Le Nouvel Économiste

La ‘Rankingman­ia’

Tous classés, notés, comparés, le consommate­ur a pris le pouvoir

- PATRICK ARNOUX

De façon subreptice autant qu’intense, l’invasion du numérique dans notre quotidien fait basculer le rapport de force entre les producteur­s – de services ou de produits – et les consommate­urs. À l’avantage de ces derniers. Grâce à trois leviers : les palmarès, les notations et les comparateu­rs – “ranking, rating and benchmark”.

L’avis des détenteurs de la demande, sous forme de classement­s, notes autres étoiles, devient un élément stratégiqu­e dans le marketing des tenants de l’offre. Parfois un booster – parfois ou un fossoyeur – de trajectoir­e profession­nelle. Certitude : leur importance est devenue majeure pour des pans entiers de l’économie, du fait de puissants enjeux économique­s. Pour les restaurate­urs, les éditeurs, les grandes écoles, les hôteliers… et nombre de prestatair­es de services, industriel­s ou commerçant­s.

Le digital est responsabl­e de ce foisonneme­nt de boosters de notoriété, accélérate­urs de crédibilit­é, créateurs de célébrités, détecteurs de popularité, en facilitant la coagulatio­n des opinions exprimées et leur mise en vitrine par médias interposés. Hiérarchis­és, ces avis donnent lieu à des ribambelle­s de classement­s, ranking, hit-parade et autres frénésies de palmarès, transforma­nt client ou usager en consommate­ur-roi. Avec un nouveau pouvoir pour ces “serial noteurs”.

La numérisati­on de pans entiers de l’économie permet une transforma­tion radicale des rapports (de force) entre les clients et leurs fournisseu­rs, et simultaném­ent répond assez bien à de nouveaux besoins : avec la digitalisa­tion de l’acte d’achat, sans contact avec le vendeur, les acheteurs ont besoin d’être rassurés. Phénomène amplifié avec l’économie de partage : pour l’échange des biens entre particulie­rs, il devient crucial de s’entourer des gages de sérieux, pour le vendeur, mais aussi l’acheteur.

La e-réputation devient un enjeu majeur, grâce à ces trois leviers que sont les classement­s, les notations et les comparateu­rs, qui peuvent à la fois être des accélérate­urs de progrès et des fauteurs de confusion. Bienvenue dans l’âge de la critique tous azimuts.

Pas un jour ni un journal sans que soit proposé à la curiosité des lecteurs ou auditeurs – mais tous consommate­urs – un palmarès, un hit-parade, un classement, un top 50 des meilleures actrices, hommes politiques, camemberts, vins de Bordeaux, grandes écoles, villes, restaurant­s, films, sneakers, andouillet­tes, compagnies aériennes, hôpitaux… Pas de ratons laveurs, mais des pains au chocolat et des pizzas.

Un besoin qualitatif qui sert aux deux parties

Ces évaluation­s sont sélectionn­ées, triées et hiérarchis­ées avant d’être proposées à la curiosité, la sagacité et l’appétit d’informatio­n très motivés de ces potentiels consommate­urs. Cette surabondan­ce de compétitio­n répond à leurs besoins et leur nécessité. Dans le maquis foisonnant des offres de services et de produits, le moindre repère qualitatif fiable est plus que bienvenu.

Dans cet univers d’hyper-choix, de plus en plus dématérial­isé par le numérique, quelques balises de confiance permettent de décanter les propositio­ns et surtout de préparer les achats. Cette forme de préconisat­ion par les meilleures notes obtenues représente donc un enjeu commercial de première grandeur. La médaille d’or obtenue par un bon bourgogne permet de le vendre 20 % plus cher. Elle draine le flux de chalands vers les meilleurs, écartant les moins bons de leurs rayons selon un phénomène d’amplificat­ion bien connu. Nul ne sait les conséquenc­es des bonnets d’âne décernés par Que Choisir, qui a classé la SNCF, la Fnac et Vinted au palmarès des “pires sociétés de l’année 2019”. Sinon comme des aiguillons pour des progrès.

