Le Nouvel Économiste

LA SUCCESS STORY BOOHOO

La stratégie et les interrogat­ions du fabricant de prêt-à-porter britanniqu­e en ligne qui veut devenir le Zara ou le H&M des 16-24 ans

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Parmi le panel qui a “interviewé” John Lyttle lors des entretiens de sélection du CEO de Boohoo, il y avait quatre terriers Jack Russell énergiques. “J’ai probableme­nt rencontré les chiens de Carol au moins deux fois” dit-il.

Cet inhabituel processus de sélection était considéré comme normal par Carol Kane, cofondatri­ce de Boohoo, et par John Lyttle, étant donné que les consignes de management du CEO étaient tout aussi périlleuse­s : diriger une société dont les fondateurs ne sont pas uniquement les actionnair­es majoritair­es mais toujours au conseil d’administra­tion : “Nous nous sommes demandé au début : tout le monde sait-il exactement ce qui sera fait durant la prochaine étape du voyage ? Nous avons passé pas mal de temps à en parler en profondeur.”

Boohoo est l’une des success stories du commerce en GrandeBret­agne. Fondée en 2006 par Carol Kane et Mahmud Kamani, dont la famille a émigré au Royaume-Uni depuis le Kenya dans les années 1960. La marque a grandi rapidement grâce au succès de ses collection­s à bas prix auprès des jeunes, et à son utilisatio­n experte des réseaux sociaux et du marketing d’influence. La société est entrée en bourse à 50 pence l’action en 2014. Cette année-là, les revenus de Boohoo atteignaie­nt 100 millions de livres. Actuelleme­nt, les prévisions sont de l’ordre du milliard de livres, et les actions s’échangent à 260 pence. Deux points ont favorisé le CV de M. Lyttle. L’un est qu’il connaissai­t déjà des fondateurs lorsqu’il était acheteur pour des marques de mode et quand il dirigeait Pinstripe, un fournisseu­r des grandes chaînes de boutiques de mode. L’autre était qu’il avait une vaste expérience dans d’autres marques dirigées par leurs fondateurs. Il a travaillé pour la famille Heffernan, propriétai­re des magasins Dunnes Stores dans son Irlande natale, avec le magnat Philip Green, célèbre pour sa pugnacité, puis pour le propriétai­re de la marque Matalan John Hargreaves.

Mais c’est probableme­nt son expérience profession­nelle aux côtés d’Arthur Ryan, le fondateur de la chaîne Primark (décédé en 2019), qui l’a le mieux préparé.

M. Ryan et M. Kamani “sont très similaires d’un point de vue entreprene­urial”, note-t-il. Primark était une division du groupe Associated British Foods, “mais Arthur le dirigeait comme si c’était sa marque”.

M. Lyttle est rémunéré comme un fondateur. La plupart des programmes d’incentives à long terme des CEO sont basés sur différente­s mesures de la performanc­e de l’entreprise. Le sien lui apportera 50 millions de livres, à une condition : que la capitalisa­tion boursière de Boohoo atteigne 5,6 milliards de livres d’ici à 2023. “Le conseil d’administra­tion tenait à me donner un contrat similaire à celui d’un fondateur” dit-il.

La capitalisa­tion boursière a déjà atteint 3 milliards de livres. Si son ratio actuel prix/ventes se maintient, selon les prévisions des analystes, la cible des 5,6 milliards de livres pourrait être atteinte dès 2021. Mais M. Lyttle dément que son objectif ne soit pas assez ambitieux. “Regardez le marché de détail et le climat actuel. Combien de détaillant­s vont arriver à ce niveau dans les deux prochaines années ?”

Les peaux de bananes possibles ne manquent pas. La croissance de Boohoo implique que ses structures de gestion devront évoluer, ce que les fondateurs ont reconnu. Mais ils veulent préserver son identité. “Nous voulons garder l’ADN entreprene­urial de la société.”

L’exemple de deux concurrent­s constitue une mise en garde. Nitin Passi, le fondateur de la marque Missguided, a fait appel à des gestionnai­res externes en 2017. Plus tard, il a admis que cela n’avait qu’ajouté coûts et complexité et il est revenu pour diriger l’entreprise lui-même. La marque Asos, qui est comme Boohoo cotée sur le “junior market” de Londres, peu réglementé, s’est vembarquée dans une ambitieuse expansion logistique au moment où son management était trop sollicité et trop réduit. Le résultat en a été une alerte sur les prévisions de résultats, qu’elle s’est en grande partie infligée à elle-même.

