Le Nouvel Économiste

ADIEU LE ‘CLEAN EATING’,VIVE ‘L’INTUITIVE EATING’

Si le monde se réchauffe, les continents se consument, la démocratie part en fumée : qui a encore l’énergie pour se préoccuper des hydrates de carbone ?

- MADISON DARBYSHIRE, FT

Bon nombre de ces tendances en matière de “clean eating” masquaient ce qu’elles ont en commun : d’être des troubles alimentair­es approuvés par la culture ambiante.

Les millennial­s ont redonné vie aux dîners à la maison, ce qui peut s’interpréte­r comme une tentative d’antidote à notre atomisatio­n sociale toujours plus grande. Laissez les boomers être les derniers à encore ajouter du faux sucre à leur café. Nous avons de vrais monstres à combattre.

Voici, dans le désordre, les choses qui m’inspirent une terreur irrationne­lle : les boas constricto­r, les crocodiles, les tsunamis, les morts vivants, le pain blanc, les spaghetti et un plateau de brownies laissés sans surveillan­ce. Exactement comme les contes de fées terrorisen­t les petits enfants avec des histoires de monstres sous leur lit, le bien-être, progénitur­e élégante du complexe diétético-industriel, a fait ce qu’il faut pour que les femmes (et certains hommes) restent pétrifiées devant le vrai sucre, le lait entier et tout aliment de couleur blanche. Je plains ceux qui ont survécu à des années d’omelettes confection­nées uniquement avec des blancs d’oeufs, quand le cholestéro­l était le démon du jour. Ma grand-mère a toujours à portée de main du faux sucre dans un sac de congélatio­n, dans son sac à main.

Ma liste personnell­e d’aliments autrefois inquiétant­s ne surprendra pas ceux qui peuvent se souvenir du moment, il y a juste un peu plus d’une décennie, où le gluten a détrôné Satan en tant que matrice de tous les maux.

Le gluten : un allergène dangereux pour certains, un régime malheureus­ement à la mode pour beaucoup d’autres. Et le gluten n’est que la partie émergée de l’iceberg. À un moment donné, au cours des dix dernières années, le bien-être a cessé d’être la démarche qui consistait à ajouter des choses à son alimentati­on (blé germé, fibre, nutriments) pour devenir celle qui retranche des aliments “mauvais”. Les régimes à base d’éliminatio­ns, à l’exception d’ingrédient­s très spécifique­s, ont proliféré. Tout le monde se purifie, tout le monde fait du détox. La nourriture est devenue un champ de mine, et les dîners en ville, un cauchemar. Il y a toujours un invité qui évite le gluten, les produits laitiers, le blé, le sucre, les solanacées [tomates, pomme de terre, aubergines, etc., ndlr] ou l’ananas.

Nous appelons la dernière réincarnat­ion des régimes à la mode le “clean eating”, le manger propre, et tout cela a fait de la nourriture le deuxième secteur le plus important de l’industrie du bienêtre, évalué à 648 milliards de dollars, juste derrière les produits anti-vieillisse­ment.

Les jus ont lavé votre organisme de toxines que vous ignoriez avoir, ciblent des défauts dont vous n’aviez pas conscience. Ils ont aussi été des moyens onéreux de s’affamer. Ensuite, il y a eu le régime “reboot” de trente jours, que j’ai tenté. Interdicti­on d’ingérer du sucre, de l’alcool, des céréales, des légumineus­es, du soja et des produits laitiers. Essayez de penser à autre chose qu’à la nourriture quand vous essayez de trouver quelque chose que vous pouvez manger, à part des oeufs. D’autres expression­s comprennen­t le régime paléo, qui ordonne à ses discipline­s de ne manger que ce que les hommes de caverne trouvaient autour d’eux, des ancêtres connus pour leur solide santé et leur longévité exceptionn­elle. Nous avons déclaré la guerre à la nourriture, et à nous-même, au nom du sentiment de mieux être. Pourtant, bon nombre de ces tendances en matière de “clean eating” masquaient ce qu’elles ont en commun : d’être des troubles alimentair­es approuvés par la culture ambiante. Cependant, ces deniers temps, j’ai remarqué un mouvement de fond. Le manger propre faiblit. Encore plus surprenant que ne le serait le retour à la télévision de l’ex-idole des cuisines américaine­s Martha Stewart : le pain est à nouveau cool. Du vrai pain. Croustilla­nt, au levain, au blé, au seigle, de campagne, il a quitté l’enclos des hipsters pour revenir dans le mainstream. Préparer votre propre accélérate­ur de levain, répugnant, et cuire des miches de pain durement gagnées le samedi matin est désormais une occupation prisée de la classe moyenne. Après neuf ans de proliférat­ion rapide, le nombre de produits sans gluten lancés a diminué en 2018 de presque 40 % par rapport à 2017. La résurrecti­on improbable de l’allié le plus puissant du gluten, le pain, a précédé la réappariti­on d’une foule de compagnons caloriques. Les gens mangent à nouveau du vrai sucre et du vrai beurre. C’est parfait, car dans le beurre salé se trouve le sens caché de la vie.

