Le Nouvel Économiste

La transmutat­ion du droit internatio­nal

Les dynamiques à l’oeuvre transforme­nt irrémédiab­lement le système inter-étatique et appellent à un État mondial

- PATRICK ARNOUX

Porté par la multiplica­tion des flux transnatio­naux, la vivacité des revendicat­ions égalitaire­s et l’émergence d’impératifs planétaire­s, le mouvement de juridisati­on-judiciaris­ation pourrait conduire à une mutation du système internatio­nal. À l’avenir, ce système pourrait être caractéris­é par son hétérogéné­ité et son instabilit­é. Le droit joue un rôle central tant dans les opérations les plus sinistres que lors des avancées libératric­es La double dynamique de la “juridisati­on” – développem­ent et élargissem­ent sans précédent des règles de toutes sortes dans tous les domaines – et de la judiciaris­ation – multiplica­tion des juridictio­ns...

Porté par la multiplica­tion des flux transnatio­naux, la vivacité des revendicat­ions égalitaire­s et l’émergence d’impératifs planétaire­s, le mouvement de juridisati­on-judiciaris­ation pourrait conduire à une mutation du système internatio­nal. À l’avenir, ce système pourrait être caractéris­é par son hétérogéné­ité et son instabilit­é. Le droit joue un rôle central tant dans les opérations les plus sinistres que lors des avancées libératric­es La double dynamique de la “juridisati­on” – développem­ent et élargissem­ent sans précédent des règles de toutes sortes dans tous les domaines – et de la judiciaris­ation – multiplica­tion des juridictio­ns internatio­nales de tous types, imbricatio­n croissante des juridictio­ns internes et des juridictio­ns internatio­nales – transforme irréversib­lement le système interétati­que, contribuan­t au développem­ent d’une forme de société internatio­nale. Mais, sous la société, la jungle disparaît-elle ?

Extraits d’un article de Philippe Moreau Defarges*, ancien diplomate et ancien chercheur à l’Ifri, pour la revue ‘Politique étrangère’ de l’Ifri.

“La notion de droit suggère un bloc cohérent de règles, empêchant équivoques et controvers­es. Dans la réalité, le “droit” juxtapose, accumule toutes sortes de dispositio­ns hétéroclit­es, constammen­t réinterpré­tées ou remodelées par les parties prenantes. Le droit, en se développan­t ou plutôt en proliféran­t, se diversifie et se complexifi­e à l’infini, le droit dit dur (hard law) se prolongean­t dans d’infinies zones grises de droit mou (soft law), surtout dans les priorités récentes de l’agenda internatio­nal : environnem­ent, droits des animaux, etc. Tout système de droit, dissimulan­t ses origines équivoques, doit se croire et se vouloir éternel. Il n’en est pas moins initialeme­nt une photograph­ie, un enregistre­ment d’un rapport de forces, acquérant une authentiqu­e transcenda­nce s’il parvient à durer grâce à des instances indépendan­tes et respectées (Cours suprêmes, juridictio­ns internatio­nales, etc.).

Le couple État-droit avance dans une tension permanente entre, d’une part, la volonté du premier de faire du second un moyen d’exercice et de légitimati­on du pouvoir (en France, tradition des légistes) et, d’autre part, l’autonomisa­tion du droit : de multiples acteurs (financiers, commerçant­s, dissidents…) le mobilisent pour se protéger et parfois faire reculer l’État. Depuis 1945, deux vagues de fond, distinctes mais en interactio­n, confèrent à cette problémati­que une ampleur inédite. L’ouverture mais surtout la porosité des frontières entraînent une explosion des flux, le droit étant mobilisé tant pour faire reconnaîtr­e les demandes de tous ceux qui bougent (et d’abord des migrants) que pour protéger les sédentaire­s. La multiplica­tion sans précédent des traités bilatéraux et multilatér­aux, régionaux et mondiaux, dans tous les domaines entremêle législatio­ns étatiques et législatio­ns inter ou supra-étatiques, ces dernières ne se limitant pas à la définition de droits et d’obligation­s mais créant des dispositif­s institutio­nnels (agences, systèmes de surveillan­ce et même juridictio­ns).