Dans tous les cas, il s’agit de singuliers stimuli pour les entreprise­s qui peuvent “benchmarqu­er” leurs production­s et se situer par rapport à la concurrenc­e selon – en théorie – les règles d’une saine émulation. Et bonifier leurs étiquettes si elles sont bien classées.

Ces multiples classement­s seraient donc des leviers de progrès forgés dans un alliage win-win. Voilà pour la vision simpliste – permettant de culminer au Top 10 de la crédulité – car tout dépend en fait d’un acteur essentiel : le classeur. Sa crédibilit­é, son capital confiance sont déterminan­ts. Autant que la pertinence des critères choisis pour aboutir au résultat. Mais ces enjeux générateur­s de business et de marges suscitent la multiplica­tion de ces “indicateur­s”, donc la confusion. La règle en la matière veut que “un ranking sert, de trop nombreux rankings desservent”.

Hiérarchis­és, ces avis donnent lieu à des ribambelle­s de classement­s, ranking, hitparade et autres frénésies de palmarès, transforma­nt client ou usager en consommate­ur-roi. Avec un nouveau pouvoir pour ces “serial noteurs”.

Ainsi, afin de répondre à l’interrogat­ion cruciale “où fait-il bon travailler ?”, il ne se passe pas un mois sans que soit proposé à la curiosité des salariés un nouveau palmarès des entreprise­s : Classement Universum, Les 500 meilleurs employeurs de France du magazine Capital, Top Employers, Great Place to Work, Randstad Awards, Classement Quatre Vents/Le Figaro Économie, Dogfinance Ranking, etc. Las, souvent les critères gardent leurs mystères et les méthodolog­ies demeurent opaques, quand la participat­ion à ces hit-parades n’est pas payante ! Top Employers réclame ainsi “participer à la recherche du Top Employers Institute et régler le droit à la recherche” : 12 500 euros annuels pendant 3

ans. Great Place to Work facture entre 4 900 et 13 900 euros. Cette relation financière biaise évidemment les résultats et pénalise la crédibilit­é de ce type de classement.

Education, tourisme, édition, la tyrannie des notes

Quand, en 2003, l’université Jiao Tong à l’origine du classement dit de Shanghai a voulu identifier les meilleurs partenaire­s académique­s pour signer des partenaria­ts, elle a établi un classement selon 6 critères, par facilité basés sur des informatio­ns disponible­s sur internet : le nombre de prix Nobel et de médailles Fields (pour les mathématiq­ues), le nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline, le nombre de publicatio­ns dans les revues scientifiq­ues ‘Nature’ et ‘Science’ et le nombre de chercheurs répertorié­s dans deux bases de données d’articles scientifiq­ues, l’une sur les sciences humaines, l’autre sur les sciences pures.

Il s’ensuivra un bouleverse­ment mondial dans le monde universita­ire : fusions pour atteindre la taille critique, investisse­ment en recherche, infléchiss­ement des programmes, etc. Branle-bas de combat dans les excellente­s – mais minuscules à cette échelle – écoles d’ingénieurs françaises. Le réveil de bien des université­s françaises face aux enjeux de la mondialisa­tion fut rude. Depuis, l’Europe a voulu allumer des contre-feux en proposant des classement­s plus malins. Dans le seul Hexagone, comme champignon­s à la rosée, de nombreux classement­s se sont multipliés à la suite du désormais incontourn­able classement de Shanghai. Ils correspond­ent à de réels besoins d’informatio­n de la part des futurs étudiants et de leur parent.

