Les apparences d’une économie de guerre
La dimension totalement originaleg de cette crise tient à la simultanéité d’un choc d’offre par arrêt des productions, et d’un choc de demande par arrêt de la consommation dans toute une série de secteurs.
Le grand corps malade de la mondialisation est maintenant miné par la pandémie du Coronavirus. À ce jour, la seule parade connue passe par le confinement des hommes et des échanges… commerciaux. La multiplication de ces collapsus économiques, littéralement baisses de tension et sueurs froides, impacte directement l’administration de la cité. Comme dans un scénario de science-fiction, le réel glisse dans un univers aux logiques radicalement différentes.
“Quoi qu’il en coûte”
les calculs de rentabilité standards et autres normes comptables. “Un simple clic suffit”, a clamé Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, anxieux à la perspective de faillites en cascade dans l’événementiel ou les différents types de commerce. Par la magie d’un clic, toute unité économique en péril pourra demander le report des échéances fiscales et sociales. Le 16 mars, le Fonds de solidarité réservé aux “petites” PME sera officialisé. La Banque publique d’investissement (BPI), qui a l’expertise pour cibler les vrais nécessiteux, garantira les prêts jusqu’à 90 %, y compris pour les ETI. Le bouclier anti-Coronavirus de Bercy s’enrichit presque au jour le jour. Ainsi en est-il de l’indemnisation du chômage partiel. Devant ces différents dispositifs, tous franco-français, Emmanuel Macron se sent bien seul. Il n’est épaulé par aucun État européen. Il ne l’est pas davantage par l’Union européenne qui vient de mettre au pot 25 milliards d’euros, dont une partie d’argent recyclé. C’était transparent lors de son intervention solennelle du 12 mars face aux Français. Au passage, il s’en est pris à l’autre grande institution, la BCE, “dont les premières décisions ne sont pas suffisantes”.
De fait, ce même 12 mars, Francfort a laissé inchangé le taux de dépôt. En ne cédant pas aux pressions, la BCE a fait en réalité preuve de sagesse. Une leçon pour l’impatient, voire l’impulsif, de l’Élysée. À son rythme, la BCE est prête à jouer son rôle dans deux domaines stratégiques. Le sauvetage des banques commerciales de la zone euro, en leur offrant des prêts favorables pour éviter toute rupture de liquidité. Le sauvetage du financement des États sur les marchés par l’achat d’actifs à hauteur de 120 milliards d’euros d’ici décembre. Ce sera probablement insuffisant. L’avenir le dira. Christine Lagarde, la présidente de la BCE, doit apprendre à mieux faire comprendre sa détermination… N’est pas Mario Draghi qui veut – le prédécesseur.
Concilier néo-keynésiens et néo-classiques
doit inciter à l’innovation dans la méthode plutôt qu’à la mise au piquet des bonnes règles de gouvernance d’antan. La priorité est plus que jamais à l’amplification du pacte productif, plaide Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef.
“La particularité de la crise réside dans son caractère pluriel. L’offre est atteinte par manque de travailleurs, de même que la demande, faute de consommateurs. Le ralentissement rapide de la croissance, voire la récession, pourrait déboucher sur une crise financière en raison du niveau très élevé de l’endettement des agents économique”, observait la lettre du 7 mars du Cercle de l’Épargne. Dans l’idéal, il faudrait réconcilier keynésiens et néo-classiques au chevet de ce triple choc jusqu’alors inconnu. On attend le traitement miracle d’un prix Nobel !
“Ni la politique budgétaire, ni la politique monétaire ne sont adaptées puisqu’elles agissent essentiellement sur la demande. Stimuler la demande alors que la production est contrainte est évidemment futile”, assène Eric Chaney, conseiller économique à l’Institut Montaigne. Qui milite pour s’en tenir au jeu des stabilisateurs automatiques, en clair à la compensation par le déficit budgétaire des pertes de recettes fiscales consécutives à la crise économique et au coût de la politique active de prévention sanitaire. Pas plus. Voilà le bon sens budgétaire.
Un Gaulois qui se respecte
Mais un Gaulois qui se respecte en veut forcément plus ! Il veut un plan de relance musclé par les mécanismes européens. Élysée et Matignon le disent en choeur. Ils ont de fortes chances d’être déçus. Le repli national semble bien plus à l’ordre du jour que la énième plaidoirie pour un mythique plan Marshall, fût-il coloré du bleu européen.