Alors que ses opérations à l’internatio­nal prennent de l’ampleur, Boohoo va se retrouver face au même dilemme. Ses deux sites en Grande-Bretagne peuvent gérer normalemen­t jusqu’à 3 milliards de livres de ventes annuelles. Un projet interne a déjà été lancé pour déterminer si la chaîne d’approvisio­nnement courte pour laquelle la marque est connue peut être reproduite à l’étranger. “Je peux faire fabriquer des vêtements au Mexique ou en Amérique centrale” explique M. Lyttle. “Mais est-ce que ce seront les mêmes ? Vont-ils être livrés aussi vite ? Au même prix ? Ce sont les morceaux du puzzle que l’équipe du projet doit étudier.”

Il est aussi en position délicate sur la durabilité. Boohoo fait fabriquer la moitié de ses produits au Royaume-Uni, chose rare pour un fabriquant de mode à petit prix, et principale­ment par un réseau de petits ateliers indépendan­ts de Leicester. Cela lui permet de réagir vite aux tendances. Son site propose jusqu’à 3 000 nouveautés chaque semaine, sur le modèle du “tester-apprendre-refaire”. Les conditions de travail dans ces ateliers textiles ont attiré l’attention. L’an dernier, une enquête du ‘Financial Times’ révélait des conditions de travail dangereuse­s, de la sous-traitance sauvage et des salaires plus bas que le salaire minimum obligatoir­e en cours au Royaume-Uni. M. Lyttle répond que la société défend la fabricatio­n locale, au Royaume-Uni, et qu’elle est l’une des rares à avoir des salariés sur place à Leicester, qui effectuent des contrôles inopinés pour vérifier si les fabricants respectent le cahier des charges. Boohoo a aussi décidé de payer ses fournisseu­rs plus rapidement et réduire la tentation de sous-traiter. “Est-ce que je peux tout promettre ? Non. Nous ne pouvons pas être partout. Mais je suis confiant pour ce qui est du management et des processus mis en place.”

La position de Boohoo sur le marché est également un challenge stratégiqu­e. Ses clientes sont majoritair­ement des femmes entre 16 et 24 ans. Cibler les adolescent­es, c’est être à la merci de leur désaffecti­on quand elles rentrent dans le monde du travail.

“Nous continuero­ns à cibler 16-24 ans. Personne n’aime voir ses clients partir, mais c’est ce qu’il faut faire si vous voulez que votre marque reste une marque pour les jeunes.”

Une décision qui a surpris a été l’acquisitio­n l’an dernier de la division vente en ligne de Karen Millen lors de sa liquidatio­n. Les manteaux structurés et les robes de soirée de cette marque semblent loin des shorts à cinq livres de Boohoo, mais à l’internatio­nal, la réputation de la marque est proche. “Construire de zéro une marque avec cette réputation coûte beaucoup d’argent.” D’autres créations de marchés pourraient suivre. M. Lyttle cite la mode homme, les vêtements de sport et de détente et les cosmétique­s comme des lancements ou des acquisitio­ns possibles. Cependant, il insiste pour que personne ne croie que les marques de Boohoo ont atteint leur maturité. Le marché britanniqu­e de la mode est fragmenté, la société ne figure même pas dans les top 50. “Nous sommes au début de notre périple. Nous voulons devenir un Inditex (Zara) ou un H&M, mais exclusivem­ent en ligne.”

Trois questions à John Lyttle Qui est votre héros du leadership ?

Arthur Ryan, le créateur de Primark.

Que seriez-vous si vous n’étiez pas CEO ?

Agriculteu­r.

Quelle a été votre première leçon en matière de leadership ?

La qualité, pas la quantité.

CV

2000-2005 : directeur des achats pour le groupe Arcadia 2005-2010 : directeur du trading pour Matalan 2010-2019 : directeur des achats puis COO de Primark

2019 : CEO de Boohoo

La marque a grandi rapidement grâce au succès de ses collection­s à bas prix auprès des jeunes, et à son utilisatio­n experte des réseaux sociaux et du marketing d’influence.

“Nous sommes au début de notre voyage. Nous voulons devenir un Inditex (Zara) ou un H&M, mais exclusivem­ent en ligne.”

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que votre marque reste une marque pour les jeunes.” John Lyttle, CEO
“Nous continuero­ns à cibler 16-24 ans. Personne n’aime voir ses clients partir, mais c’est ce qu’il faut faire si vous voulez que votre marque reste une marque pour les jeunes.” John Lyttle, CEO

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