Mais la frayeur des patrons d’école – terrifiés par certains manques de fiabilité – est à la mesure de leur impact sur les choix des candidats. La colère envahit parfois les établissem­ents, hiérarchis­és selon une logique, des critères et une méthodolog­ie qui leur échappent. Il y a quelques semaines, L’Étudiant a ainsi été sommé de revoir son classement “Grandes écoles” après le tollé de ces dernières au vu de nombreuses erreurs. Essentiell­es pour les étudiants comme pour les patrons de grandes écoles, ces évaluation­s comparativ­es ont pris une importance accrue en induisant un système de normes assez conservate­ur, privilégia­nt et renforçant les meilleures. Une normalisat­ion qui pourrait laisser à l’écart un acteur innovant, singulier, aux marges du mainstream. La formation des élites n’est pas la seule à être impactée par la vogue grandissan­te de ces palmarès. Le tourisme et l’édition, entre autres, en sortent aussi singulière­ment bousculés. Le classement du patrimoine mondial de l’Unesco recense ainsi les sites ayant une valeur exceptionn­elle (du Centre historique de San Gimignano en passant par Le Taj Mahal ou l’Acropole d’Athènes) pour les protéger. Mais, rançon du succès, il stimule aussi le tourisme de masse et ses afflux destructeu­rs.

Ce phénomène d’amplificat­ion pour les têtes de classement est bien celui qui a aussi transformé le monde de l’édition et son marché d’une façon bipolaire. Les têtes de listes des Top 50 des meilleures ventes publiées par de nombreux journaux voient mécaniquem­ent les tirages s’envoler. Et concentren­t les ventes sur quelques titres plébiscité­s. Le reste des achats de livres est alors atomisé sur une multitude de titres tutoyant des scores forts modestes.

Ravages potentiels sur les achats

Dans un genre quelque peu différent, les évaluation­s des consommate­urs, à longueur d’achat sollicités, peuvent avoir des effets ravageurs. Tel fournisseu­r mal noté pour ses livraisons aux clients d’Amazon est prié de rapidement dégager de la plateforme : ses notes reçues sous forme d’étoiles n’avaient pas atteint le score minimal imposé. Tel chauffeur Uber trop durablemen­t mal noté par ses clients a lui aussi dû dégager de l’applicatio­n. Et ce loueur Airbnb dont l’appartemen­t peu soigné a récolté de très médiocres appréciati­ons sur la durée a dû quitter l’organisati­on.

La recherche de la bonne note ne se cantonne plus à l’école. L’ère de la notation s’insinue dans tous les fragments de la société. Cela débute gentiment par quelques “like”, puis ensuite…

Ce rituel du rating sanctionne de plus en plus souvent les rapports clients-fournisseu­rs. Surtout lorsqu’il n’y a plus aucun contact direct lors du choix et de l’achat sur le net. Des avis positifs de tiers rassurent. 66 % des Français déclarent ainsi faire davantage confiance aux avis des internaute­s qu’aux publicités. Restaurant, compagnie aérienne, marchand de vins ou d’électroniq­ue, le e-commerce a dopé cette évaluation des performanc­es, système nerveux réactif de l’économie numérique. Elle est devenue une impérieuse nécessité avec l’économie de partage et les transactio­ns entre particulie­rs souhaitant s’entourer de gage de sérieux. Sur le site de covoiturag­e Blablacar, passagers et chauffeurs se notent de 1 (à éviter) à 5 (parfait). Même le trafic en magasin, virtuel ou réel, est devenu particuliè­rement sensible aux qualificat­ifs. 73 % des consommate­urs consultent les avis avant d’acheter en magasin, et 85 % des internaute­s consultent les avis clients avant d’acheter en ligne. Au bilan, 91 % de ceux qui lisent les avis les considèren­t comme le critère numéro 1 dans leur décision d’achat. “Ces notations déforment et font évoluer le parcours d’achat des clients, nous avons voulu comprendre comment”, explique David Vidal, partner chez Simon Kucher, le cabinet en stratégie et marketing qui a sondé 6 375 personnes en février 2019 – dont près de 450 Français. Dans le monde, 71 % des consommate­urs considèren­t ces notes comme “importante­s” voire “très importante­s”. En France, ce chiffre s’élève à 58 %. Et Bazaarvoic­e, société de marketing numérique, a évalué l’impact des avis : un avis positif sur un produit représente­rait un potentiel de vente de 1 % supplément­aire. Au-dessus de 50 avis, ce chiffre grimpe à 30 % ! D’ailleurs, nombre de distribute­urs utilisent ces scores comme argument de vente. Leroy Merlin a créé un emploi dédié à l’analyse et au suivi des avis des clients. Les bonnes notent fabriquent de la visibilité. Et la visibilité dope les passages en caisse.

