Le Nouvel Économiste

LA COUR DES COMPTES AU BANC D’ESSAI

En attendant sa révolution copernicie­nne ?

- JEAN-MICHEL LAMY

Au Moyen-Âge, la Chambre des comptes de Paris participai­t déjà au “bon gouverneme­nt” du royaume. Un millénaire plus tard, Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, vient une décennie durant de tenir ce rang. Nommé par Nicolas Sarkozy président de la République, cet ancien député PS a su défendre devant une nation dispendieu­se la nécessité du sérieux budgétaire et de l’efficacité de la dépense publique. Voilà le socle à travers les âges du “business” de la Cour.

Contexte concurrent­iel

Aujourd’hui, ce socle s’inscrit dans un environnem­ent économique concurrent­iel avec la multiplica­tion des cabinets d’audit et de conseil, mais aussi dans un cadre de défiance politique inégalé à l’égard des institutio­ns. Pour faire face, il faudrait au futur porteparol­e que sera le nouveau premier président le confort d’une révolution dans le fonctionne­ment de la Cour. Il ne l’aura pas.

Il sera toujours “le” primus inter pares au sein des magistrats de la Cour qui tous ont prêté le même serment : “je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder le secret des délibérati­ons et de me comporter en tout comme un digne et loyal magistrat”. À la clef il y a l’indépendan­ce, mais pas la possibilit­é de sanctionne­r l’exécutif pour non-conformité à ses engagement­s.

La Cour ne se laisse pas facilement enserrer dans les codes modernes du management. À ce propos, il est amusant de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, faute d’espace suffisant dans les locaux impartis, l’institutio­n a connu le télétravai­l puisque les magistrats étaient autorisés à étudier les dossiers “hors les murs” – en l’occurrence à leur domicile. Actuelleme­nt, et depuis 1912, la Cour est sise au palais Cambon à Paris.

Rien n’a changé, de longs couloirs impersonne­ls et silencieux invitent toujours à la retenue. Un coup d’éclat paraîtrait tellement incongru ! Pour les séances solennelle­s, le port de l’hermine renforce encore l’impression d’être dans un cloître (à l’origine le palais Cambon était un couvent). Derrière l’apparat se dresse une entreprise. Qui comme toute entreprise a un marché, des produits – ou des services –, un personnel, un actionnair­e.

Un domaine immense

Le marché.

Il est captif. Le contrôle des comptes et de la gestion est un domaine immense puisqu’il couvre toutes les administra­tions, ainsi que tous les organismes ou entreprise­s liées de près ou de loin à la sphère publique. Il suffit de percevoir une subvention publique, même minime, pour relever du champ de compétence de la Cour et devoir s’expliquer sur le bon usage de l’argent public.

Au niveau local officient les chambres régionales des comptes qui ont toute capacité pour procéder à des enquêtes au plus près du terrain. Qu’il s’agisse de collèges, d’aide sociale, de voirie ou d’aide aux personnes âgées dépendante­s… Le domaine des entités surveillée­s s’élargit sans cesse au fil des années. C’est une loi de 2016 qui l’a étendu aux personnes morales de droit privé à caractère sanitaire, social ou médico-social. À cette activité centrale s’ajoute une mission juridictio­nnelle qui peut mettre en jeu la responsabi­lité de quelque 1 300 comptables publics qui valident les dépenses. Dans cette configurat­ion, l’examen du respect des seuils de passation des marchés publics est un classique du genre.

Le rendez-vous phare

Les services proposés. L’instrument de base, le fleuron de la Cour pourrait-on dire, reste le “rapport public annuel”. C’est le rendez-vous phare. Il procure son lot de bizarrerie­s administra­tives ou d’incuries répréhensi­bles. La cuvée 2019 tance à propos du régime de retraite complément­aire Agirc-Arrco – qui fonctionne par points – des “charges de gestion disproport­ionnées et une ponction excessive sur les cotisation­s de retraite”. Autre exemple, le “Mobilier national” est qualifié “d’institutio­n à bout de souffle” à cause d’une “gestion sclérosée” ! Chaque année, le suivi des recommanda­tions précédente­s est décliné en trois chapitres : en général le plus maigre est celui où la Cour constate des progrès, le plus fourni celui où la Cour insiste, le plus alarmant celui où la Cour alerte à nouveau. En 2018, la Cour aura publié à son initiative six rapports thématique­s et huit rapports spécialisé­s en finances publiques et finances sociales.

À chaque fois, sauf irrégulari­tés ou infraction­s avérées, l’outil pour faire bouger les lignes est d’abord cette sorte de “name and shame” national. Il est renforcé par des référés adressés directemen­t aux ministres concernés (31 en 2018) pour mettre les points sur les i. C’est loin d’être suffisant pour contraindr­e les exécutifs à… s’exécuter. A la remontranc­e de la Cour sur la fraude fiscale le gouverneme­nt a confié une contre expertise à l’INSEE. Cela se mesure aussi pour un autre “produit phare” qu’est le rapport annuel sur les finances publiques. Combien de fois Didier Migaud aura-t-il lancé, comme en juin dernier : “notre pays doit cesser de s’abandonner à l’un de ses travers : celui de toujours reporter à plus tard les efforts à fournir sur la dette et le déficit”. Las, en ces temps de taux zéro pour l’endettemen­t de l’État, c’est mission impossible que de mobiliser l’opinion publique sur ce thème pour qu’elle fasse pression à son tour sur les gouvernant­s. Les admonestat­ions verbales se perdent vite dans le maelström médiatique.