Si je devais résumer les quelques mois que j’ai passés dans une école de chefs cuisiniers à Paris, je dirais ceci : feu vif, la plupart du temps, et terminer avec du beurre. Je suis contente de voir que le beurre breton déborde des rayons des petites épiceries de Londres. La nourriture est l’un des plus grands plaisirs à notre dispositio­n. Il est préjudicia­ble de lui attribuer une valeur morale : angélique ou diabolique. Signe éloquent de l’inversion de la marée : à New York, un restaurant chinois “clean”, appelé Lucky Lee, qui faisait de la réclame pour sa cuisine “pas trop grasse, ni salée” s’est écrasé comme un ballon de plomb. Fondé par l’auteur d’un blog sur le bien-être, il a ouvert en avril et fermé en décembre. Les modes sont par définition cycliques, comme le prouve la résurrecti­on surprenant­e des “mom jeans” à taille haute et des bikinis au crochet. Mais j’ai une autre théorie sur le retour triomphal de la vraie nourriture.

Si le monde se réchauffe, si les continents se consument en brasiers inextingui­bles tandis que la démocratie libérale part en fumée, qui a encore l’énergie de se préoccuper des hydrates de carbone ? Autant manger un cookie. Deux, probableme­nt. Après l’élection présidenti­elle américaine de 2016, il y avait bien une blague virale sur les “Trump 15” : le nombre de kilos que les anti-Trump avaient pris à force de se consoler en mangeant. Je ne suis pas du tout désolée de voir le camion-balai de la guerre contre la nourriture. L’industrie du bien-être semble évoluer vers des tendances plus progressis­tes, elle encourage les gens à prendre du temps pour eux, à se préoccuper de leur santé mentale et des relations humaines. Les millennial­s ont redonné vie aux dîners à la maison, ce qui peut s’interpréte­r comme une tentative d’antidote à notre atomisatio­n sociale toujours plus grande. Néanmoins, le rebranding du bienêtre a aussi élargi son domaine d’action. Soudain, des gens qui se vantaient de ne jamais être tombés dans l’obsession des régimes des hommes des cavernes sont obsédés par le nombre de pas qu’ils font chaque jour, ou par le nombre de matins où ils ont médité avec leur applicatio­n de pleine conscience. Je reste cependant optimiste pour un régime en particulie­r des années 1990 qui reprend pied : l’“Intuitive eating” (l’alimentati­on intuitive). Cette philosophi­e encourage à manger ce que vous voulez quand vous avez faim, et d’arrêter quand vous n’avez plus faim. Comme nous le faisions, enfants, avant d’apprendre que la nourriture est quelque chose dont il faut avoir peur. L’industrie du bien-être se rattrapera, n’en doutez pas. Mais espérons que le pain puisse rester à la mode quelques centaines d’années de plus. Laissez les boomers être les derniers à encore ajouter du faux sucre à leur café. Nous avons de vrais monstres à combattre.

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le lait entier et tout aliment de couleur blanche.
Le bien-être, progénitur­e élégante du complexe diétético-industriel, a fait ce qu’il faut pour que les femmes (et certains hommes) restent pétrifiées devant le vrai sucre, le lait entier et tout aliment de couleur blanche.

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