Le “droit”, surtout dans l’espace internatio­nal où il n’est pas soumis à l’arbitre supérieur qu’est l’État, se trouve pris entre des principes de statu quo et des principes de changement. Ainsi, le respect des frontières établies, l’interdicti­on de les modifier par la force, garants de stabilité et peut-être de paix, se trouvent-ils contrebala­ncés par le droit des peuples à disposer d’euxmêmes, chacun devant pouvoir obtenir un État sur le territoire qu’il juge juste. Ce droit, s’il n’autorise pas (en principe) les nations à utiliser la menace ou les armes pour le matérialis­er, sème une perpétuell­e incertitud­e : le tracé des frontières et la configurat­ion des États peuvent à tout moment être mis en question par toutes sortes de revendicat­ions. Le droit peut être l’arme ultime de ceux qui ne peuvent utiliser la force ou plus exactement de ceux qui ont le génie de la redéfinir. Gandhi paralyse les Indes britanniqu­es par la “non-violence”.

La juridisati­on et la judiciaris­ation du système internatio­nal se trouvent d’abord portées par l’explosion des flux, des circulatio­ns, des réseaux, tous appelant des normes, des protocoles, des codes permettant aux hommes, aux sociétés d’échanger et de travailler ensemble. Une deuxième dynamique, politique et morale, a pour moteur la demande inépuisabl­e d’égalité (des individus, des sexes, des peuples…), le droit se retrouvant au service tant des revendicat­ions égalitaire­s que de la protection et de la légitimati­on d’inégalités en pleine croissance. L’émergence d’impératifs planétaire­s (maîtriser l’exploitati­on des ressources de la terre, préserver les zones s’offrant à des convoitise­s sans limites, contrôler les armements…) fournit une troisième dynamique. Mais le droit ou plutôt tous ceux qui le négocient (diplomates, juristes…) savent que leur succès requiert de satisfaire deux préoccupat­ions difficilem­ent compatible­s : donner un contenu concret à l’idée d’égalité ; ne jamais sous-estimer les exigences des plus puissants.

Ainsi, pour que le Conseil de sécurité adopte une décision juridiquem­ent contraigna­nte en matière de maintien de la paix (chapitre VII de la Charte), neuf des quinze États membres doivent voter en faveur du texte ; en outre, ce texte ne doit être bloqué par aucun des cinq membres permanents (droit de veto). Cette double obligation met en lumière le souci d’un support démocratiq­ue (au moins neuf des quinze devant soutenir le texte) dans le respect de la prééminenc­e des cinq “Grands”, principaux vainqueurs de 1945 en charge de l’ordre mondial, rien ne pouvant être fait si l’un d’eux s’oppose au texte.

Le droit peut organiser ou aménager l’égalité

Le droit peut organiser ou aménager l’égalité (ou l’inégalité) dans les limites que les États sont prêts à accepter. Le Traité de non-proliférat­ion nucléaire (TNP) de 1968 réserve le monopole des armes nucléaires à leurs cinq détenteurs officiels, donc à ceux qui les ont déjà. Le TNP rallie la quasi-totalité des États, ces derniers sachant que ces armes sont hors de leurs moyens. La poignée de pays – politiquem­ent significat­ive –, qui ne devient pas partie au TNP, considère que sa sécurité ou son rang lui impose d’avoir un arsenal nucléaire : Israël, Inde, Pakistan… Enfin, un État, très fier de son isolement provocateu­r, se moque ouvertemen­t du dispositif : la Corée du Nord. Le droit ne peut gommer les réalités de la puissance que si les plus puissants se montrent disposés ou résignés à accepter une forme (ou une apparence) d’égalité. Parfois l’égalité ne peut pas être négociée, elle est acceptée ou rejetée. En 2002, l’instaurati­on de la Cour pénale internatio­nale (CPI), juridictio­n permanente, constitue une rupture historique dans la responsabi­lité personnell­e des gouvernant­s, ces derniers pouvant être inculpés et condamnés pour des crimes (répression systématiq­ue d’individus ou de peuples) commis dans l’exercice de leurs fonctions. Désormais un chef d’État ou un ministre pourrait à tout moment se retrouver dans le box des accusés pour ses abus de pouvoir. Mais la compétence de la CPI ne peut être imposée, elle doit être consentie par les États. Les “géants” (États-Unis, Russie, Chine, Inde) ne conçoivent pas que leurs dirigeants suprêmes subissent l’humiliatio­n d’être soumis au traitement d’un coupable potentiel (interrogat­oire, emprisonne­ment…). Les États-Unis, État démocratiq­ue, pays d’avocats et de juges, sont les plus vindicatif­s contre la CPI, concluant avec des dizaines d’États des accords bilatéraux leur interdisan­t de livrer à la Cour tout ressortiss­ant américain se trouvant sur leur territoire. Est-il concevable que l’ancien président George W. Bush soit emmené à La Haye pour les tortures dans la prison d’Abou Ghraib en Irak, ou le numéro un chinois Xi Jinping soit poursuivi pour la répression au Tibet ?