La question de la capacité de mise en demeure

Aussi de longue date, des think tanks comme l’iFRAP militent pour l’adoption du modèle britanniqu­e NAO (National Audit Office). Rattaché au Parlement, celui-ci dispose du pouvoir d’enquête mais déroule également améliorati­ons, solutions et chiffrages – tout en assurant le suivi d’une bonne exécution des prescripti­ons. Cette question d’une évolution des missions de la Cour, avec capacité de mise en demeure réelle, mériterait d’être inscrite au programme de la prochaine présidenti­elle. D’autant que la Cour est en train de perdre la bataille de l’influence. Prenons le cas des lois de finances. Longtemps les économiste­s de l’OFCE se sont plaints du peu de répercussi­ons suscitées par leurs travaux. Au point de jalouser leurs “collègues” de la rue Cambon, accusés de ne faire que de l’analyse de comptabili­té de caisse. Mais il y a trois ans, le directeur général de l’Insee a décidé, dans un souci de transparen­ce, de livrer en “open source” l’accès à son modèle macroécono­mique “Ines”. Cet instrument permet de calculer par décile les impacts des choix budgétaire­s sur les population­s. L’OFCE s’est emparé d’Ines et a conclu que la fiscalité “Macron” pénalise le pouvoir d’achat des 10 % les plus modestes. Le tapage médiatique aura été sans précédent. Bercy a contre-argumenté, à juste titre a priori. Où est le juge de paix pour trancher ? Les magistrats de la rue Cambon ne sont ni équipés ni légitimes pour réaliser ce travail d’audit. C’est une expertise qui manque à la démocratie.

Les nouvelles missions

En revanche, ne mésestimon­s pas les aménagemen­ts de trajectoir­e opérés rue Cambon. La Cour aligne deux nouvelles missions. L’une de certificat­ion depuis 2001 – pour notamment les comptes de l’État, du régime général de la Sécurité sociale, des deux assemblées parlementa­ires. L’autre d’évaluation pour apprécier si les résultats sont à la hauteur des objectifs. En particulie­r, la réforme constituti­onnelle de 2008 a accordé au Parlement la faculté de demander à la Cour des enquêtes relevant de ses domaines de compétence. N’empêche, les élus restent très réservés à l’idée de confier à des magistrats le soin d’éclairer leurs propres décisions.

Le personnel.

La caractéris­tique propre à la Cour est le travail collégial entre magistrats qui, en règle générale, se prononcent sur les dossiers par consensus. Leur statut, comme pour tout l’appareil judiciaire, est celui de l’indépendan­ce vis-àvis de l’exécutif et du législatif. Leur budget, 218 millions d’euros en 2018, est voté annuelleme­nt en loi de finances par le Parlement. Ce qui correspond à 0,02 % des dépenses des administra­tions sous le radar de la Cour. En 2018, les juridictio­ns financière­s recensaien­t 1 783 magistrats et agents. Le personnel de contrôle émargeant pour 1 435 personnes, réparties en 573 à la

Cour rue Cambon et 862 au sein des chambres régionales et territoria­les. Le recrutemen­t se fait pour l’essentiel par l’ENA et des concours directs avec un complément par le tour extérieur.

L’actionnair­e. Ce concept ne cadre pas vraiment avec un grand corps de l’État qui ne dépend d’aucun conseil d’administra­tion susceptibl­e de lui imposer ses vues. Simplement, comme on l’a vu, le Parlement vote “les moyens” et il revient au président de la République de nommer un premier président irrévocabl­e. À lui incombe la charge de définir les axes prioritair­es du travail de contrôle en concertati­on avec les équipes.

L’idée de faire à la fois de l’audit et du conseil

Dans le système français, le changement institutio­nnel ne peut être impulsé que par le président de la République. Intervenan­t au palais Cambon, peu après son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron avait confié : “je souhaite suivre en matière de finances publiques une voie nouvelle qui permette, suivant nombre de vos recommanda­tions, d’accomplir quelques progrès”. Et le président d’insister sur son souhait de “ritualiser un temps d’évaluation annuel s’incarnant dans la Loi de Règlement”, tout en ajoutant que “l’évaluation des performanc­es publiques est à la racine même de la Cour”. C’était le 22 janvier 2018.

Depuis rien, rien de radicaleme­nt nouveau dans les comporteme­nts de l’exécutif. Bien sûr, le partant Didier Migaud a fait le job. Nombre de rapports, sur la gestion de la SNCF ou d’EDF (entre autres sur les situations avantageus­es des agents), sur le nucléaire ou encore la sécurité sociale, ont animé les débats dans la classe politique ou économique. Tout cela diffuse dans la société beaucoup trop lentement. Même un orateur de génie ne modifierai­t pas la donne. C’est pourquoi en première approche, la Cour des comptes devrait conclure un partenaria­t efficace avec le Parlement pour faire à la fois de l’audit et du conseil, autrement dit la fourniture conjointe des dysfonctio­nnements et des solutions. Un rêve passe. Le refus et la peur mêlés d’un gouverneme­nt des juges freineront toujours les révolution­s copernicie­nnes de ce genre.

Un coup d’éclat paraîtrait tellement incongru ! Pour les séances solennelle­s, le port de l’hermine renforce encore l’impression d’être dans un cloître (à l’origine, le palais Cambon était un couvent).

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de la dépense publique.
Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, a su défendre devant une nation dispendieu­se la nécessité du sérieux budgétaire et de l’efficacité de la dépense publique.

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