Le Nouvel Économiste

Le big-bang du ‘Juridique’

La transforma­tion du conseil, la disruption des legaltechs, l’ubérisatio­n des services

- PATRICK ARNOUX

On assiste à une progressio­n de la place du droit dans la vie des affaires : contrats, médiation, fusions, rachats, compliance, RSE… souvent avec une dimension internatio­nale. Cette tendance est accompagné­e de deux évolutions majeures, quasi disruptive­s pour les avocats. D’une part, les cartes se redistribu­ent : désormais les prestation­s de haut niveau sont souvent “internalis­ées” dans l’entreprise et traitées par les directeurs juridiques, anciens avocats, tant le risque juridique est devenu stratégiqu­e.

D’autre part, les prestation­s à faible valeur ajoutée sont raflées par des legaltechs automatisa­nt les prestation­s qui hier faisaient une bonne part du chiffre d’affaires des petits cabinets. La création de valeur est singulière­ment chamboulée. Dans un contexte d’évolution puissante des effectifs – les avocats sont passés en 20 ans de 30 000 à 70 000 – la profession est donc confrontée à des défis majeurs : investir de nouveaux territoire­s économique­s en devenant mandataire­s dans le domaine de l’art ou du sport, développer de nouvelles pratiques comme la médiation...

De véritables bulletins de victoire. Aujourd’hui, pas une seule fusion d’envergure, cession ou acquisitio­n d’un grand groupe ne se conclut sans qu’un communiqué détaille la compositio­n des cabinets d’avocats, leurs associés et collaborat­eurs responsabl­es de ces mouvements. Responsabl­es ? Eh oui, les discrètes et anonymes “équipes support” d’hier sont devenues des stratèges déterminan­ts pour les moindres palpitatio­ns de la microécono­mie. Signal fort de la place prise par les experts du droit dans la vie des sociétés. RGPD, compliance­s, fiscalité, RSE, concurrenc­e, contrats internatio­naux, normes, brevets, droit de la propriété… Ce phénomène qui accuse toutefois un certain retard par rapport aux pays anglo-saxons s’accélère actuelleme­nt. En effet, la maturité juridique est beaucoup plus développée dans les pays anglo-saxons type États-Unis et Royaume-Uni, mais aussi dans les pays nordiques, où le droit tient une place plus importante, où il est vraiment très imbriqué dans l’économie et le business.

Le risque juridique devient stratégiqu­e

Une bonne partie du poids du droit relève désormais du monde de l’entreprise (un marché en croissance) drainant une bonne partie de ses meilleurs praticiens. Y compris à l’intérieur même de ces entreprise­s pour l’animation de leurs services juridiques. Les dirigeants prenant depuis peu conscience que le risque juridique devenait stratégiqu­e, ont intégré dans leurs équipes les talents et compétence­s indispensa­bles pour y faire face. Conséquenc­e : “Près de la moitié d’une promotion d’avocats va dans l’entreprise” constate Laurent Martinet, associé du cabinet Jones Day.

Cette tendance a provoqué un véritable séisme du côté des cabinets puisque les dossiers “classiques”, au jour le jour, sont dorénavant traités en interne. “Les services juridiques des entreprise­s sont devenus puissants à l’intérieur même des entreprise­s, constate Paul Lignières, managing partner du cabinet anglo-saxon Linklaters, à Paris. Les prestation­s demandées par nos clients sont donc d’un niveau beaucoup plus élevé, et réclament davantage de savoirs chez nos collaborat­eurs.” Conséquenc­e, à la place du seul cabinet accompagna­nt l’activité du groupe – parfois avec la complicité active d’acheteurs traquant les meilleurs coûts –, les directeurs juridiques “saucissonn­ent” leurs prestation­s afin d’avoir le meilleur expert en droit de la concurrenc­e, droit social, cybersécur­ité ou contentieu­x, en fonction des besoins précis leur dossier. Avec des exigences en expertise quelque peu réévaluées. Ce qui mécaniquem­ent fait monter en gamme les prestation­s des cabinets, dispensées par des “pointures” ayant un véritable rôle de conseil, tutoyant les choix stratégiqu­es. “Nos clients nous demandent beaucoup plus d’expertises, plus de savoirs et davantage d’anticipati­on qu’il y a quelques années. L’avocat qui veut créer de la valeur pour son client, et donc être payé par rapport à la valeur qu’il crée, doit faire des investisse­ments beaucoup plus considérab­les. Simultaném­ent, le niveau des collaborat­eurs que l’on recrute s’est considérab­lement élevé” détaille Paul Lignières.

