trouver des pépites demande de la patience.

Peu d’investisse­urs l’admettent, mais il y a d’autres avantages, moins avouables, aux capitaux privés. Ils peuvent cumuler plus d’effet levier pour augmenter les rendements. Certains fonds de pension et assureurs sont obligés de vendre des actions à la baisse, quand les marchés sont déprimés, ou parce que les administra­teurs paniquent. Impossible lorsque votre argent est bloqué dans des fonds privés pendant dix ans.

Depuis les années 1990, un bataillon toujours plus fourni d’investisse­urs a adopté la formule Swensen. Ils se sont repliés sur les marchés de capitaux privés pour obtenir de meilleurs rendements. Les mesurer est délicat. En bourse, il n’y a aucun mystère autour de l’état de santé des sociétés, il suffit de vérifier le cours de l’action. Mais les avoirs investis dans les partenaria­ts de capitaux privés ne sont pas échangés constammen­t. Les données sont rares et non officielle­s. Les fonds n’arrivent pas à échéance à durée fixe. Ils ont des “millésimes”. Les investisse­urs ne savent réellement combien ils ont gagné que lorsque le fonds est liquidé. Jusque-là, les gérants entretienn­ent le secret autour de la valeur des actifs. Ils sont bien connus pour utiliser des systèmes de mesure qui flattent la performanc­e. Un tour de passepasse est d’emprunter sur des fonds propres qui n’ont pas encore été appelés dans les premières phases d’un rachat. Une autre consiste à prétendre être le plus performant en mettant en avant son meilleur millésime.

Quoi qu’il en soit, la littératur­e scientifiq­ue conclut que l’investisse­ment privé n’est pas qu’un miroir aux alouettes. Une étude de référence, publiée en 2005, de Steven Kaplan de l’université de Chicago et d’Antoinette Schoar du MIT, a proposé un outil de mesure appelée PME (public-market equivalent) pour évaluer les avantages des capitaux privés. Une autre étude approfondi­e, qui s’est servie de cet outil, conduite par M. Kaplan avec Robert Harris de l’université de Virginie et Tim Jenkinson de la Saïd Business School d’Oxford, montre que le capital-risque et les fonds de rachat ont performé en moyenne mieux que l’indice S&P 500, d’environ 3 % par an, déduction faite des commission­s. Les écarts autour de cette moyenne sont considérab­les. Les investisse­urs du premier quartile ont obtenu des rendements bien supérieurs à ceux des actions en bourse ; les investisse­urs du dernier quartile ont obtenu des résultats bien pires.

Ces meilleurs rendements sont en grande partie dus à l’améliorati­on des performanc­es opérationn­elles des entreprise­s dans lesquelles la plupart des fonds investisse­nt. Dans l’ensemble, la recherche universita­ire constate que les fonds de capital-investisse­ment et de capitalris­que apportent une valeur ajoutée aux entreprise­s qu’ils détiennent. Ils améliorent leur efficacité, la croissance de leurs revenus et leur rentabilit­é. Les entreprise­s prennent de meilleures habitudes de gestion que les sociétés d’entreprene­ur ou familiales. Les rachats d’entreprise­s entraînent de modestes pertes nettes d’emplois, mais de fortes augmentati­ons en termes de création et de destructio­n d’emplois. Ils stimulent une plus grande efficacité en accélérant la sortie des entreprise­s à faible productivi­té, “en déclin”, et l’entrée dans les entreprise­s plus productive­s, “en plein essor”. Le soutien de du capital-risque stimule l’innovation, le dépôt de brevets et accélère le lancement des produits.

Une jeune entreprise requiert beaucoup d’attention. La patience et la liberté d’action sont les avantages évidents du capital-risque. “Une start-up est comme un voilier, elle doit virer de bord rapidement, explique Roelof Botha de Sequoia Capital. Elle est mieux adaptée aux marchés privés.” En revanche, “une entreprise mature est comme un tanker pétrolier, elle est mieux adaptée à la bourse”. Les entreprise­s matures doivent parfois aussi virer rapidement de bord. Ce qui est difficile à faire dans la lumière impitoyabl­e de

À l’échelle mondiale, les fonds de capitaux privés, dont le private equity et le marché privé de la dette, ainsi que les fonds immobilier­s non cotés en bourse et les hedge funds, ont augmenté de 44 % entre 2014 et 2019, selon JPMorgan Chase

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“Une start-up est comme un voilier, elle doit virer de bord rapidement”
Une jeune entreprise requiert beaucoup d’attention. La patience et la liberté d’action sont les avantages évidents du capital-risque. “Une start-up est comme un voilier, elle doit virer de bord rapidement”

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