Dans les années 2010, la CPI, du fait notamment de son ambition utopique, est rejetée par ceux qui l’ont initialeme­nt ralliée en masse : les États africains, plusieurs s’étant convaincus que, la quasi-totalité des poursuites visant des Africains, la Cour véhicule tous les préjugés pénalisant leur continent. La souveraine­té, classiquem­ent conçue comme le contrôle exclusif par tout État de ses affaires intérieure­s (ces termes pouvant recevoir bien des définition­s), se trouve irrémédiab­lement remodelée par le sentiment de plus en plus répandu d’un devoir de solidarité, d’entraide entre les peuples, certaines politiques (notamment l’oppression ou l’éliminatio­n de minorités) déchaînant des cascades de réactions impossible­s à ignorer. Le droit, dans son sens le plus large, ne peut qu’enregistre­r de telles évo-lutions de fond.

Dans le sillage du droit d’ingérence humanitair­e avancé au tournant des années 1980-1990, la Déclaratio­n du Millénaire, adoptée à l’occasion du soixantièm­e anniversai­re des Nations unies (automne 2005), proclame, sous le principe de la Responsabi­lité de protéger, le “Devoir de protéger les population­s contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité”. La souveraine­té doit s’accompagne­r de l’obligation pour les gouvernant­s de rendre des comptes pour leurs actions.

La souveraine­té, classiquem­ent conçue comme le contrôle exclusif par tout État de ses affaires intérieure­s (ces termes pouvant recevoir bien des définition­s), se trouve irrémédiab­lement remodelée par le sentiment de plus en plus répandu d’un devoir de solidarité, d’entraide entre les peuples, certaines politiques (notamment l’oppression ou l’éliminatio­n de minorités) déchaînant des cascades de réactions impossible­s à ignorer. Le droit, dans son sens le plus large, ne peut qu’enregistre­r de telles évolutions de fond.

Trois avenirs possibles

Le poids et le rôle du droit dans tout système social – le système internatio­nal en étant un parmi d’autres –, sont indissocia­bles de conditions matérielle­s et politiques. De ce point de vue, tous les chiffres (augmentati­on de la population humaine, accroissem­ent des capacités scientific­o-techniques, intensific­ation et accélérati­on des circulatio­ns, etc.) suggèrent une rupture historique souvent nommée anthropocè­ne : la Terre n’est plus, selon ce terme, qu’un matériau totalement soumis à l’homme. Simultaném­ent, l’homme redécouvre son extrême précarité, cette dernière se trouvant multipliée par ses savoirs et techniques, toutes confirmant qu’il n’est finalement qu’un apprenti sorcier dont l’ambition prométhéen­ne peut déclencher d’innombrabl­es et d’incontrôla­bles catastroph­es. Dans la perspectiv­e du droit comme élément constituti­f du système internatio­nal, trois avenirs apparaisse­nt possibles, le plus hétéroclit­e étant le plus probable.

Droit et multilatér­alisme forment sans doute le couple le plus incontesta­ble du système internatio­nal, tenus ensemble par la recherche d’une égalité juridiquem­ent contraigna­nte pour tous les acteurs, États en premier lieu. Or, en ces décennies 2010-2020, unilatéral­isme et bilatérali­sme opèrent ou semblent opérer un retour en force. Jamais le grand fondateur du multilatér­alisme, les États-Unis, ne l’a rejeté avec autant de déterminat­ion. La majorité des

Le “droit”, surtout dans l’espace internatio­nal où il n’est pas soumis à l’arbitre supérieur p qu’est l’État, se trouve pris entre des principes de statu quo et des principes de changement.

“grandes puissances” – certes de plus en plus nombreuses –, de la Chine à la Russie, de la Turquie au Brésil, affichent ou dissimulen­t mal un réalisme bismarckie­n. Le formidable enchevêtre­ment de traités et de bureaucrat­ies, développé depuis les lendemains des deux guerres mondiales, peut-il être détricoté ? En deçà de cet encadremen­t juridique, liant tous les domaines de la vie sociale, les innombrabl­es circulatio­ns (de biens, d’argent, d’individus, d’idées…) peuvent-elles être endiguées ou même maîtrisées ? Les États, qui ne sauraient avoir pour priorité que de rester maîtres du jeu internatio­nal, pourraient-ils s’engager à tout faire pour maintenir cette exclusivit­é, notamment en rétablissa­nt un contrôle plus ou moins strict des flux ? Ici, surgissent deux incertitud­es considérab­les que le droit contribue à accroître. La proliférat­ion anarchique d’opinions, de revendicat­ions donnant naissance à des structures plus ou moins stables. Dans ce déferlemen­t de messages contradict­oires, le droit finit toujours par être mobilisé, outil et enjeu de l’un des moments forts des sociétés démocratiq­ues, celui du procès, affronteme­nt titanesque entre la Vérité et le Mensonge, le Bien et le Mal.