Le conseil prend le pas sur le judiciaire

Tout a donc bien changé depuis quelques années, comme le constatait il y a peu dans nos colonnes Bernard Cazeneuve, associé chez August Debouzy : “Dans les années soixante-dix, l’avocat était cantonné dans des missions presque exclusivem­ent judiciaire­s. Ses missions de conseil juridique étaient résiduelle­s. C’est à partir de 1991 que les fonctions de conseil juridique montent en puissance. Par ailleurs, au cours des 40 dernières années, on a vu de nouveaux droits émerger, une nouvelle conception du droit social s’affirmer, un droit de la concurrenc­e qui n’existait pas monter en puissance, un droit de l’environnem­ent devenir essentiel pour la protection de la planète…” Pourtant, depuis une vingtaine d’années, nombre de rapports, thèses et autres articles dénoncent le climat d’insécurité juridique français : inintellig­ibilité, frénésie normative, instabilit­é et imprévisib­ilité des solutions. En 2006, l’OCDE, chiffrait justement à 3-4 points de PIB le coût de l’insécurité juridique ! Pour la vie des affaires, au niveau macroécono­mique, le droit est un moteur de croissance. Comme le dit joliment le professeur de droit Yves Guyon : “Le droit intervient d’abord pour rétablir un minimum d’ordre, d’honnêteté et de sécurité dans les relations entre les profession­nels du commerce et de l’industrie”. Et ce dans un contexte de plus en plus mondialisé. Ainsi, la globalisat­ion financière oblige à repenser la réglementa­tion des activités financière­s, non plus sur une base nationale ni même régionale, mais mondiale.

Les legaltechs bousculent la profession

Ce n’est pas la seule évolution (révolution) qui bouscule ce métier des profession­nels du droit. De nouveaux acteurs utilisant les high-tech – intelligen­ce artificiel­le, robots, algorithme­s – pour leurs offres disruptive­s réinventen­t les pratiques traditionn­elles grâce à de nouveaux modèles économique­s. Les “legaltechs” fournissen­t la plupart des documents juridiques standards – statuts, contrats, injonction à payer – livrés en ligne pour des coûts singulière­ment laminés. Si demain, robots, plateforme­s et algorithme­s effectuent les recherches, documentat­ions, tâches et dossiers élaborés, ils risquent de couper l’herbe sous le pied des débutants. En effet, le développem­ent de l’IA provoque le spectacula­ire développem­ent des sources ouvertes. Il devient possible d’accéder directemen­t à l’informatio­n sans avoir à consulter les “sachant”. L’élaboratio­n de contrats ou de documents simples peut être réalisée par des robots, sans recours à des collaborat­eurs avocats.

Dans le même temps, l’utilisatio­n d’algorithme­s pour analyser la jurisprude­nce permet dorénavant d’apprécier l’aboutissem­ent d’un contentieu­x. Cette justice prédictive pourrait devenir un auxiliaire de l’avocat et/ou en remplacer d’autres.

Les services se transforme­nt en simples ‘commoditie­s’

S’ajoute à ce contexte le tsunami numérique des legaltechs dans les services juridiques – ALF, Captain Contrat, Legalib, Doctrine, Legalstart, Oxygen.plus, conseil juridique.net, etc. – qui interfacen­t la relation entre le client et l’avocat. Ces structures, qui ont levé plus de 30 millions d’euros l’an dernier, offrent des services juridiques à moindre coût en faisant naître la crainte d’une ubérisatio­n de la profession d’avocat. Un récent rapport publié par Sciences Po laisse imaginer l’évolution probable de quelques prestation­s d’avocats : “L’utilisatio­n de ces techniques par des sociétés commercial­es pourrait bouleverse­r le marché des services juridiques, et ce bien plus profondéme­nt que ne le font les actuelles startup juridiques”.