À vrai dire, nous sommes plutôt dans le énième épisode du désert des Tartares. Aucun traitement de crise internationalement coordonné n’arrive à l’horizon. Une telle thérapie de groupe aurait pourtant toutes les vertus nécessaires au rétablissement du patient “global”. Emmanuel Macron a bien lancé en ce sens un appel “à la responsabilité” de Donald Trump – le président américain est en charge de la présidence du G7. Las, aucun diplomate n’imagine un geste de la part de Washington au moment où les États-Unis se barricadent. Comme quoi un profil de chef d’État, ça compte énormément. Place au chacun pour soi. En économie de guerre, c’est malheur aux vaincus.
Sur le papier, nous vivons l’âge d’or des patrons. Les PDG ont de larges pouvoirs. Les 500 personnes qui dirigent les plus grandes entreprises cotées en bourse aux ÉtatsUnis règnent sur un total de plus de 26 millions de personnes. Les profits sont élevés et l’économie est florissante. Les salaires sont fantastiques : le salaire médian de ces PDG est de 13 millions de dollars par an. Chez Alphabet, Sundar Pichai vient de signer un contrat lui permettant d’atteindre 246 millions de dollars de rémunération d’ici 2023. Les risques sont supportables : les probabilités d’être démis ou de partir à la retraite sont de 10 %, quelle que soit l’année. Souvent, les PDG arrivent à s’en sortir même avec des résultats médiocres. En avril 2020, Ginni Rometty quittera ses fonctions à la tête d’IBM. Huit années à la tête de ‘Big blue’, durant lesquelles les actions de l’entreprise sont restées à la traîne du marché, de 202 %. Adam Neumann passait sa vie en jets privés et a perdu 4 milliards de dollars avant d’être exclu de WeWork l’année dernière. Le seul inconvénient, ce sont toutes ces réunions, qui dévorent les deux tiers de l’emploi du temps type d’un patron. Et pourtant, les CEO affirment que le travail est de plus en plus difficile. La plupart pointent du doigt la “disruption”, où l’idée que la concurrence est de plus en plus intense. Mais cela fait des années qu’ils le répètent. En fait, les faits suggèrent qu’à mesure que l’économie américaine s’est sclérosée, les grandes entreprises ont pu compter sur des profits élevés pendant plus longtemps. Cependant, les patrons ont raison sur le fait que quelque chose a changé. La nature même de leur travail a été bouleversée. En particulier, leur mode de contrôle sur leurs vastes entreprises est défaillant, et le “où” et le “pourquoi” les entreprises opèrent sont en pleine mutation. Ce qui a des implications importantes pour le monde de l’entreprise et pour quiconque entend en gravir les échelons.
Le management est l’un des sujets qui attirent le plus de pensée vaudoue. Même en ayant dit cela, des études universitaires avancent que la qualité du leadership dans les entreprises américaines explique, à hauteur de 15 %, une variation de rentabilité. Mais les conseils d’administration et les chasseurs de têtes ont du mal à identifier la personne qui fera du bon travail. Le résultat en est qu’ils ont peutêtre tendance à faire des choix conservateurs et prudents. Près de 80 % des PDG sont recrutés au sein de l’entreprise, et plus de la moitié sont ingénieurs ou titulaires d’un MBA. La plupart sont des hommes blancs, même si cela change doucement.
Cette petite élite fait face à de gros changements, à commencer par le contrôle sur leurs entreprises. Depuis qu’Alfred Sloan a révolutionné General Motors durant les années 1920, le principal outil à la disposition des PDG pour exercer le pouvoir est le contrôle des investissements, un processus connu sous le nom d’allocation de capitaux. L’entreprise et le PDG ont alors eu des compétences claires sur un ensemble défini d’actifs, de personnel, de produits et d’informations propriétaires. En témoigne l’exemple de Jack Welch, surnommé le “neutron”, qui a dirigé General Electric entre 1981 et 2001, ouvrant et fermant des usines, achetant et vendant des divisions, et contrôlant les flux de capitaux de façon impitoyable. Aujourd’hui, cependant, 32 % des grandes entreprises américaines de l’indice Standard & Poors 500 investissent plutôt dans les actifs incorporels que dans les actifs physiques, et 61 % de la valeur boursière de l’indice S&P 500 réside dans des actifs incorporels, comme la recherche et développement (R&D), le lien entre les clients par effet de réseau, les marques ou les données. Le lien entre le PDG qui autoriserait l’investissement et le résultat obtenu est désormais imprévisible et opaque. Pendant ce temps-là, les frontières de l’entreprise et de l’autorité du PDG deviennent de plus en plus floues. Les 4 millions de chauffeurs d’Uber ne sont pas des employés, pas plus que les millions de personnes qui travaillent dans la chaîne logistique d’Apple, et pourtant ils ont un rôle essentiel. L’année dernière, les grandes entreprises ont dépensé 32 milliards de dollars en services dans le cloud livrés par quelques fournisseurs puissants. Les usines et les bureaux sont dotés de milliards de capteurs qui transmettent des informations sensibles aux fournisseurs et aux clients. Les managers discutent de leur travail sur les réseaux sociaux.
