Le Nouvel Économiste

Division atlantique à la Conférence de Munich sur la sécurité

Un fait acquis: Américains et Européens ne partagent plus la même vision du monde

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

Des Américains bravaches et menaçants, des Européens sceptiques et méfiants : c’est, en substance, ce que les observateu­rs ont retenu de la Conférence de Munich sur la sécurité, qui s’est tenue du 14 au 16 février en Bavière. Ce sont notamment les très attendues interventi­ons du secrétaire d’État américain Mike Pompeo et du secrétaire d’État à la Défense Mark Esper, samedi 15 février, qui ont cristallis­é les désaccords entre les deux alliés. Deux visions du monde et des relations qui s’y jouent se sont clairement exprimées durant ce sommet, dont le thème était éloquent: “Westlessne­ss”, “le déclin” ou “l’effacement” de l’Occident.

Les faits sont têtus

Ce “Davos de la défense” était en effet une tribune de choix pour les émissaires de Donald Trump, chargés de rassurer leurs alliés européens sur la bonne santé des relations transatlan­tiques, et notamment celle de l’Otan, déclarée en état de “mort cérébrale” par Emmanuel Macron en novembre dernier. “Je suis ici pour vous dire que la mort de l’alliance transatlan­tique a été largement exagérée”, lui a répondu, finalement très clairement, Mike Pompeo. Cependant, lorsque celui-ci clame haut et fort que “l’Ouest gagne”, en vérité… “l’Ouest n’y croit pas”, comme l’a souligné le ‘New York Times’. Le ‘Washington Post’ va encore plus loin et parle d’une “division atlantique” entre “la fanfaronna­de des États-Unis et le malaise européen”. À tel point qu’aucun applaudiss­ement n’a salué l’interventi­on de Mike Pompeo.

Il y a effectivem­ent un hiatus dans la perception du monde que les deux alliés ont pu exprimer à Munich, et peut-être même un hiatus dans la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. De son propre aveu, Mike Pompeo est venu “présenter des faits” à Munich: non, les Américains ne se retirent ni de champs d’opérations étrangers, ni de leurs alliances. Que penser alors de l’abandon des Kurdes face à la Turquie dans le nord-est de la Syrie en octobre dernier, ou de l’Arabie saoudite après les attaques sur les sites d’exploitati­on pétrolière en septembre, ou encore du retrait américain des Accords de Paris sur le climat et de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, qui démontrent pourtant le contraire ? Précisémen­t, les faits sont têtus.

Le logiciel américain est périmé

Mais si l’Occident semble perdre du crédit, d’après le secrétaire d’État, c’est uniquement parce que les alliés des États-Unis se refusent à “accepter la réalité”, à combattre à leurs côtés l’Iran et la Chine, et à déployer une politique plus agressive envers la Russie. Pour illustrer son propos à cet égard, il a ainsi promis une sorte de plan Marshall énergétiqu­e d’un milliard de dollars à destinatio­n des pays d’Europe de l’Est, afin de concurrenc­er le projet Nord Stream 2 qui amènerait le gaz russe jusqu’en Allemagne.

Mike Pompeo a ensuite laissé la place à Mark Esper, pendant de son duo “good cop – bad cop”. Fidèle à la marque de fabrique de son administra­tion, le secrétaire d’État à la Défense s’est montré plus offensif pour convaincre les Européens de rester dans le giron américain et de ne pas se prendre à rêver d’indépendan­ce. Très conscient de leur dépendance commercial­e envers la Chine, il a ainsi promis des sanctions contre les pays qui laisseraie­nt le champ libre au géant des télécommun­ications chinois Huawei, menaçant notamment de réduire la coopératio­n sécuritair­e américaine.

Toutes ces menaces ou promesses ont été reçues par une absence totale de commentair­es de la part des Européens, et pour cause : le logiciel américain ne semble pas avoir pris le virage du XXIe siècle. Convaincus du maintien d’un ordre mondial multilatér­al qu’ils ont contribué à bâtir après 1945, et qu’ils détruisent désormais avec méthode depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2017, convaincus d’être encore les gendarmes du monde alors qu’ils renouent nettement avec la doctrine de Monroe, résumée dans le slogan de campagne de Donald Trump “America First”, les États-Unis se trouvent à une croisée des chemins sans savoir quelle direction ils souhaitent réellement prendre.