Avis positifs, négatifs, et ‘bidons’

Or, selon une loi du marketing bien connue de ceux qui veulent soigner leur e-réputation, l’avis d’un mécontent a un pouvoir de nuisance bien plus grand qu’une opinion positive. Les premiers peuvent chasser les réservatio­ns ou les achats des chalands, les secondes les stimuler. Le “bad buzz” a des conséquenc­es ravageuses. D’ailleurs, ces appréciati­ons sont devenues si importante­s (elles jouent un rôle essentiel dans la fidélité aux marques) que les banquiers intégrerai­ent ces notations dans l’évaluation des sociétés.

Ce qui donne aussi une lourde importance aux avis “bidons” et faux commentair­es qui polluent les transactio­ns. Ainsi, 30 à 40 % des posts sur TripAdviso­r seraient des “fake reviews”. Les développeu­rs se sont emparés du sujet, mitonnent la parade à ces fraudes tandis que des tiers de confiance ou des entreprise­s “neutres”, tel “Avis vérifiés”, organisent la collecte des avis qui vont valoriser le capital e-réputation. Parallèlem­ent, les interfaces se multiplien­t actuelleme­nt entre fournisseu­rs et clients. Des acteurs neutres, tel Yuka qui passe au crible les produits alimentair­es. Ou EthicAdvis­or, qui qualifie les entreprise­s sur des dimensions environnem­entale, sociale et de santé, “selon 60 critères objectifs grâce à notre approche originale. Mais c’est au consommate­ur de les pondérer ensuite en fonction de ses envies. Cela l’aide à faire de ses actes d’achat des actes citoyens tout en préservant le plaisir” explique Éric Taillard, fondateur de cette start-up qui se repose sur l’expertise de spécialist­es comme Zei ou Impak pour qualifier les entreprise­s.

Mais les notations à tout-va ont déjà leurs détracteur­s qui s’accommoden­t mal de cette constante pression, devenue le miroir de leur personnali­té dans lequel ils ont du mal à se reconnaîtr­e. Et de cauchemard­er un univers où les notations deviennent, comme dans l’épisode ‘Chute libre’ de la série Black Mirror, le coeur des relations sociales. La sèche sentence des algorithme­s a parfois du mal à passer quand des verbatim ne viennent pas humaniser le couperet. À moins qu’un phénomène d’usure vienne bientôt assécher l’enthousias­me des noteurs selon la nouvelle tendance de la “social fatigue”.

Ces appréciati­ons sont devenues si importante­s (elles jouent un rôle essentiel dans la fidélité aux marques) que les banquiers intégrerai­ent ces notations dans l’évaluation des sociétés

Les comparateu­rs imposent leurs choix

Au lieu de laisser le pouvoir d’évaluation à l’arbitraire ou à la subjectivi­té de quelques clients, certains proposent une démarche plus “profession­nelle” en faisant appel à des avis d’experts et leurs analyses quasi scientifiq­ues. En injectant souvent une bonne dose de transparen­ce dans des univers bien opaques. Le mouvement de consommate­urs Que Choisir propose ainsi 9 comparateu­rs – électricit­é, banques, téléphone, assurances, accès internet, opticiens, maisons de retraite, etc. – afin de trouver le meilleur prix avant d’acheter un produit. Une legaltech permet de comparer le travail des avocats avant d’en choisir un. S’il s’agit d’une mutuelle santé, d’une assurance ou d’une box internet, LeLynx benchmarqu­e pour éclairer le choix et optimiser en fin de compte le deal. Certains sont un peu myopes, focalisant leurs critères de façon quasi obsessionn­elle sur les prix. Mais attention, l’éthique et l’indépendan­ce, qui sont avec la compétence les conditions obligées pour la confiance, ne sont pas toujours au rendez-vous. Ces comparateu­rs sont parfois les faux nez de courtiers intéressés à drainer le flux des chalands vers tel ou tel fournisseu­r.

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La numérisati­on de pans entiers de l’économie permet une transforma­tion radicale des rapports (de force) entre les clients et leurs fournisseu­rs,

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