Alors même que l’autorité des patrons est en train d’être redéfinie, un changement s’opère dans le champ d’action des entreprises. Des générations de patrons ont répondu à l’appel qui leur dictait “de partir à l’assaut de la mondialisation”. Mais durant la dernière décennie, la rentabilité des investissements des multinationales à l’étranger a tourné au vinaigre, de sorte que leurs rendements sont d’un chétif 7 %. Les tensions commerciales impliquent que les PDG ont parfois à faire face à un rapatriement de leurs activités ou à la refonte de la chaîne logistique. La plupart ont tout juste commencé se frotter à ses questions. Le dernier changement a un rapport avec l’objet même de l’entreprise, ou sa raison d’être. L’opinion communément admise était qu’elles opéraient dans l’intérêt de ses propriétaires. Mais la pression vient d’en haut, alors que des politiques comme Bernie Sanders et Elizabeth Warren, en appellent aux CEO pour davantage prendre en compte les besoins du personnel, des fournisseurs et des clients, et ce alors que les clients et les jeunes employés exigent des entreprises qu’elles se positionnent sur les questions sociales et sociétales. Alphabet a dû faire face à des manifestations continues de la part de ses employés.
Les CEO expérimentent, cette prise en compte avec des résultats plutôt décevants. Chez Netflix, Reed Hastings prêche pour une autonomie radicale. Les employés décident eux-mêmes de leurs dépenses et travaillent sans examen formel de leurs performances, une idée qui provoquerait le chaos dans la plupart des entreprises. D’autres assoient une certaine forme d’autorité en ravivant le culte de la célébrité, cher aux années 1980. Parfois ça marche : Satya Nadella a refondé Microsoft en utilisant “le leadership empathique”. Souvent, ça ne fonctionne pas. Le passage de M. Neumann chez WeWork en tant que Noceuren-chef s’est soldé par un fiasco. Jeff Immelt, l’ex-patron de General Electric, a été accusé de “succès de pantomime” après sa période de star de la jet-set, alors que le cashflow de son entreprise diminuait de 36 %. Enthousiastes à l’idée de montrer qu’ils sont socialement engagés, les patrons prennent la parole sur des sujets comme l’avortement ou le contrôle des armes à feu. Le risque, c’est l’hypocrisie. Le patron de Goldman Sachs voudrait “accélérer le progrès économique pour tous”, mais sa banque doit faire face à une énorme amende d’un milliard de dollars dans le cadre d’un scandale de corruption en Malaisie. En août 2019, 181 CEO américains se sont engagés à mieux prendre en compte les intérêts des travailleurs, des fournisseurs, des communautés et des clients, en même temps que ceux de leurs actionnaires. C’est une promesse faite durant une longue période de croissance économique mais qu’ils ne seront pas capables
Alors, que faut-il pour être un chef d’entreprise dans les années 2020 ? Chaque entreprise est différente, mais ceux qui recrutent un PDG, ou qui ont l’intention de le faire, devraient sélectionner certaines qualités en priorité. Maîtriser ce jeu compliqué, créatif et de plus en plus collaboratif qu’est la distribution des actifs incorporels, devient essentiel. Un PDG doit canaliser le flux de données et d’informations qui circule entre les entreprises et ses contreparties, et redistribuer les rôles entre ceux qui encaissent les bénéfices et ceux qui endossent les risques. Certaines entreprises sont en avance. Amazon contrôle 500 objectifs mesurables. Mais la plupart des Pdg en sont encore réduits à nettoyer leurs boîtes e-mail à minuit. Enfin, les patrons doivent être convaincus que l’entreprise doit être gérée à long terme dans l’intérêt de ses propriétaires. Cela ne veut pas dire être hippie ou au contraire myope. N’importe quelle entreprise raisonnable devrait prendre en compte les risques dus au changement climatique, par exemple. Mais cela veut bien dire éviter l’enlisement ou le dérapage des missions. Dans les années 2020, les CEO auront beaucoup à faire avec leur propre entreprise. Il leur faut laisser tomber l’idée de diriger aussi le monde. Et si, entre deux réunions, vous trouvez le temps de fumer de l’herbe à plus de 12 000 mètres d’altitude, ne vous faites pas prendre.
Le mécanisme de contrôle des PDG sur leurs vastes entreprises est défaillant, et le “où” et le “pourquoi” les entreprises opèrent sont en pleine mutation.
Dans les années 2020, les CEO auront beaucoup à faire avec leur propre entreprise. Il leur faut laisser tomber l’idée de diriger aussi le monde.