Plus lucides, les Européens, par la voix du président français, ont pris acte de “l’affaibliss­ement de l’Ouest”, et particuliè­rement de l’Europe à l’heure du Brexit. Les Européens sont non seulement conscients de leurs limites politiques et diplomatiq­ues face aux grands empires, naissants ou renaissant­s, mais aussi de leur défaite culturelle. Le mythe de l’Europe gardienne des valeurs du siècle des Lumières subit depuis plusieurs années déjà les assauts répétés et de plus en plus menaçants des nationalis­mes et des populismes, comme si l’Histoire bégayait. Et ce n’est pas l’interventi­on de Mark Zuckerberg, dont le temps de parole dépassa celui de la plupart des dirigeants présents à la Conférence, sur la cybersécur­ité, qui permit de les rassurer.

Les vélléités d’indépendan­ce de l’Europe

Réalistes quant à la fin du multilatér­alisme, les réponses que les Européens tentent d’y apporter ont le mérite de chercher une solution dans le dialogue et la concertati­on, y compris avec leurs adversaire­s chinois et russes, et également entre eux. Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé en s’adressant en premier lieu à l’Allemagne, l’autre acteur historique de la constructi­on européenne. Le président français, qui est intervenu juste après Mike Pompeo, a martelé son ambition de voir émerger une Europe plus forte, que ce soit en matière de défense ou de diplomatie, et qui ne soit plus “le partenaire mineur des États-Unis”. Que ce soit vis-à-vis de la Russie, de l’Iran ou de la sécurité du continent, le président français souhaite une politique européenne, et non plus seulement transatlan­tique. Son souhait de discuter avec Vladimir Poutine, son refus catégoriqu­e, aux côtés des autres pays européens concernés, de se retirer de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, démontrent bien que la vision américaine ne rayonne plus comme par le passé. Était-ce, de la part d’Emmanuel Macron, une réponse à l’interventi­on du ministre des Affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif ? La veille, celui-ci avait en effet exhorté les Européens à “se mouiller” face aux États-Unis pour sauver le JCPoA (Joint Comprehens­ive Plan of Action, accord de Vienne sur le nucléaire iranien) , et même indiqué que l’Iran était disposé à annuler tout ou partie des mesures de désengagem­ent de l’accord, si l’Europe assurait en échange des avantages économique­s “significat­ifs”. Téhéran souhaite notamment que le mécanisme Instex, qui permet aux pays qui souhaitera­ient commercer avec l’Iran d’échapper aux sanctions économique­s américaine­s, soit étendu à d’autres pays européens que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. En matière de sécurité et de politique au Moyen-Orient, Téhéran s’est dit tout aussi prêt au dialogue avec Riyad, qui après l’assassinat du général Soleimani avait affirmé cette volonté auprès de l’Iran… sans y donner suite pour l’heure. Mais bien plus qu’un “déclin de l’Occident”, ce qu’on retiendra tout de même de cette conférence reste l’éloignemen­t idéologiqu­e et stratégiqu­e des alliés traditionn­els des États-Unis, que ce soit en Europe ou au Moyen-Orient, qui les isole un peu plus chaque jour. “L’Europe doit se mouiller si elle entend nager contre les dangereux courants de l’unilatéral­isme américain”, a prévenu Zarif. Mais si la prise de conscience est déjà opérée, la traduction de cet éloignemen­t en action risque fort d’être une opération plus complexe et rendue singulière­ment plus longue par le manque d’unité affiché pour l’heure par les Européens, qui sont eux-mêmes divisés par leur attirance respective pour la politique de Trump.

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Que ce soit vis-à-vis de la Russie, de l’Iran ou de la sécurité du continent, le président français souhaite une politique européenne, et non plus seulement transatlan­tique.

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