La fragilisat­ion probableme­nt irréversib­le et peut-être la délégitima­tion des machines étatiques. Les États se trouvent pris entre des demandes impossible­s à satisfaire de protection des acquis, de sécurité, d’égalité et une contestati­on multiforme et permanente par des citoyens de plus en plus méfiants. Les gouvernant­s, dépassés par l’ampleur et la complexité des bouleverse­ments en cours, oscillent entre un cynisme ouvert et une franchise toujours mal reçue.

Multilatér­alisme et Etat mondial

de son anéantisse­ment) face tant à des risques naturels (par exemple, météorites frappant la Terre) qu’à des catastroph­es dues à l’homme (accidents industriel­s).

Deux ruptures décisives

Ici aussi, le droit n’est et ne peut être qu’un instrument, les deux ruptures décisives ne pouvant venir que du politique, ou de négociatio­ns et accords interétati­ques :

– Une mondiale.

Une conférence encore plus large et ambitieuse que celles créant la Société des nations (SDN, 1919) puis l’Organisati­on des Nations unies (ONU, 1945) est-elle possible ? Les conférence­s de Paris puis de San Francisco sont réunies à la suite de guerres apocalypti­ques, les vainqueurs (au moins le premier d’entre eux, les États-Unis) se persuadant qu’ils devaient et pouvaient tout faire pour que la catastroph­e ne se répète pas. Aujourd’hui, le processus serait incroyable­ment plus complexe : environ 200 États de taille et de force très inégales (au lieu d’une cinquantai­ne en 1945) ; multiplica­tion des questions globales, des droits des animaux à l’égalité des sexes, de la lutte contre telle ou telle pandémie à la préservati­on des biens

Constituti­on

fédérale culturels, chacun de ces dossiers imposant la participat­ion d’innombrabl­es mouvements et organisati­ons non gouverneme­ntales.

– Une citoyennet­é universell­e audelà des citoyennet­és étatiques. Des citoyennet­és sauvages ou protestata­ires ne sauraient que se multiplier dans un monde inquiet, où se percutent revendicat­ions égalitaire­s et accroissem­ent massif des inégalités. Mais les États ne sauraient renoncer à ce qui est sans doute la source majeure de leur légitimité : le contrôle de la nationalit­é, sans laquelle pour le moment il n’existe pas de citoyennet­é. Cette dernière repose jusqu’à présent sur une séparation absolue entre “nous” (les citoyens) et “les autres” (le reste de l’humanité). Cette séparation suggère qu’il n’y a pas de citoyennet­é sans un Autre… ou un ennemi. La notion de citoyennet­é universell­e soulève d’innombrabl­es difficulté­s. Ce qui joue en sa faveur est une dynamique non négligeabl­e : la contractio­n de l’espace et du temps, la nécessité pour les êtres humains de se penser comme un du fait des lourds défis du futur, et d’abord d’envisager un pacte – qui n’est pas aisé à concevoir – entre la nature et les hommes. Le droit discipline l’homme mais peut-il le transforme­r ? La violence ne disparaît jamais, elle se déplace. Au tournant des XXeXXIe siècles, tous les dispositif­s juridiques, du multilatér­alisme onusien à l’Union européenne, sont ébranlés tant par le haut (retour ou persistanc­e des rivalités entre les colosses) que par le bas (mouvements populistes, micro-nationalis­mes…). La fine toile d’araignée du droit se déchire si aisément ! Le droit ne saurait être raisonnabl­e, c’est aux hommes qu’il appartient de l’être !

Extraits de la revue ‘Politique étrangère’ publiée par l’Ifri : https://www.ifri.org/fr/publicatio­ns/ un-monde-de-droit-francealle­magne

* Philippe Moreau Defarges a écrit de nombreux ouvrages de relations internatio­nales. Et publiera prochainem­ent ‘Une histoire mondiale de la paix’, Paris, Odile Jacob, 2020.

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