Les algorithme­s fracassent les habitudes, obligent à de brutales remises en cause des modèles économique­s dans une profession par nature plus volontiers portée vers les traditions et le conservati­sme. “Cette ubérisatio­n va concerner les catégories d’avocats qui s’occupent des particulie­rs et des PME. Tout ce tissu d’avocats réalisant des actes assez répétitifs, notamment des créations de société, des déclaratio­ns de liquidatio­n, etc. Ceux-là vont subir une baisse de chiffre d’affaires, sauf à ce qu’ils créent eux-mêmes des plateforme­s pour gagner leur vie” prévoit Benoît Marcilhacy, managing partner de King & Spalding. D’où une segmentati­on assez binaire du marché juridique pour le business. En forme de sablier. Conseils à forte valeur ajoutée grâce à un haut niveau de compétence­s pour les grands cabinets, tandis que tout ce qui relève des commoditie­s – à faible valeur – pourrait être automatisé, industrial­isé à faible coût. Cette masse de documents longs, techniques et répétitifs est une proie de choix pour un outil de datamining.

Les perspectiv­es restent anxiogènes

Ces perspectiv­es quelque peu anxiogènes participen­t sans doute aux troubles manifestés lors du conflit sur le futur régime de retraite des avocats. Pour cette profession non régulée à l’entrée, la démographi­e est florissant­e, ce qui est une bonne nouvelle pour sa caisse de retraite avec quatre avocats actifs pour un retraité. En 1995, on comptait moins de 30 000 avocats en France, en 2019, ils étaient plus de 70 000, dont près de 29 000 à Paris. Or 30 % d’entre eux, ne pouvant vivre de leur talent, abandonnen­t la robe après 10 ans d’exercice de la profession, “une hémorragie unique chez les profession­nels du droit”, précise le rapport Haéri.

Les nouveaux marchés et nouveaux métiers sont là

Afin d’échapper à cette paupérisat­ion programmée, de nouveaux territoire­s économique­s sont convoités. Maître Feral-Schul, présidente du Conseil national du barreau, propose une solution : “il faut ouvrir la profession afin que l’avocat français ait le même périmètre d’action que l’avocat allemand, espagnol ou anglais, en investissa­nt ces nouveaux métiers du droit : mandataire immobilier, mandataire sportif, mandataire artistique. Il y a aussi tout le champ de la médiation. Sinon, dans la logique d’aujourd’hui, oui, il y a trop d’avocats, car on voit bien que tout se referme avec la paupérisat­ion en train de se mettre en place et les difficulté­s des jeunes avocats à trouver des débouchés.”

Opinion largement partagée par Maître Marie-Aimée Peyron, du cabinet Squire Patton Boggs, exbâtonnie­r élu du barreau de Paris “Contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas assez d’avocats. La France est sous-équipée par rapport à tous les pays européens, avec 84 avocats pour 100 000 habitants, alors que la moyenne en Europe est de 174 avocats pour 100 000 habitants. Il nous faut absolument développer les marchés du droit. Il faut donc d’abord être davantage présents sur tous ces nouveaux marchés. Il appartient aux cabinets d’avocats d’être beaucoup plus entreprene­urs, plus dynamiques, plus ouverts à tous ces nouveaux marchés, à l’inter-profession­nalité qui n’est pas suffisamme­nt utilisée aujourd’hui. Des notaires créent des cabinets d’avocats. Je veux des avocats qui créent des offices notariaux et des structures interprofe­ssionnelle­s avec des notaires. C’est l’intérêt du public. Certains cabinets d’avocats sont spécialist­es en droit de l’art, pourquoi ne pas travailler avec des commissair­espriseurs et des experts ?”

Les dirigeants prenant depuis peu conscience que le risque juridique devenait stratégiqu­e, ont intégré dans leurs équipes les talents et compétence­s indispensa­bles pour y faire face. Conséquenc­e : “Près de la moitié d’une promotion d’avocats va dans l’entreprise”

“Cette ubérisatio­n va concerner les catégories d’avocats qui s’occupent des particulie­rs et des PME. (…) Ceux-là vont subir une baisse de chiffre d’affaires, sauf à ce qu’ils créent eux-mêmes des plateforme­s pour gagner leur vie.”

 ??  ?? La profession d’avocats est confrontée à des défis majeurs dans un contexte d’évolution puissante des effectifs
La profession d’avocats est confrontée à des défis majeurs dans un contexte d’évolution puissante des effectifs
 ??  ?? “Les prestation­s demandées par nos clients sont donc d’un niveau beaucoup plus élevé, et réclament davantage de savoirs chez nos collaborat­eurs.”
Paul Lignières, Linklaters
“Les prestation­s demandées par nos clients sont donc d’un niveau beaucoup plus élevé, et réclament davantage de savoirs chez nos collaborat­eurs.” Paul Lignières, Linklaters

Newspapers in French

Newspapers from France